Biennale de la Langue Française

  • Augmenter la taille
  • Taille par défaut
  • Diminuer la taille
Envoyer Imprimer PDF

www.bara-gwin.er.fr,
ou coexister, jargonner, perdurer dans l’Ouest

Christian Pelletier

Lorsque nous commençâmes à préparer la présente Biennale en conseil d'administration il y a quelques mois notre ami Norman Mayer fit remarquer avec conviction qu'au Canada francophone l'anglais n'était certes pas une langue partenaire. On peut avoir la même position appliquée au français et au breton.

Je désire faire un exposé moins socio-historique que de tenter d'apprécier des domaines de définition respectifs au travers de caractéristiques parfois récentes. Rappelons néanmoins, qu'au tout début du XXe siecle, pour ne pas remonter plus avant, il y a en Bretagne deux millions de Bretons environ, tous bretonnants et presque tous uniquement bretonnant. En ce début du XXIsiècle les cinq départements ont une population de 3 millions d'habitants (environ 5 % de la population française) dont 200 000 environ parlent aussi breton. Au sens strict français et breton ont coexisté et coexistent mais l'on est passé d'un monopole d'une langue à un monopole de l'autre. Deux anecdotes pour rappeler les avatars d'une réelle coexistence, duale, conflictuelle, floue même qui émerge par le biais de l'école. On parle breton a la maison et français a l'école.

Pierre Jakez Helias rappelle que celui qui est pris à parler breton reçoit « la vache » pour punition.

« À propos de symbole, la vache est souvent symbolisée par un objet matériel, n'importe quoi :

un galet de mer, un morceau de bois ou d'ardoise que le coupable (!) doit porter en pendentif autour du cou au bout d'une ficelle. […] Le détenteur de la vache n'a de cesse qu'il n'ait surpris un de ses camarades en train de parler breton pour lui refiler l'objet » (Le cheval d’orgueil, 1975).

Dans ces années vingt (Per Jakez était né en 1914), le maître d'école tombe avec plaisir sur un texte émaillé par le mot menhir.

« Louis va nous dire ce que c'est qu'un menhir. Il y en a au moins un sur la ferme de son père. »

Mais Louis, tout rouge, se butte. Le maître croit en sa mauvaise volonté, s'entête et punit Louis. Puis il montre une image. Et Louis, soulage, de dire: « Ah oui, monsieur, c'est un peulvan » (littéralement pieu de pierre ou pierre fitte). Le terme menhirqui a fait florès en français est inusité au moment de l'anecdote.

Car le mot menhir n'a été forgé que quelques décennies auparavant, au XIXe siècle et signifie « pierre langue » et au prix d'une impropriété a acquis à la fois renom et verticalité.

Baragouin et baragouiner, qui donne le titre de ma communication, sont fondés sur des mots bretons (bara, pain et gwin, vin). Il y a là juxtaposition à la fois simple et artificieuse de deux noms recueillis dans la langue bretonne.

Consultons l'article « baragouiner » dans trois bons dictionnaires de langue d’usage courant. Le Littré précise sobrement : « Estropier les mots d'une langue en parlant. Mal parler une langue. » Le Larousse reprend cette même dernière définition et ajoute « Bredouiller. » Le Robert a un souci historique et sociologique en indiquant qu'il s'agit « des mots par lesquels les pèlerins bretons demandaient l'hospitalité dans les auberges. » Le substantif semble encore plus décisivement connote: « Langage incorrect et inintelligible. par ext. langue que l'on ne comprend pas et qui parait barbare. »

Les termes sont dépréciatifs, péjoratifs même. Ou bien il y a carence par rapport à une norme que l'on connaît et respecte soi-même. Les termes deviennent évaluation et jugement (pas uniquement linguistique mais bien évidemment social aussi – du mépris à la commisération): « Elle baragouine le français. » Ou bien il y a agacement et rejet lorsqu'une langue qui nous est vraiment étrangère semble faire injure a nos oreilles. « Qu'est ce que c'est que ce baragouin ? » Dans tous les cas le baragouin, c'est les autres. Et il est évident que ces attitudes n'induisent pas un fécond partenariat. Le dictionnaire étymologique atteste le mot « baragouin » des le XIVe siècle comme terme d'injure. En 1532, l'année même au les Etats de Bretagne votent l'union définitive de la Bretagne à la France Rabelais l'emploie dans le sens de langage incompréhensible.

