Biennale de la Langue Française

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26e Biennale de la langue française

CLUJ-NAPOCA

ROUMANIE

9 et 10 octobre 2015


Elena-Brândușa Steiciuc : La Résistance par la francophonie dans la Roumanie totalitaire : Oana Orlea


Le totalitarisme et la destruction de l’être humain


Concrétisation du mal absolu, le totalitarisme a connu diverses formes, dont les plus récentes, au XXe siècle, ont fait des millions de victimes, en Allemagne nazie ou dans la Russie soviétique et les pays satellites de Moscou. Partout où il a régné, le totalitarisme a commencé « par détruire l’essence de l’homme » (Arendt, 1994 : 7). La terreur comme instrument servant à annihiler toute résistance, la création de l’ « homme nouveau », la perte de l’identité, voilà autant d’aspects de ce phénomène au sujet duquel Hannah Arendt affirmait avec justesse : « Une différence fondamentale entre les dictatures modernes et toutes les autres tyrannies du passé provient du fait que la terreur n’est plus employée comme moyen d’extermination et d’intimidation des opposants, mais comme instrument pour gouverner les masses, qui obéissent complètement » (Arendt, 1994 : 19). Ce fut le cas de la Roumanie aussi, où la dictature instaurée après la seconde guerre mondiale a transformé tout le pays en une immense prison kafkaïenne, où la liberté individuelle était annihilée par le parti unique et le dictateur, dont les « directives » étaient imposées comme loi sacrosainte. Entre 1945 et 1964, un million de personnes ont connu la répression communiste la plus dure, pour des raisons tenant à leur appartenance sociale, à leur pensée politique, à leur credo. Pendant les années de la dictature Ceausescu, années de « l’utopie totalitaire et [du] nationalisme insulaire », pour reprendre la formule de Catherine Durandin, la surveillance généralisée de la population a remplacé la répression violente des années 50-60 et la manipulation a été faite sous des formes bien plus perfides.

Pourtant, dans ce marasme généralisé, il y a eu des résistants. Des personnes appartenant à toutes les classes sociales ont refusé de plier l’échine devant « la peste rouge ». Des noms comme Paul Goma, Ion Ioanid, Marcel Petrișor, Elisabeta Rizea – survivants de l’enfer carcéral et des pressions de toutes sortes - sont connus pour le témoignage porté après 1989. Une de ces consciences libres des années totalitaires en Roumanie est la romancière francophone Oana Orlea, qui – par son œuvre écrite et publiée en France, après 1980 – a attiré l’attention du monde entier sur les dérives du régime Ceausescu. Nous nous proposons donc de tracer les principaux axes du parcours qui fut le sien, et de réfléchir à son statut de résistant et d’écrivain pour lequel la français fut, dans tous les sens du terme, une « langue de la liberté. »


I. Brève incursion dans la bio-bibliographie de Oana Orlea

De son vrai nom Maria-Ioana Cantacuzino, cette descendante d’une famille princière roumaine est née le 21 avril 1936 à Bucarest. C’était la fille de Bizu Cantacuzino, un as de l’aviation roumaine de l’époque, et une petite-fille de la princesse Maruca Rosetti-Cantacuzino, épouse du compositeur George Enescu. Elle fait ses études dans divers établissements scolaires de la capitale et en 1952, à l’âge de seize ans, l’adolescente est arrêtée pour avoir diffusé des tracts anticommunistes, très innocents d’ailleurs. Cela lui vaut trois ans d’enfermement, dans les pires prisons pour femmes de la Roumanie stalinienne, d’où elle ne sort qu’à l’âge de dix-neuf ans, grâce à l’intervention de George Enescu. Le régime de terreur de ces prisons « ne l’a pas vaincue, mais il l’aura marquée », selon la remarque du critique Alex. Ștefănescu, qui jette un regard empreint d’empathie sur l’expérience carcérale de la jeune fille :

« L’expérience vécue comme détenue politique est entrée pour toujours dans sa structure intérieure. On peut supposer que l’élève de seize ans a mûri bien plus vite que ses camarades de classe, devenant lucide et responsable à l’âge où d’autres jeunes ont encore une certaine naïveté. En même temps, a poussé en elle une impatience de vivre sa vie, une sorte de panique à l’idée que l’histoire peut trancher n’importe quand, comme une guillotine, la biographie d’un être humain » (Ștefănescu, 2011 : 8).

Le retour de la jeune Oana dans le monde soi-disant « libre » ne lui permet pas de reprendre sa vie là où elle l’avait laissée, ni de continuer ses études, car son dossier dressé par la police politique ‒ la Securitate ‒ la suit partout.

