Biennale de la Langue Française

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Siméon Anguelov

Ancien ambassadeur. Secrétaire pour la coopération internationale, Académie des Sciences bulgare

Les identités francophones en sciences : paradoxes, évidences, dimensions culturelles


Ma contribution dans les travaux de la Biennale de la langue française à Sofia 2009 sur un thème si vaste et complexe ne peut être que bien modeste. Je peux frôler très partiellement le sujet me plaçant d’abord dans la peau d’un scientifique de base tel que j’ai été il y a plus que trente ans pendant mon stage postdoctoral dans un laboratoire du C.N.R.S. Après je me permettrai un regard plus général sur ce que la Francophonie est et pourrait être pour les scientifiques et décideurs en politiques scientifiques surtout bulgares, mais aussi de l’Europe centrale et orientale. Mon exposé sera organisé autour de 4 points : 1) quelle est la langue de la science actuelle (évidence), 2) peut-on devenir francophone par le biais de la science (paradoxe ?), 3) comment la langue et la tradition culturelle façonnent la pensée scientifique, 4) comment la francophonie peut aider à combattre la pensée unique en sciences (plaidoirie pour une « exception culturelle » en politiques scientifiques).

  1. La langue de la science de base contemporaine

La recherche scientifique est inséparable du problème de la publication. Il n’y a ni en sciences exactes ni en sciences sociales et humaines des scientifiques qui ne voudraient pas voir les résultats de leurs recherches publiés et encore mieux cités par les collègues. Mais pour que les publications soient citées elles devraient d’abord être lues. Dans un monde dans lequel il y a encore en circulation quelques 6000 langues il n’est pas possible de se passer d’une langue principale ou plus précisément d’une « lingua franca »1 scientifique pour la publication des résultats de la recherche scientifique à fin de leur garantir un écho mondial. Pour maintes raisons le rôle d’un tel véhicule de communication est pris, surtout après la deuxième guerre mondiale, par l’anglais. Mais quel anglais ?

En utilisant déjà plus haut le terme « lingua franca »2 il est clair qu’il ne s’agit pas de la langue de Shakespeare ou de Churchill (homme d’état mais aussi prix Nobel de littérature). La langue anglaise dans sa plénitude n’est pas à la portée de la grande masse de chercheurs de base de toutes les nationalités modernes attelés dans le développement de la science contemporaine. Un anglais dit de base, un « pidgin » scientifique de quelques 1000 mots les plus fréquentes s’avère pourtant suffisant pour véhiculer les résultats de la recherche scientifique au moins dans les sciences dites exactes qui n’ont besoin ni d’un riche vocabulaire ni d’un style élevé d’expression. Qu’il me soit permis de souligner une raison importante pour laquelle l’anglais de base soit devenu la lingua franca scientifique : l’anglais plus que français ou quelque grande langue que ce soit se prête à la « pidginisation » ! Même les chercheurs peu doués linguistiquement arrivent à le maitriser sans pour autant pouvoir se ranger dans la cohorte de vrais anglophones3. Je ne crois pas qu’un tel pidgin scientifique élémentaire soit possible sur la base de français ou quelque autre langue mondiale (russe, allemand, espagnole, portugais, chinois ou autre).4

  1. Francophonie par le biais des sciences.

Après la soutenance de ma thèse de doctorat en chimie en 1975 j’ai été reçu en stage postdoctoral dans le Laboratoire de Chimie du Solide du C.N.R.S. à Bordeaux dirigé à l’époque par le professeur Hagenmuller. A ce moment là, je n’ai parlé pas français et mon entrée dans la francophonie scientifique et la francophonie des relations personnelles avec les collègues chercheurs pendant le stage s’est effectuée par le biais de …l’anglais !

Voilà déjà un paradoxe : le mouvement vers la francophonie pourrait s’effectuer en partant de la science, pensée et faite en anglais de base scientifique, et non pas dans le sens « normal » (selon le doxa): partir de la langue française pour arriver à la science. J’ai rencontré au Labo du professeur Hagenmuller des Américains, des Japonais, des Indus, des Russes, des Polonais, des Tchèques, bref une société très internationale. Nombreux d’entre eux sont devenu francophones suivant la même voie que moi ; d’aucuns n’ont pas appris le français. Tous pourtant sont devenus amis entre eux et surtout avec le pays d’accueil. Voilà le pari gagné du professeur Paul Hagenmuller, directeur du Labo à cette époque : en encourageant l’utilisation de l’anglais, qui n’était pas du tout courante en ce temps- là en France, il a su transformer son Labo en Centre mondialement reconnu dans le domaine de la chimie et de la physique du Solide.