Ces mots sont donc portés sur les fonts baptismaux par l'incompréhension, l'étrangeté, la rivalité même. Une langue déclinante ne favorise pas les transferts, elle ne peut que consentir à des transfuges falsifiés au bon vouloir de la langue dominante. Ne voit-on pas le fest-noz se dérouler à quinze heures et son tantad briller en plein jour ?

Avec toutes les ambiguïtés évoquées (mais par nature le baragouin n'appartient-il pas au monde de l'équivoque ?) le breton est vivant au sens au il irrigue décisivement quelques réduits de la langue que constituent des niches linguistiques issues du traditionnel déterminisme socioprofessionnel (le jargon de la marine notamment nationale) ou, nous venons de le voir en exemple, de la modernité estivalière touristique.

Finalement les emprunts réciproques sont limités mais leur trajectoire révélatrice. Au début du siècle précédent apparaît la radiographie (du latin radius) et le breton, fasciné par la science, en accepte le mot en son apocope radio. Vingt-cinq années plus tard le poste de radiophonie s'impose en donnant naissance au mot skingomz (skin étant rai, rayon en breton). Comme si la convivialité ludique distillée par l'invention méritait un néologisme issu du sérail.

À noter, pour l'anecdote, que le bouche à oreille, le téléphone arabe, se dit radio-chouchen. Le chouchen, c'est l'hydromel, ce breuvage mielé et mielleux dont la composition rappelle le nectar des dieux. Radio-chouchen, c'est donc les Bretons parlent aux Bretons, ce nom de radio libre est vraiment celui de la parole qui se libère, de la parole ivre d'elle même...

En breton gwenneg c'est un petit sou, l'une de ces piécettes dont traitait le pilhaouaer dont nous évoquons la stature tout à l'heure. Ce mot n'a pas fait florès en français mais constitue en quelque sorte une niche linguistique en ce qu'il fait partie du jargon du marin, breton ou pas bien évidemment. Gwenneg c'est devenu une unité monétaire, quelque soit la monnaie en usage dans le pays. Ce mot est intéressant car il y a tout de même déterminisme sociolinguistique (le breton était souvent marin). Ce mot devient étalon en passant du local à l'universel et en demeurant localisé (jargon de la marine nationale). Plus fort que l'euro et le dollar même par son champ d'application le gwenneg est une devise hautement convertible si l'on en croit l'exemple illustrant le sens du mot dans un dictionnaire récent :

Ici, tu manges pour cinquante gwennecs. Avec ce que tu économises, tu peux aller voir les filles.

Et lorsque le marin a du vague à l’âme, lorsque la dépression le guette, il faut se soigner et prendre un médicament, un remède (tout particulièrement à l'origine un remède de plantes médicinales), louzou en breton. Et en jargon de marin, du vin rouge...

Une mousse pour lui, du louzou pour moi.

La France administrative jacobine multiplie lois et règlements, prohibitions et interdictions (« Il est interdit de cracher par terre et de parler breton » proclamait un écriteau) et entraîne bien sûr un réflexe de méfiance et de crispation. Le Breton fut aussi, par la force des choses, un grand voyageur et il n'est pas indifférent que d'une manière humoristique le permis de conduire soit nomme madagaskar (!). On comprend qu'il ne soit pas passé en français.

Une langue est bien entendu tributaire d'un contexte. Je pense que le terme Ankou, la Mort lorsqu'elle est personnifiée, sans faire partie du lexique français est une référence généralement connue. On a très peur du Jugement dernier et il convient de multiplier les pardons, pèlerinages catholiques annuels sur lesquels se greffe une fête populaire. Le mot, issu du XIIe siècle et du bas latin, est le même en français et en breton. On connaît la formule, plus fort que le partage, plus loin que le don, le pardon. Une petite digression, qui n'est pas excursion mais incursion dans l'âme bretonne. Tréguier est la patrie d'Ernest Renan. Celui-ci nous narre dans ses Souvenirs d'enfance et de jeunesse (1883) la procession du mois de mai avec ses croix processionnelles venues des diverses paroisses et qui se donnent baiser en signe d'alliance en l'honneur de Saint Yves, patron des avocats et des causes désespérées.

« La veille de la fête, le peuple se réunissait le soir dans l'église, et, à minuit , le saint étendait le bras pour bénir l'assistance prosternée. Mais, s'il y avait dans la foule un seul incrédule qui levait les yeux pour voir si le miracle était réel, le saint, justement blessé de ce soupçon, ne bougeait pas, et, par la faute du mécréant, personne n'était béni. »

Ne sourions pas trop. Notre éclairée modernité secrète de semblables impostures qui, dans ce cas, reconnaissons-le, confine à la grâce...

