Biennale de la Langue Française

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Alain Vuillemin
Professeur émérite de l’université d’Artois

La littérature numérique en langue française



La littérature numérique en langue française est née en 1964, à Montréal, au Québec, au Canada, quand un ingénieur, devenu par la suite professeur à l’université de Montréal, Jean A. Baudot,1 a publié un petit ouvrage qui était intitulé La Machine à écrire, mise en marche et programmée par Jean A. Baudot. C’était le tout premier recueil de vers libres électroniques composés en français par l’intermédiaire d’un « ordinateur ». Par la suite, au rythme des progrès techniques et des innovations technologiques, on a appelé cette littérature aidée ou assistée par des ordinateurs de multiples manières. On l’a nommée « électronique », « automatique », « informatique », « cybernétique », « technologique », « potentielle », « virtuelle », « combinatoire », « permutationnelle », « programmable », « programmatique », « immatérielle », « digitale », « interactive », « conversationnelle », « générative », « générationnelle », « générée », « animée », « dynamique », « hypertextuelle », « hypermédia », « hypermédiatique », « pan-médiatique », « multimédia ». On l’a qualifiée aussi de « cyberlittérature », d’« e-littérature » ou encore de « web-littérature ». Tous ces termes en désignent des facettes différentes. Depuis 2006, l’expression de « littérature numérique » a été consacrée par le numéro 10 de la revue Formules. Littératures à contraintes, sur « La Littérature numérique, et caetera », 2 pour s’appliquer à toutes les formes de création littéraire qui utilisent les ressources spécifiques qui sont proposées par les ordinateurs pour fabriquer ou pour transformer des textes, et que l’utilisation du livre imprimé ne permet pas. Une autre tournure, très impropre toutefois, tend à la concurrencer par confusion et amalgame, à savoir celle de « littérature numérisée ». Cette dernière désignation est employée en principe pour caractériser toutes les formes de transfert, de numérisation ou de digitalisation de la littérature écrite ou imprimée, traditionnelle, sous la forme de « livres électroniques », d’« e-book » ou encore d’archives électroniques, dont la consultation ne modifie en rien la nature de l’acte de lecture. À l’inverse de la « littérature numérisée », la « littérature numérique » repose en effet sur un acte d’« écrilecture », de fusion des actes de lecture et d’écriture dans des processus de recréation interactive qui sont plus ou moins élaborés en fonction de ce qui est autorisée par le matériel et le logiciel (ou le « littéraciel ») utilisés. L’ambiguïté est radicale entre les deux dénominations. Qu’en est-il donc de cette « littérature numérique » aux noms multiples qui est en train de naître ? Comment s’est-elle constituée ? Quelles ont été les explorations qui ont été menées, les genres qui ont été pratiqués et quels en sont, enfin, sur internet, les principaux lieux où on peut la découvrir ?

