Biennale de la Langue Française

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La francophonie de Reclus Senghor :
pour un multilinguisme actif et normé

EDEMA Atibakwa-Baboya,
CELTA /LLACAN-CNRS

Introduction

Dans ce propos nous comparons la définition initiale du concept de francophonie, celle de Reclus (1880), à celle de Senghor (1962), apparue plus de 80 ans plus tard. Nous voudrions savoir si, d’une part, cette mise en perspective autorise à dire que la seconde définition est une résurrection, un avatar ou une évolution de la première et, d’autre part, s’il est permis de les rapprocher, l’une et l’autre, du concept de « langues partenaires ».

Créé par le géographe français Reclus, remis sur le marché par le littéraire africain Senghor, nous voilà avec deux définitions du mot francophonie dont le linguiste a héritées, non sans quelques embarras.

Depuis quelques années le terme connaît en effet une telle fortune, inconfortable il faut le souligner, qui autorise certains linguistiques, tels que Kazadi (1992 : 16) à distinguer la francophonie politique, institutionnelle de la francophonie poétique, intellectuelle et mystique et Chaudenson (1989 : 41) à parler, avec un jeu de mots qui ne fait qu’ajouter à l’imbroglio, de francofaune, francophonoïde, ou de francoaphone. Nous ignorerons ce débat sinon nous risquerions de tomber dans les « francofolies de La Rochelle ».

Du contexte colonial dans lequel le mot fut créé, on est passé à la notion de « langues partenaires », ce qui suppose un protocole d’accord établissant une égalité parfaite entre le français et ces dernières.

En effet, si, comme on le verra, Reclus mettait l’avenir du français hors de France, il invitait aussi les francophones autochtones à apprendre d’autres idiomes, ce qui conduit forcément au minimum au bilinguisme dont les conséquences ne sont pas toujours bien gérées. Nous verrons aussi sous quelle forme de bilinguisme Reclus et Senghor plaçaient la francophonie.

Partagée entre l’autochtonie et l’allochtonie 1, la francophonie est marquée par deux traits fondamentaux, à première vue opposés, à savoir son universalité (ce qui suppose une uniformité de système) et ses particularismes (ce qui indique une tendance vers sa vernacularisation). Ce fait est parfois présenté comme à la fois une chance et comme un risque. Car, hier langue dominante unilatérale, répandue à la faveur de la colonisation, le français, langue partenaire des espaces conquis, en subit aussi l’influence, au risque d’y perdre son originalité, c’est du moins une crainte, justifiée ou non, exprimée par une frange de locuteurs autochtones.

Étant admis que l’espace francophone n’est plus unilatéral et monolithique, mais pluriel et partenarial, peut-on alors soutenir que la francophonie est à la fois dans et en dehors du français ? C’est en éclairant les aspects méconnus des inventeurs du terme francophonie que nous allons essayer de répondre à cette pertinente question.

La francophonie de Reclus : une reconnaissance tardive

Il est tout d’abord surprenant de constater que le nom de Reclus ait été omis dans le Dictionnaire général de la francophonie de Luthi (1986), premier ouvrage d’envergure autour de la question.

En effet, jusqu’à une époque récente, les précautions étaient toujours prises pour attribuer de façon catégorique la paternité du mot francophonie à Reclus. Peut-être parce qu’il était considéré juste comme un géographe qui a voulu se piquer de linguistique. Pour ne citer que quelques auteurs, curieusement uniquement français, Le Cornec (1981 : 42) emploie le conditionnel : le terme francophonie « aurait été inventé, à l’orée du siècle par le géographe Onésime Reclus » ; de son côté Hagège (1987 : 209) note que « c’est, croit-on savoir, au géographe Onésime Reclus [...], que l’on devrait la création du terme » (deux précautions valent mieux qu’une) ; enfin Chaudenson (1989 : 20) écrit : Onésime Reclus « a été, semble-t-il, le premier à employer le mot “francophonie” ».

D’autre part, et cela pendant longtemps, on en a restreint « la portée, considérant que la francophonie regroupait les pays francophones autres que la France. Il a fallu attendre l’année 1990 pour que l’on concède unanimement que la France, comme les autres, faisait partie de la francophonie » (*** : 19) On se souviendra, par ailleurs, de l’autocensure que s’imposait le général de Gaulle pour prononcer ce mot. C’est connu, nul n’est jamais prophète chez soi.