J’ai retenu de cette expérience personnelle l’évidence suivante : dans la recherche scientifique de base, dite aussi normale selon la terminologie de Thomas Kuhn5, quand on travaille sur des sujets reconnus par la communauté scientifique internationale comme importants au sein d’un paradigme il faut publier en anglais6.

3. Le rôle des langues aux différents niveaux de création de la science (d’autres évidences)

Le Laboratoire de Chimie du Solide du C.N.R.S. à Bordeaux s’est rangé, il y a trente ans, parmi les pionniers en ce qui concerne l’approche interdisciplinaire, maintenant devenue en quelque sorte « tarte à la crème », mais à l’époque encore très peu pratiquée. Pour la première fois j’y ai vu des physiciens et chimistes du solide travailler et publier ensemble, comblant rapidement le fossé disciplinaire qui encore sépare les gens des spécialités différentes travaillant sur les mêmes objets. Il y avait donc dans ce Laboratoire quelque chose de novateur : à savoir une approche interdisciplinaire chimie-physique qui le singularisait de façon positive sur le plan international. A ce moment là je ne savais pas comment interpréter ce fait : est-ce que cela était quelque chose de contingent ou bien pourrait-on chercher de racines plus profondes de cette aptitude pour l’interdisciplinarité ?

Une réponse plausible à cette dernière question m’est venue à l’esprit beaucoup plus tard quand j’avais commencé à m’intéresser des problèmes méthodologiques et philosophiques. Je me réfère ici, à titre d’illustration, à un ouvrage collectif rédigé par Michel Bitbol et Jean Gaynot 7. Je cite un passage reflétant l’essence de leur message :

« L’épistémologie française n’est pas la branche locale d’une discipline pratiquée dans le monde entier. Elle est une tradition de pensée spécifique qui affirme la solidarité de problèmes que d’autres traditions tendent à dissocier : logique, théorie des fondements et des limites de la connaissance, philosophie générale des sciences, philosophie des champs scientifiques particuliers, voire l’histoire des sciences. »

Au vu de cette expérience plus récente, j’ai me suis rendu compte que le professeur Hagenmuller a gagné en effet un double pari : d’un côté, grâce à l’utilisation de l’anglais, il a rendu les travaux des ses collaborateurs et élèves visibles dans la littérature spécialisée mondiale et, deuxièmement, il a transmis aux étrangers non-francophones venus en stage au Labo un certain esprit de synthèse, de capacité de sortir des ornières battues pour acquérir des connaissances holistiques sur la matière solide, dont les racines se trouvent dans le terroir culturel et intellectuel français. Comment ce phénomène plutôt linguistique, culturel et de civilisation est traité dans le livre fondamental de Thomas Kuhn déjà cité ?

De façon générale en faisant une analyse des révolutions scientifiques, Kuhn défend contre Karl Popper l’idée que les théories scientifiques ne sont pas rejetées dès qu’elles ont été réfutées mais seulement quand elles ont pu être remplacées. Ce remplacement est pour une partie un phénomène social dans le sens où il engage des vraies négociations entre différentes communautés scientifiques, chacune agissant en accord avec sa propre façon d’explication de certains phénomènes ou de certaines expériences. Très souvent plusieurs écoles coexistent pour une même discipline scientifique, éventuellement dans une relation d’opposition et d’ignorance réciproque relatives, chacune abordant des problématiques communes à travers des paradigmes différents. L’existence de tels pluralismes est la garantie contre les erreurs dues aux « pensées uniques » propagées par une seule langue dans le cadre d’une seule culture. La force de la francophonie serait justement dans sa capacité de maintenir - à un niveau plus élevé que le niveau de la recherche de base- des réflexions scientifiques originales. A ce niveau épistémologique et philosophique se cultivent des idées enracinées dans des traditions culturelles et linguistiques différentes.

En d’autres termes, à un niveau de production des sciences plus élevé les dimensions culturelles, voire les traditions linguistiques, jouent un rôle beaucoup plus important. Sur ce niveau-là l’impact de la francophonie devrait se faire de plus en plus visible et efficace  parce que la langue et la tradition culturelle aussi façonnent la pensée scientifique.

4. La francophonie contre la pensée unique en sciences

L’impératif s’impose de sauvegarder la diversité culturelle pas seulement dans le domaine culturel stricto sensu , mais aussi concernant l’épistémologie et les politiques scientifiques. Dans ce sens là, dans l’espace francophone il y a un riche patrimoine qui ne doit pas être gaspillé, mais tout au contraire mieux discerné et enrichi.

Dans le monde actuel il y a des tendances à réduire les capacités de recherches dans les petits pays tels la Bulgarie et d’autres dans le Sud-Est européen. Comme dans le cas des cultures, il faut se battre pour sauvegarder et renforcer la capacité des pays francophones de toutes tailles de poursuivre ensemble des politiques scientifiques concertées en s'assurant d'un assez large éventail de mesures réglementaires concernant le renforcement des recherches scientifiques endogènes et en commun pour s’assurer une place digne dans l’élaboration de nouveaux paradigmes au service du développement durable. Le français comme langue en partage doit servir encore mieux l’ouverture de la Bulgarie et les autres pays du Sud-Est européen vers l’espace européenne de la recherche scientifique.