Les explorations menées ont été multiples. Aux réflexions théoriques entreprises dès 1959 ont succédé à partir de 1974 des expérimentations d’abord individuelles puis collectives à partir de 1981. L’évolution des progrès techniques en a prédéterminé la nature. On a d’abord travaillé sur la création et la « génération » des textes, puis sur leur « animation » et sur leur intégration à des images, à des couleurs et à des sons. C’est en 1959, en Allemagne, à Stuttgart, qu’un ingénieur, Theo Lutz, avait réussi à produire un premier « autopoem », en allemand, à partir des cent premiers mots de Das Schloβ (Le Château) de Frantz Kafka. Dès l’été 1959, en France, à Paris, un autre ingénieur, François Le Lionnais, avait convaincu Raymond Queneau de créer ce qui deviendra en 1960 l’« Oulipo » (pour « Ouvroir de Littérature Potentielle »). En 1964, au Québec, Jean A. Baudot met au point le logiciel Phrase, capable de fabriquer des phrases très simples en français, puis le logiciel Rephrase, un générateur qui pouvait fabriquer des répliques de théâtre, ce qui permit à un auteur dramatique québécois, Pierre Moretti, de présenter à Montréal, en 1967, Équation pour un homme actuel,3 la toute première pièce de théâtre jamais créée en français en s’aidant d’un ordinateur. C’est en 1975, à Bruxelles, en Belgique, lors de l’exposition Europalia que l’Oulipo4 présente une première version informatisée de Cent mille milliards de poèmes,5 un recueil de dix sonnets composés par Raymond Queneau d’une manière parfaitement traditionnelle, la plume à la main, mais publié sous la forme d’un livre-objet où chaque vers était imprimé sur une languette indépendante. Un rabat permettait de sélectionner et de permuter ces languettes à volonté, ce qui permettait, avait calculé Raymond Queneau, de créer les « Cent mille milliards de poèmes » que le titre annonce. Entre 1979 et 1986, les aventures deviennent plus collectives, en particulier avec la création en 1981 de l’Alamo, l’« Atelier de la Littérature Assistée par la Mathématique et l’Ordinateur », puis en 1989 de l’association « L.A.I.R.E. », pour « Lecture, Art, Innovation, Recherche, Écriture », devenue « Mots-Voir » en 1994, et enfin relayée par le collectif « Transitoire-Observable »6 en 2006, ainsi que les « OuXpos », 7 des associations dérivées de l’Oulipopo, l’« Ouvroir de Littérature policière potentielle »8 à Paris en 1973, l’« Ouvroir de Tragi-comédie Potentielle »9 à Londres en 1991 ou l’« OpLePo », l’« Officio di letteratura Potenziala »,10 en langue italienne, en 1990, à Capri, en Italie, pour n’en citer que quelques-unes. De la génération ou de l’animation des textes à la création d’œuvres dites « multimédias » ou « hypermédias » à partir de 1997, avec l’essor du phénomène « Internet », cette littérature numérique s’est constituée, en français comme en beaucoup d’autres langues d’ailleurs, par une lente accumulation d’expériences et d’expérimentations, individuelles et collectives, aussitôt que des progrès techniques ouvraient des perspectives inédites.

La plupart des genres littéraires ont été abordés, en effet, qu’il s’agisse des formes d’expression poétiques, des structures narratives ou des dimensions dramaturgiques, ainsi que tous les sujets. Dès 1961, de nombreux oulipiens se sont intéressés à la création poétique. Sous l’égide de l’Oulipo, on s’est d’abord appliqué à imiter, à « simuler » la poésie traditionnelle, versifiée, en commençant par les formes les plus contraignantes, l’alexandrin, les alexandrins greffés, les couples de vers, les distiques, les aphorismes, les tercets, les quatrains, les dizains, les triolets, les haïkus et les sonnets. Des logiciels, Rimbaudelaire de Pierre Lusson et de Jacques Roubaud ou Stéphie Mallarm de Paul Braffort produisirent ainsi des sonnets que ni Rimbaud ni Baudelaire ni Stéphane Mallarmé n’ont jamais écrits mais qu’ils auraient pu avoir conçus dans la mesure où le « moule » de ces générateurs de sonnets était nourri du vocabulaire de ces grands poètes. La poésie moderne, d’une forme plus souple, à la manière de Jean Tardieu ou d’Henri Deluy, a été abordée à partir de 1981 par Jean-Pierre Balpe, à travers toute une série de générateurs de textes poétiques qui ont été brièvement diffusés entre 1994 et 1996, sur des disquettes Macintosh, par une société de conseils en informatique qui s’appelait « Kaos ». Après avoir été ainsi « simulée » par l’Oulipo, puis « générée » par l’Alamo, la poésie s’est enfin « animée » à partir de 1989 avec la création de la revue alire,11 la toute première revue de littérature informatique au monde, qui a paru jusqu’en 2004 grâce aux associations « L.A.I.R.E. » et « Mots-Voir ». La prose n’est pas demeurée en reste. Dès 1960, des oulipiens avaient commencé à réfléchir sur les techniques narratives et sur la construction des récits. En 1967, sans pouvoir disposer encore d’un ordinateur, Raymond Queneau avait conçu un bref exercice de style, Un Conte à votre façon,12 qui repose sur une combinaison et une permutation des épisodes et des séquences d’une histoire de petits pois. L’exemple choisi est humoristique. Le propos était très sérieux. La construction de ce conte illustrait le principe de ce qui deviendra par la suite le « récit à déroulement multiple » et l’« écriture arborescente », repris par la suite par des logiciels de création romanesque, des générateurs de romans, tels que Romans13 de Jean-Pierre Balpe en 1996. Depuis, sur internet, d’innombrables fictions hypertextuelles et hypermédias ont affouillé les virtualités de ce principe dans toutes les directions. La démarche a été également transposée au théâtre. En 1982, un dramaturge anglais, Alan Ayckbourn, a composé un ensemble de huit pièces de théâtre intitulées Intimate Exchanges (« Échanges intimes »)14. Leur succès outre-manche a été important. On sait moins qu’Alain Resnais en a tiré en France l’adaptation de deux de ses films, Smoking / No Smoking (« Fumeur / Non Fumeur »),15 en 1993. Ces recherches ont abouti en 1997, à Paris, à la réalisation par Jean-Pierre Balpe du premier opéra numérique, un « spectacle public, interactif et génératif », Trois Mythologies et un poète aveugle,16 qui a tenté de fondre ensemble les approches précédentes. Cet opéra d’une conception tout à fait inédite combinait un générateur de textes conçu par Jean-Pierre Balpe et un synthétiseur de musique créé par Jacopo Baboni-Schillingi, avec l’intervention de trois « poètes-lecteurs », Henri Deluy, Jacopo Baboni-Schillingi et Jean-Pierre Balpe, associés de surcroît à un pianiste, à un percussionniste et à une soprano qui réagissaient et qui improvisaient à partir des sollicitations des deux « automates », les deux générateurs qui étaient utilisés par les trois poètes. En ces œuvres dynamiques et interactives, le principe est en effet toujours identique : des lecteurs et, quelque fois, des spectateurs, interviennent à l’aide d’un ordinateur, par l’intermédiaire de choix successifs, sur l’élaboration du poème qu’ils recomposent, sur la construction de la fiction qu’ils découvrent, ou sur le déroulement des drames et des spectacles qu’ils regardent.