La paternité du mot et la notoriété de Reclus sont donc toutes récentes, paternité reconnue d’ailleurs de l’extérieur, par Maurice Piron, professeur à l’université de Liège. Mais en France-même le mot a eu du mal à être admis non seulement dans les cercles universitaires mais plus encore dans le giron politique.

Revenons à l’inventeur du mot. Qu’a écrit exactement Reclus à propos de la francophonie ?

C’est dans son livre paru en 1880, France, Algérie et Colonies, plus précisément dans le chapitre consacré à La langue française en France, en Europe et dans le monde. La langue d’oïl et la langue d’oc qu’on trouve pour la première fois, non pas le mot francophonie mais d’abord l’adjectif francophone. Faisant, soit de la géographie linguistique, soit de la démolinguistique, Reclus comptabilise « non pas le nombre des gens parlant français, mais celui des hommes parmi lesquels le français règne, en dehors des millions dont il est la langue policée ». Dans ses calculs, les natifs français (ceux de l’Hexagone) en sont exclus ainsi que « nos compatriotes dispersés dans les lieux du globe », « les six ou sept cent mille Canadiens des États-Unis », « les Louisianais perdus au milieu des hétéroglottes », « le Sénégal, le Gabon, La Cochinchine, le Cambodge, dont l’avenir au point de vue “francophone” est encore incertain, sauf peut-être pour le Sénégal ». Il n’englobe pas non plus « tous les Belges dans la "francophonie", bien que, dit-il, l’avenir des Flamingants soit vraisemblablement d’être un jour des Franquillons »

Par contre, Reclus accepte « comme francophones tous ceux qui sont ou semblent destinés à rester ou à devenir participants » du français : « Bretons et Basques de France, Arabes et Berbères du Tell ».

Reclus désigne d’abord les francophones sans pour autant définir la francophonie. Chez Reclus, il y a trois catégories de francophones : 1) ceux qui parlent français ; 2) ceux « parmi lesquels le français règne » ; 3) « tous ceux qui sont ou semblent destinés à rester ou à devenir participants de notre langue ». On peut ainsi dégager trois éléments de la francophonie selon Reclus : l’effectif, l’hégémonique et le virtuel. En somme la francophonie de Reclus tirerait sa définition de deux ressources dont, à la longue, la réalisation de l’une effacerait l’existence de l’autre.

Voilà tout ce qu’on peut dire de la définition du mot francophonie telle qu’on peut la tirer du texte de Reclus. Mais nous y reviendrons infra.

Cependant, contrairement à ce qu’on a toujours cru, on retrouve plus tard et bien avant Senghor, par-ci par-là, l’adjectif « francophone » et le substantif « francophonie » dans divers écrits à caractère journalistique ou littéraire.

En effet, un demi siècle après l’emploi par Reclus des mots francophonie et francophone, on retrouve « francophone », sans guillemets, dans l’écrit du journaliste reporter Valery Larbaud, Journal 1932-1935 (1955 2e éd., Paris, Gallimard ; pages 255 et 265) respectivement dans les contextes suivants :

... ce quart d’heure même rendu amusant par l’espèce de cérémonie d’un mariage entre Italiens habitant Paris, avec leurs témoins italiens nés à Paris, tous bilingues et parfaitement francophones. [...] J’ai écrit à Marcel Thiébaut, deux vers du sonnet napolitain, ajoutant : Avec Murat, Gérard de Nerval est, de tous les francophones, celui qui a le mieux occupé Naples.

Après Larbaud, Maximilien Queneau utilise aussi le mot francophonie dans son célèbre roman Zazie dans le métro (Paris, Gallimard, 1959 : 155) dans l’illustration suivante :

À la terrasse du café des Deux Palais, Gabriel, vidant sa cinquième grenadine, pérorait devant une assemblée dont l’attention semblait d’autant plus grande que la francophonie y était plus dispersée.

Certes, on ne peut guère tirer de ces illustrations des éléments de définition suffisants tels que le linguiste puisse en déduire une interprétation scientifique. De même on ne peut en induire que l’emploi du mot est de même portée que celui qui sera fait plus tard par Senghor. Mais on peut tout au moins inférer que tous ces emplois montrent que le sort de la « francophonie » est fortement liée au bilinguisme (« italiens parfaitement bilingues » dans le texte de Larbaud).