Si l'Ankou subsiste comme référence mythologique, d'autres personnages qui furent un temps extrêmement importants sont tombés dans l'oubli. Et leur nom avec. C'est le cas du pilhaouaer le chiffonnier. Son arrivée dans le pays est une grande nouvelle au début du XXe siècle. On a menace les enfants pas sages de les mettre dans son grand sac afin qu'il les emporte... Il peut ne pas être causant mais, peau d'animal, peau brute sur les épaules il en impose. Et souvent il est causant, trop causant même au gré des maris qui se méfient de lui lorsqu'il marchande avec leurs épouses la valeur d'une marchandise ou, mieux encore, l'exacte envie de la femme... À noter qu'en breton marchander c'est chipotal, c'est-a-dire contredire. Le verbe privilégie la joute oratoire.

N'est-ce pas à une insertion culturelle que le poète quimpérois Max Jacob procède dans son poème La rue Ravignan l'un des textes du recueil Le Cornet à dés (1917) lorsqu’il évoque les passants de cette montmartroise rue ?

« Ulysse est un laitier ! Patrocle est au bas de la rue qu'un Pharaon est près de moi. Castor et Pollux sont les dames du cinquième. Mais toi, vieux chiffonnier, toi, […] je t'ai nommé d'un nom célèbre et noble, je t'ai nommé Dostoïevski. »

C'est de l'acculturation icônique et linguistique !

C' est un poncif que de dire que la Bretagne a plus évolué en 50 ans qu'en 6 000 ans où sont signalés des nomades-chasseurs-pêcheurs sur les côtes. Les pêcheurs ne sont plus très nombreux, les paysans très minoritaires dans la plus importante région agricole de France, l'alcoolisme même est en régression. En 1984 la mairie de Carhaix installe la première signalisation bilingue. La religion catholique s'effondre aussi vite que la langue bretonne. Et si les écoles diwan ont acquis une notoriété certaine, diwan signifie germe avec tout ce que cela postule d'espoir et de fragilité.

Dans mon tout petit village costarmoricain pour la première fois à la Toussaint 2002 il n'y a pas eu de procession religieuse jusqu'au cimetière pour bénir les défunts. Pour la première fois des enfants fluo-oranges munis de mini tantad portables ont défilé en cortège dans l'unique rue pour célébrer Halloween – qui aurait, parait-il, des racines celtes – constituant une authentique skol an diaoul (l'école du diable – c'est ainsi qu'était désignée l'école publique au siècle dernier par ses adversaires catholiques).

Il n'y a donc pas partenariat entre le français et le breton. La première moitie du siècle dernier a été celui de la rivalité qu'encadrent deux ères de monopole, dont l'une, celle du français n'a donc guère que quelques décennies. Mais les excès de la mondialisation activent une fibre identitaire chez le consommateur. Certes le botou-koad (paire de sabots de bois) et le bragou braz (pantalon bouffant) ne sont plus d'usage unanime mais le « made in Breiz » Breiz Cola fait depuis quelques années une percée remarquée.

Mot déposé anglo-espagnol-bretonné. Un bel exemple de baragouin sociolinguistique culturel ! Un vivace néologisme bien en phase avec postures, mœurs et sensibilités de notre vingt-et-unième siècle !

 

Accréditation OING Francophonie

Sommaire des Actes de la XXe Biennale

SOMMAIRE

Accueil

Vœux de la XXe Biennale

Langue française et langues partenaires

1. Le concept, les objectifs et les réalisations synthèse rédigée par Roland Eluerd

Marius Dakpogan

Roland Delronche

Atibakwa-Baboya Edema

Chérif Mbodj

Christian Pelletier

Louis-Jean Rousseau

Joseph Yvon Thériault


2. L'exemple canadien

synthèse rédigée par Alain Traissac

Denis Monière

Norman Moyer


3. Questions de traduction synthèse rédigée par Line Sommant

Claire-Anne Magnès

Mariana Perisanu


L'œuvre de Samuel de Champlain

Synthèse rédigée par Liliane Soussan

Pierre Murith

Marie-Rose Simoni-Aurembou


Présence de Senghor

Introduction

Amadou Lamine Sall

Moustapha Tambadou



A la Une

« La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93