Les lieux de création et de consultation de cette littérature sont assez malaisés à repérer. Les portails et les annuaires de sites littéraires sur internet les ignorent. Il n’en existe pas non plus d’inventaire ni de recension systématique en langue française, alors qu’il en est plusieurs, en anglais, pour le domaine anglo-saxon. Le recours aux outils et aux moteurs de recherches est aussi entravé par les équivoques qui sont induites par les multiples dénominations de cette forme particulière de littérature. La critique littéraire traditionnelle est mal armée et n’est pas préparée à l’appréhender. Les sites de création individuelle sont les plus difficiles à repérer. Il faut connaître les noms des auteurs. De surcroît, depuis l’ouverture du réseau internet au grand public en 1997, tout ordinateur qui s’y trouve connecté est susceptible de devenir un lieu potentiel de création. Le site « Leonardo / Olats »17 en recense quelques-uns pour le domaine francophone. D’autres sites, plus collectifs, se sont institutionnalisés autour d’associations dont on a déjà mentionné des noms : l’« Oulipo », l’« Alamo », les « OuXpos », « Mots-Voir », « Transitoire Observable », par exemple, parmi les plus connues. Ils réunissent des auteurs qui partagent les mêmes convictions. De premiers sites essaient de regrouper des créateurs et des critiques, comme le site « e-criture.org »,18 qui est « dédié à la littérature qui ne pourrait pas exister sans un apport des ordinateurs ». En France, un centre de recherche, en sciences de l’information et de la communication, le laboratoire « Paragraphe »,19 de l’université Paris 8-Vincennes Saint-Denis signale quelques réalisations. Sinon, il faut consulter le site du groupe de recherches « Hermeneia »20 sur « les études littéraires et les technologies digitales » de l’université de Barcelone, en Catalogne, qui comporte une abondante anthologie de la littérature digitale, proposée en anglais et en français. C’est l’un des sites les plus riches. Ailleurs, RiLUnE,21 une revue bilingue sur les littératures européennes, présentée en anglais et en français et diffusée par l’intermédiaire de l’université « Alma Mater Studiorum » de Bologne en Italie propose quelques études sur ce sujet en français. Un dernier site, French @ Lehman, CUNY,22 implanté aux États-Unis au Lehman College, dans le Bronx, à New York, inventorie enfin en trois langues, en français, en anglais et en espagnol, les « ressources internet francophones »23 qui existent depuis 1996, y compris pour la littérature mise en ligne. Ce bref inventaire ne fait que repérer quelques unes des sources de production de cette littérature. Il n’a pas la prétention d’être exhaustif.