La francophonie selon Senghor

On ne sait pas trop si, de son côté, Senghor a ressuscité ou récréé le terme francophonie. Dans son article Le français, langue de culture, paru dans la revue Esprit en 1962, Senghor ne cite personne, pas plus Reclus du reste. Agrégé des Lettres classiques, Senghor ne manque pas d’outils philologiques pour se livrer aux néologismes. Il a donc pu créé le mot sans forcément l’emprunter de Reclus.

Ceci dit, dans cet article, Senghor parle en à la fois politique et un peu en philosophe humaniste. En plus, il parle « au nom de toutes les élites noires, des politiques comme des écrivains » (Senghor, 1962 : 838). Cela vaut donc la peine de citer le paragraphe entier dans lequel il utilise le mot francophone.

Malgré l’indépendance politique – ou l’autonomie – proclamée, depuis deux ans, dans tous les anciens « territoires d’outre-mer », malgré la faveur dont jouit la Négritude dans les États francophones au Sud du Sahara, le français n’y a rien perdu de son prestige. Il a été, partout, proclamé langue officielle de l’État et son rayonnement ne fait que s’étendre, même au Mali, même en Guinée (Senghor, 1962 : 837).

On oubliera de faire une analyse de ces « malgré » ou « même ». En tout cas, tout comme chez Reclus, l’adjectif francophone précède le substantif francophonie. Mais au contraire de Reclus, Senghor écrit toujours francophonie avec f majuscule. Pourquoi cette différence ? Ce n’est apparemment pas un détail comme il est précisé infra.

Pour Senghor en tout cas, « la principale raison de l’expansion du français hors de l’hexagone, de la naissance d’une Francophonie, est d’ordre culturel ». Et il conclut que « la Francophonie, c’est l’Humanisme intégral, qui se tisse autour de la terre : cette symbiose des “énergies dormantes” de tous les continents, de toutes les races, qui se réveillent à leur chaleur complémentaire » (Senghor, 1962 : 844).

Désignant à la fois un ensemble géopolitique et une approximation sociolinguistique, le terme n’échappe pas, malheureusement, à l’ambiguïté : en effet, « l’adjectif francophone correspond aussi bien à la francophonie (linguistique) qu’à la Francophonie (politique). Le sens dépend du contexte » (19** : 19). La première s’écrit avec un « f » minuscule et le second avec une majuscule .

La paternité du mot étant donc, désormais, reconnue, il ne s’agit de départager les opinions mais plus de souligner ce qui a toujours été omis chez Reclus comme chez Senghor autour du sujet. De même on ne s’attardera pas de savoir ce qu’est vraiment la francophonie. Pour l’instant, nous éclairerons les zones oubliées et nous nous livrerons à une lecture approfondie des écrits fondateurs et révélateurs du terme, car cette relecture s’avère nécessaire si nous voulons comprendre, linguistiquement du moins, le concept de « langues partenaires ».

Convergence entre Reclus et Senghor : francophonie et bilinguisme

Le Bilinguisme isoglossique de Reclus

Après avoir fait le tour de grandes langues et s’être rendu compte que sa « chère et claire langue » perd de plus en plus son ancienne hégémonie (qu’il ne « regrette même pas », écrit-il), Reclus retrace la guerre de langues qui sévit en Europe 2 à la fin du XIXe siècle. Devant le siège que connaissent ces langues, pour lui, « le cosmopolitisme c’est l’indifférence, et l’indifférence est la mort ». Aussi lance-t-il un appel à ses compatriotes français en ces termes :

À la royauté du français nous devons la moitié de notre colossale ignorance. Tous les hommes instruits de la Terre savent au moins deux idiomes, le leur et le nôtre ; nous, dans notre petit coin, nous ne lisons que nos livres et ce qu’on veut bien nous traduire. C’est pourquoi nous sommes en dehors du monde et de plus en plus dédaigné par lui.

Quand le français aura cessé d’être le lien social, la langue politique, la voix générale, nous apprendrons les idiomes devenus à leur tour « universels », car sans doute il y en aura plusieurs, et nous y gagnerons de la science, de l’étendue de l’esprit et plus d’amour pour notre français.

Comme nous espérons que l’idiome élégant dont nous avons hérité vivra longtemps un peu grâce à nous, beaucoup grâce à l’Afrique et grâce au Canada, devant les grandes langues qui se partageront le monde, nos arrière-petits-fils auront pour devise : « Aimer les autres langues, adorer la sienne !