L’Académie des sciences bulgare en tant que système d’instituts de recherches scientifiques attribue une importance particulière à ces collaborations avec le C.N.R.S. en France, le FNRS en Wallonie belge et d’autres organismes francophones. Pourtant beaucoup plus pourrait et devrait être fait pour donner à la coopération scientifique francophone une plus large envergure à fin d’enrichir en idées fondamentales l’espace scientifique. Voilà où est la mine d’or des identités francophones en sciences qui doit être mise en exploitation par le mouvement francophone.




1 Lingua franca- le terme se réfère à une sorte spéciale de pidgin (voir la note suivante) historique développé et utilisé pendant les croisades entre les européens et les populations du pourtour de la Méditerranée.

2 Les linguistes contemporains discernent dans la masse de langues naturelles parlées un groupe nommé « pidgins » : de langues de contact développés et appris par des adultes qui ne partagent pas la même langue primaire. Leur complexité structurelle varie selon le rayon de la fonction communicative et le domaine spécifique ; leur potentiel structurel étant lié à l’étendue de leur statut officiel.

3 J’ai un ami hongrois devenu un grand spécialiste dans le domaine de la chimie quantique qui a commencé à publier en pidgin English sans pour autant pouvoir prononcer un seul mot correctement en anglais.

4 On peut même se poser la question : quelle aurait été la science, si il n’y pas eut ce pidgin scientifique tout-à-fait à la portée des gens, peu doués pour des langues étrangères. Tout en soulignant une fois de plus le danger des hypothèses de ce type, je risquerai d’avancer l’hypothèse que la science aurait été beaucoup plus élitaire peut être moins utile technologiquement mais d’une meilleure qualité étique et culturelle.

5 Thomas Kuhn (1922-1996) philosophe et historien des sciences américain.

6 Rappelons une fois de plus qu’il s’agit du pidgin scientifique nommé anglais de base

7 Sous la direction de Michel Bitbol et Jean Gayon, L’épistémologie française 1830- 1970, Science, histoire et société (PUF)


 

Accréditation OING Francophonie

Sommaire des Actes de la XXIIIe Biennale

Sommaire

Remerciements

Allocutions et messages

M. le Président Gueorgui Parvanov

M. Alain Joyandet

L'Honorable James Moore

M. Roland Eluerd

Vœux de la 23e Biennale et Voeux en bulgare

Synthèse des travaux, rédigée par Roland Eluerd

Actes du colloque en Sorbonne, samedi 29 novembre 2008

M. Radu Ciobotea

M. Antony Todorov

Gueorgui Jetchev

René Meissel


Actes de la XXIIIe Biennale, Sofia, 29 octobre-1er novembre 2009

Vendredi 30 octobre

Présidents de séances : M. Vincent Henry, directeur délégué aux programmes, Agence universitaire de la Francophonie, Bureau Europe centrale et orientale. Mme Anna Krasteva, professeur de sciences politiques à la Nouvelle Université Bulgare. M. Alain Vuillemin, professeur à l'Université d'Artois. Mme Raya Zaïmova, Institut d'études balkaniques de l'Académie bulgare des sciences.

Mme Andromaqui Haloçi

Mme Cheryl Toman

Mme Mariana Perisanu

Mme Irina Babamova

M. Jean R. Guion

Mme Monique Cormier

M. Erich Weider

M. Stoyan Atanassov

Mme Roumiana L. Stancheva

Mme Rennie Yotova

Mme Mihaela Chapelan

M. Stéphane Gurov


Samedi 31 octobre.

Présidents de séance : M. Richard Lescure, maître de conférence des universités, attaché de coopération éducative au Centre culturel français de Sofia. Mme Line Sommant, docteur en linguistique, professeur associé à l'Université de Paris III, vice-présidente de la Biennale de la langue française. M. Abderrahmane Rida, directeur de l'Institut de la Francophonie pour l'administration et la gestion (IFAG), Sofia. M. Roland Eluerd, docteur d'État ès lettres, président de la Biennale de la langue française.


M. Stéphane Lopez

M. Gueorgui Jetchev

Mme Claire-Anne Magnès

M. Mohamed Taïfi

Mme Stephka Boeva

M. Simeon Anguelov

Mme Odile Canale

M. Jean-Alain Hernandez

M. Richard Lescure

M. Moustapha Tambadou

M. Amadou Lamine Sall

M. Andrey Manolov

M. Alain Vuillemin





A la Une

« La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93