La littérature numérique en langue française est une littérature naissante, émergente. Sa brève histoire est dense pourtant. Les progrès de l’informatique en ont marqué les étapes. Son unité et sa spécificité, à savoir son caractère dynamique et interactif, sont apparus lentement. De 1949 à 1959, la linguistique informatique se constitue. Les « calculateurs » deviennent en 1960 des « ordinateurs » capables de traiter des textes. En 1979, l’apparition de la micro-informatique et l’utilisation des écrans sont des innovations techniques importantes. L’ouverture du réseau internet au grand public en 1997 est un autre événement qui a été déterminant. L’accès à la création littéraire par ordinateur s’est alors immensément étendu. Les multiples expérimentations qui avaient été entreprises depuis 1959 avaient permis d’entrevoir les multiples facettes d’une transformation des processus de création qui était insoupçonnée auparavant. L’écriture n’est plus en effet le seul fait d’un auteur unique. La création est en partie déléguée aux lecteurs. La lecture devient un acte de recréation, de reconstruction. Ce trait caractéristique a été recherché par plusieurs générations de pionniers en tous les genres qui pouvaient être explorés, en la poésie, en la prose, dans le roman et au théâtre. C’est cette spécificité qui permet de mieux repérer aujourd’hui sur internet les sites qui s’y consacrent, en dépit de la confusion des dénominations et des abus de langage. C’est peut-être une propriété subversive. C’est ce qui en fait dans le monde du numérique une littérature résolument orientée vers l’avenir, une « littérature d’avant-garde », encore en mal de légitimité et de reconnaissance aux frontières des technologies et du littéraire mais qui mériterait d’être mieux appréciée et jugée.


4 Voir le site : http://www.oulipo.net/

10 Voir le site : http://www.oplepo.it/

11 Voir le site : http://motsvoir.free.fr/

17 Voir le site : http://www.olats.org/

18 Voir le site : http://www.e-critures.org/

20 Voir le site : http://www.hermeneia.net/

21 Voir le site : http://www.rilune.org/

 

Accréditation OING Francophonie

Sommaire des Actes de la XXIVe Biennale

Livre XXIV : La diversité linguistique et culturelle sur les réseaux sociaux de l’univers numérique. L’Estonie, l’Europe, la Francophonie. 2011


Sommaire

Comité d’honneur

Programme des travaux

Allocution d’ouverture de M. Roland Eluerd

Vœux de la XXIVe Biennale

Vœux de la XXIVe Biennale en estonien


Actes de la XXIVe Biennale, Tallinn, 16-17 septembre 2011

M. Thibault GROUAS

M. Ivan MOMTCHEV

Mme Cheryl TOMAN

Mme Line SOMMANT

Mme Claire-Anne MAGNÈS

Mme Kaï PATA

M. Serge PROULX

M. Alain VUILLEMIN

Mme Triinu TAMM

Mme Aleksandra LJALIKOVA


Actes du 5e Colloque international de la Biennale de la langue française, Paris, 30 mars 2012

Programme du colloque

Compte-rendu

M. Olivier SAGNA

M. Thibault GROUAS

Mme Adrienne ALIX


Livre XXIV : La diversité linguistique et culturelle sur les réseaux sociaux

de l’univers numérique. L’Estonie, l’Europe, la Francophonie.

2011




Les Actes de la XXIVe Biennale



Sommaire


Comité d’honneur

Programme des travaux

Allocution d’ouverture de M. Roland Eluerd

Vœux de la XXIVe Biennale

Vœux de la XXIVe Biennale en estonien


Actes de la XXIVe Biennale, Tallinn, 16-17 septembre 2011

M. Thibault GROUAS

M. Yvan MOMTCHEV

Mme Cheryl TOMAN

Mme Line SOMMANT

Mme Claire-Anne MAGNÈS

Mme Kaï PATA

M. Serge PROULX

M. Alain VUILLEMIN

Mme Triinu TAMM

Mme Aleksandra LJALIKOVA


Actes du 5e Colloque international de la Biennale de la langue française, Paris, 30 mars 2012

Programme du colloque

Compte-rendu

M. Olivier SAGNA

M. Thibault GROUAS

Mme Adrienne ALIX


A la Une

« La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93