En tant qu’Africain et ancien colonisé, je ne suis cependant être naïf pour croire que Reclus pense aux langues africaines quand il parle des autres idiomes universels ou à appelés le devenir. Il suffit de lire en quels termes il traite le kabyle de « patois sans littérature » ou « d’idiome osseux, décharné, et prodigieusement guttural ». Bien que républicain, il faut pas « feindre d’ignorer que l’invention même du terme "francophonie" est directement lié – chez O. Reclus – à des considérations liées au "pouvoir colonisateur" de la langue pour un intellectuel fort soucieux de la puissance de l’Empire colonial français » (Robillard, 19** : 15).

Toutefois, il serait injuste de vite condamner Reclus. Il est naturellement prisonnier de son époque et la sociolinguistique n’est pas encore née. Mais l’attitude de Reclus envers les langues africaines n’est pas trop éloignée du coopérant français d’aujourd’hui qui peut passer 10 ans en Afrique sans s’adonner à l’apprentissage approfondi d’une grande langue africaine (sauf pour des besoins de publication scientifique).

Par contre il est honnête de reconnaître que Reclus voyait la francophonie dans le bilinguisme sinon dans le multilinguisme aussi bien chez les locuteurs endophones que chez les locuteurs exophones. « Puisqu’ils parlent déjà notre langue, apprenons la leur », dit Reclus. Le bilinguisme auquel il pense est un bilinguisme d’égalité entre le français et le russe ou l’anglais par exemple. On pourrait dire que c’est un bilinguisme isoglossique, pour tordre le sens d’un terme de la linguistique comparative. Le bilinguisme de Reclus est tourné vers les langues à statut égal (ces langues qui se partagent le monde). C’est un bilinguisme franco-endocentré. « Aimons, certes les autres langues (par diplomatie, pourrait-on dire), mais adorons la nôtre. »

Voilà tout ce qu’on peut de la francophonie bilingue de Reclus.

Le bilinguisme diglossique de Senghor

Quant à Senghor, il commençait ainsi son article :

C’était en 1937. J’enseignais, alors, le français – avec les langues classiques – depuis deux ans, au Lycée Descartes de Tours. Venu passer les grandes vacances dans mon Sénégal natal, je fus sollicité de donner une conférence. J’avais choisi, comme thème, Le Problème culturel en AOF. La foule des évolués, blancs et noirs mêlés, s’écrasait dans la grande salle de la Chambre de commerce de Dakar. On s’attendait à m’entendre exalter la culture greco-latine, du moins la culture française. Devant le Gouverneur général ébahi, je fis une charge vigoureuse contre l’assimilation et exaltais la Négritude, préconisant le « retour aux sources » : aux langues négro-africaines. Ce fut un succès de scandale, plus au demeurant, chez les Africains que chez les Européens. « Maintenant qu’il a appris le latin et le grec, murmuraient ceux-là, il veut nous ramener au wolof » (Senghor, 1962 : 837).

Ce n’est évidemment plus le même Senghor qui, 25 ans plus tard, devenu écrivain francophone mondialement connu et homme politique, répond à la question qui lui est personnellement posée par la revue Esprit. Et les réponses qu’il donne dans le corps de l’article n’ont plus le même écho du jeune étudiant noir qui a fondé une revue frondeuse avec Césaire dans les années trente.

Même si les réponses données à ont été vite oubliées, cela vaut la peine qu’on y revienne.

La revue Esprit a posé à Senghor la question suivante : « Que représente, pour un écrivain noir, l’usage du français ? » Les réponses auraient-elles été différente si la question avait été formuée comme suit ? : « que représente, pour un écrivain bilingue, l’usage du français ? »

J’aurais tendance à croire que Senghor répond en fait à cette dernière version de la question qu’à celle explicitement posée par la revue Esprit. Ses réponses sont en fait liées au bilinguisme qu’à son appartenance à une ethnie ou à une race. Sur les cinq raisons de l’expansion du français hors de l’hexagone que donne Senghor, une est sociolinguistique (raison de fait : « beaucoup, parmi les élites [africaines], pensent en français, parlent mieux le français que leur langue maternelle, farcie, au demeurant, de francismes, du moins dans les villes ») ; deux raisons avancées sont d’ordre linguistique (« richesse du vocabulaire et syntaxe du français ») ; une littéraire (stylistique française) et une dernière est d’ordre philosophique : l’humanisme français. En vérité, les raisons linguistiques sont plus développées que les autres.

Seulement, Senghor se livre à une longue comparaison du français et de langues africaines qu’on pourrait se demander ce qu’auraient été ses réponses si la question lui avait été posée par une revue de Dakar éditant en wolof. En tout cas les éléments de comparaison énumérés sont plus en faveur du français qu’en celle des langues africaines.

Mais le propos n’est pas ici d’être d’accord ou non, du point de vue linguistique ou littéraire, avec Senghor quand il parle de la plasticité, de la sensibilité, de la beauté, du rythme ou de la nuance des langues africaines, opposées à l’intelligibilité, à la technicité, à la rationalité, à la richesse ou à la passion celtique du français. Ce que Senghor nomme ailleurs la « chaleur émotionnelle des langues maternelles » ou ce que Sony Labou Tansi appelle « respirations haletantes des langues maternelles » africaines n’est finalement que le résultat d’un effet de contraste français vs langues africaines qu’exploitent avec ou sans bonheur les écrivains africains. C’est à croire que les poètes et les prosateurs africains ne peuvent écrire leurs textes (poèmes surtout) en français sans l’apport des langues africaines. Ce qui n’a pas toujours l’air de plaire à tout le monde car l’écrivain africain se trouve ainsi écartelé entre le français et les langues africaines et est accusé d’être assis entre deux chaises.

En résumé le bilinguisme de Senghor et de nombreux écrivains africains est un bilinguisme ancillaire, généré dans un espace conquis par le français, où les langues africaines lui sont soumises. C’est donc un bilinguisme afro-exocentré.

Du bilinguisme passif au bilinguisme actif et normÉ

Il ne faut pas craindre le bilinguisme. Seulement comment le maîtriser ?

Pour notre part, cela passe par un enseignement accru et soutenu de toutes les langues du paysage francophone du moins celles dites langues majeures et entrent dans le cadre de l’enseignement formel et de l’alphabétisation. Longtemps considéré comme obstacle à l'expansion du français, le multilinguisme caractérisant l'Afrique a toujours servi de prétexte pour écarter les langues africaines de l’apprentissage officiel. Malheureusement, rien n’y fait. Quel que soit son poids, le français n’a pas réussi à effacer les langues locales.

Cependant, quels sont les moyens mis en œuvre par les gestionnaires de la chose linguistique pour garantir une parfaite maîtrise des langues partenaires ? Par une triste ironie de l’histoire, c’est à l’époque coloniale que le français et les langues locales étaient partenaires au Congo Kinshasa, du moins quant à son apprentissage scolaire et aux supports écrits agrandissant sa diffusion : journaux, livres, concours, même si ce n’était pas pour de bonnes raisons. La génération de nos pères maîtrisaient, aussi bien à l’écrit qu’à l’oral tant le français que l’une des langues nationales. Or que se passe-t-il aujourd’hui ? À la fois une baisse généralisée du niveau du français et un désintérêt total pour les langues africaines : il n’y a plus ou presque de journal en langues locales. Celles-ci ne restent vivantes qu’à l’oral, par ailleurs mal maîtrisé.

Reclus avait sans doute vu juste quand il plaçait l’avenir du français « hors de France », en donnant comme raisons la petitesse de l’espace et la très lente évolution démographique de la France.

Sans doute ne pressentait-il pas, au départ, qu’en s’ouvrant justement « aux autres idiomes », les locuteurs du français autochtone risquaient d’y perdre leur français (comme ces mots qui ont perdu leur latin, Eluerd, 1989).

Sans doute ne prévoyait-il pas que :

  1. cela entraînerait chez les locuteurs allochtones une variation de cet « idiome élégant » telle qu’elle inquiète les locuteurs autochtones ;
  2. on n’aime pas impunément les indigènes « en leur donnant notre langue » ;
  3. on assoit sans conséquences pour la langue « les enfants des indigènes à côté des nôtres sur les bancs de l’école » ;
  4. le Kabyle n’y perdrait pas forcément « des patois sans littérature » ;
  5. même si toute « une jeune génération musulmane parlera le français » « tout le reste » n’y viendrait pas « par surcroît » (Reclus, 1880 : 689).
  6. on s’acheminerait « vers un mariage de raison entre multilinguisme et francophonie » (titre d’un article de Michel Guillou, 1995 : 70, paru dans Le Monde diplomatique).

Des études et propositions récentes, il ressort qu’on s’achemine de plus en plus en Afrique, en théorie du moins, vers une « méthodologie de convergence » français-langues locales. Depuis quelques années, il s’est imposé une nouvelle approche de l’enseignement du français en francophonie africaine car elle intègre désormais ce qu’on appelle stratégie du multilinguisme. C’est-à-dire que la pédagogie du français est désormais inscrite dans le multilinguisme, ce dernier n’étant plus perçu comme obstacle mais comme complémentaire à l’enseignement du français. La langue seconde, dans ses « premiers pas », doit être fortement secondée par la langue locale, telle est désormais la consigne.

Il faudrait cependant, au préalable, s’entendre sur le statut et sur la nature du français et des langues majeures en Afrique avant d’opérer un choix didactique approprié et surtout productif. Il faut donc tout de suite répondre à la question suivante : le français, en Afrique, est-il langue seconde, langue étrangère ou langue maternelle ? Secondairement, si de chaque côté on reconnaît aux langues africaines un rôle partenarial, quels statut, moyens techniques confère-t-on ?

De façon générale, le statut officiel est vite accordé par le pouvoir africain. Mais ce qui manque très souvent aux langues africaines, c’est que ce statut n’est pas consolidé par ce que nous pourrions appeler un pouvoir attractif, afin que les locuteurs africains passent d’un usage passif à un usage actif, d’une utilisation informelle à une utilisation formelle de leurs langues.

Conclusion

On a tellement reconnu le seul côté créateur du mot par Reclus et souligné un seul aspect définitionnel de la francophonie chez Senghor – humanisme, universalisme – qu’on a oublié ce que le premier a donné comme conditions de survie de la francophonie et ce que le second a développé comme caractéristiques, tout moins littéraires de tout écrivain bilingue. Et on a toujours cru à tort que Senghor bornait a francophonie à l’idéologie et à la culture.

La section que Reclus consacre à l’examen et à l’avenir du français et le premier paragraphe de l’article de Senghor méritaient d’être longuement rappelés et soulignés car ils nous ramènent à la notion des langues partenaires.

Le partenariat supposant la bilatéralité, peut-être faudrait-il que les Français s’intéressent aux langues africaines pour que les franco-africains accordent enfin de la considération à leurs langues.

La francophonie a longtemps été prise pour une idéologie de domination, comme un cheval de Troie de l’ancien empire français afin de perpétuer le colonialisme.

Pourtant, vraie ou fausse, l’attitude officielle de la France envers les langues africaines a pourtant changé, au moins depuis vingt-cinq ans. En témoigne cette circulaire du ministère de la Coopération adressée aux ambassadeurs français de pays africains en 1978 :

pour que le français soit réellement connu et utilisé dans ces pays [africains] il faut, d'une part, que sa relation avec les langues nationales ne soit pas perçue comme conflictuelle mais comme complémentaire et, d'autre part, que le processus pédagogique de son apprentissage parte des réalités linguistiques : la jeunesse des pays qui appartiennent à l'aire francophone, a tout à gagner, tant sur le plan de sa personnalité que celui de la maîtrise du français langue de communication, à ce que les difficultés de l'enseignement soient échelonnées dans le temps : acquisition initiale des connaissances de base dans la langue maternelle, apprentissage du français oral puis écrit, passage progressif de la langue maternelle au français comme langue de communication.

Paradoxe africain souligné depuis longtemps par le défunt Bureau Inter-Africain de Linguistique qui a interpellé depuis 1985 « sérieusement les consciences africaines sur la question de l’usage des langues européennes et africaines dans les secteurs importants de la vie nationale. » (Mateene, 1985.)

Il semble que les pays africains n’aient pas forcément adopté le schéma proposé pour des raisons qu’il serait de développer ici. Chez la plupart des politiques africains les réclamations d’intégration des langues africaines dans le système formel ne relèvent généralement que des vœux pieux et moins de la praxis. « Ils clament tout haut la nécessité d’étudier et de valoriser les cultures et les langues africaines, mais peu nombreux sont encore les réalisations et même les projets qui correspondent concrètement à cet ordre, à ce ressourcement de la vie africaine ».

  1. En francophonie, le bilinguisme est la règle. C’est une réalité vivante dont on ne souligne pas suffisamment les côtés positifs 3. Souvent décrié comme faisant obstacle à l’expansion d’une langue, il rarement vu comme richesse.
  2. Il faut naturellement dépasser les types de bilinguisme de Reclus et de Senghor.

« Le dialogue, le commerce des langues, le pluralisme sont l’avenir de la Francophonie. » (Cerquiglini, 2001 : 94.) La survie de la francophonie repose donc d’une part sur le refus de la monoglossie mais plus encore sur un bon entretien de la polyglossie et sur une politique linguistique engagée, volontaire, qui donne des chances égales aux ressources linguistiques disponibles, sans quoi il est vain de parler de langues partenaires.

Il est temps que les langues locales cessent de se développer comme des plantes sauvages et que la survie du français ne soit assurée en Afrique que grâce à la coopération française. Bien qu’au départ langue étrangère, le français fait désormais partie intégrante du paysage linguistique africain. Aussi, Dumont 4 a raison de titrer : Le français, langue africaine.

Bibliographie

Cerquiglini B., 2001, « Renouveau des perspectives sur la langue française : contre le monoglossie », dans Français 2000 « Le français dans la forêt des langues », p. 89-94.

Chaudenson R., 1989, Vers une révolution francophone ?, Paris, L’Harmattan, 224 p.

Cornec J. Le, 1981, Quand le français perd son latin, Paris, Les Belles Lettres, 509 p.

Eluerd R., 1989, Les mots qui ont perdu leur latin, Paris, Belfond, La vie des mots, 187 p.

Hagège C., 1987, Le français et les siècles, Paris, Odile Jacob, 272 p.

Kazadi N., 1992, L’Afrique afro-francophone, s.l., Institut d’Etudes créoles et francophones, 192 p.

Luthi J. J., Viatte A., Zananiri G. [sous la dir. de], 1986, Dictionnaire général de la francophonie, Paris, Letouzey et Ané.

Mateene K., 1985, « Reconsidération du statut officiel des langues coloniales en Afrique », dans Libération et unité linguistiques de l'Afrique, Kampala, Bureau Inter-Africain de Linguistique (OUA), p. 20-31.

Reclus O., 1880, France, Algérie et Colonies, Paris, Hachette, 802 p.

Robillard Didier de,

Senghor L.S., 1962, « Le français langue de culture », dans Esprit II, nouvelle série, p. 837-844.


Notes

1. Dans le sens où l’auteur oppose locuteurs autochtones aux locuteurs allochtones, les premiers étant considérés comme les locuteurs légitimes, les seconds comme des locuteurs étrangers du français. [RETOUR]

2. Que certains appelleront ailleurs cannibalisme linguistique. [RETOUR]

3. « L’emploi simultané de deux langues obligeant à la recherche des équivalences pour un même objet en change l’aspect, en fait faire le tour à l’esprit, pour ainsi dire, et c’est une excellente gymnastique intellectuelle que cette traduction perpétuelle. » Cf. Les Guides bleus. Provence, 1930, Paris, Hachette, p. XLVIII. [RETOUR]

4. Dumont (P.), 1990, Le français, langue africaine, Paris, L’Harmattan, 176 p. [RETOUR]

 

Accréditation OING Francophonie

Sommaire des Actes de la XXe Biennale

SOMMAIRE

Accueil

Vœux de la XXe Biennale

Langue française et langues partenaires

1. Le concept, les objectifs et les réalisations synthèse rédigée par Roland Eluerd

Marius Dakpogan

Roland Delronche

Atibakwa-Baboya Edema

Chérif Mbodj

Christian Pelletier

Louis-Jean Rousseau

Joseph Yvon Thériault


2. L'exemple canadien

synthèse rédigée par Alain Traissac

Denis Monière

Norman Moyer


3. Questions de traduction synthèse rédigée par Line Sommant

Claire-Anne Magnès

Mariana Perisanu


L'œuvre de Samuel de Champlain

Synthèse rédigée par Liliane Soussan

Pierre Murith

Marie-Rose Simoni-Aurembou


Présence de Senghor

Introduction

Amadou Lamine Sall

Moustapha Tambadou



A la Une

« La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93