Comme beaucoup d’autres jeunes ayant une « mauvaise origine », elle n’a pas le droit de s’inscrire à l’université et on lui réserve des travaux durs, dans le but de la détruire physiquement. Plus tard, l’ancienne détenue politique travaillera comme employée dans un réseau de transport et comme shampooineuse dans un salon de coiffure. De temps en temps, elle réussit à donner des cours privés de français, chez des familles qui osent encore la recevoir. À cette époque, la jeune femme commence à écrire, de manière sporadique et sans aucun espoir de publier.

Un premier voyage en France (1965), où Oana Orlea est invitée par un membre de sa famille, aurait pu lui permettre d’intégrer le monde libre mais elle revient en Roumanie, pour continuer cette résistance coûte que coûte. Le bref moment de « dégel » du régime communiste de la fin des années 1960 lui donne l’occasion de voir paraître ses écrits, chez d’importants éditeurs de Bucarest ou de Iasi. La carrière littéraire de Oana Orlea commence dans son pays d’origine, par plusieurs volumes de prose, denses et construits autour de thèmes plus ou moins acceptés à une époque où la censure idéologique ‒ moins dure qu’à l’époque dite « proletcultiste » (voir à ce sujet Ana Selejan, Literatura in totalitarism, 1949-1951, Sibiu, Ed. Thausib, 1994), bannissait encore toute une série de sujets tabou. La jeune romancière aborde donc la problématique du couple, l’identité de l’artiste en quête d’originalité et d’autodépassement, les tensions à l’intérieur d’un groupe humain, l’homme confronté à la conscience de sa finitude.

Au moment où la dictature de Nicolae Ceauşescu bat son plein, exaspérée par la surveillance constante de la Securitate, Oana Orlea profite d’un voyage touristique pour demander l’asile politique en France. Laissant en Roumanie ses racines familiales, ses amis, ses amours, elle sait que dans les conditions données tout retour est impossible. Elle risque également l’oubli général, car ses livres sont relégués dans les fonds secrets des bibliothèques publiques, comme on procède avec les livres de tout autre opposant. En France, Oana Orlea débute par le roman Un sosie en cavale, que Bernard Pivot considère comme un cri d’alarme contre les dictatures de n’importe quelle époque et de n’importe quel espace géographique.

Sa bibliographie française, s’appuyant sur le versant roumain de son œuvre, compte plusieurs romans : Un sosie en cavale, Paris, Seuil, 1986 ; Le Pourvoyeur, Ed. Oana Orlea, 2000 ; Les Hommes d’Alexandra (2010) ; le texte-témoignage Les Années volées. Dans le goulag roumain à seize ans, Paris, Seuil, 1991 ; le recueil de nouvelles Rencontres sur le fil du rasoir, recueil de nouvelles, publié chez Gallimard en 2007. La disparition de la dernière princesse descendant des Cantacuzène le 23 juillet 2014 est une raison de plus pour nous pencher sur le parcours exceptionnel de cette auteure, qui appartient en égale mesure à la littérature roumaine et à l’univers littéraire francophone, une de ces « voix » qui ont eu le courage de se résister à ce que Bernard-Henri Lévy appelait « la barbarie à visage humain ».


II. Réflexions sur l’identité d’un sosie

Oana Orlea a été consacrée en Occident par un roman, Un sosie en cavale, publié en 1986, six ans après sa fuite de Roumanie. Utopie noire comparable à 1984 de George Orwell, ce roman dénonce les réalités du système totalitaire, dont les piliers étaient le mensonge, l’oppression, la délation et la terreur.

Le personnage central, Léontine, est le sosie de la Bien-Aimée, épouse de Kouty, dictateur d’un pays qui n’est pas nommé (et où il n’est pas difficile de voir la Roumanie de Ceauşescu). Cette femme qui a réussi à quitter le Couple lors d’une visite à l’étranger vit dans un pays occidental, la peur au ventre, car elle sait qu’elle n’est qu’un « sosie à tuer ». Peu importe « le moment qu’ils choisiront pour le faire », dit-elle. Entre la première et la dernière séquence du texte il y a un long retour en arrière, où la rescapée se rappelle son passé : la manière dont elle a été forcée à devenir l’un des nombreux sosies de la dictatrice ; la vie quotidienne dans son ancien pays, où le couple dictatorial ne visait que la destruction de l’être humain et la prétendue formation de « l’homme nouveau » ; la vie à l’intérieur du Périmètre Zéro, réservé aux apparatchik (aux cadres du Parti) ; son drame personnel, de femme murée dans la solitude, après l’endoctrinement de son fils, Marc.

Un sosie, peut-il être libre, peut-il avoir une identité à lui ou bien il est obligé de nier tout ce qui fait son identité ? Voilà autant de questions que cette antiutopie invite à poser, car Oana Orlea y réfléchit implicitement sur la relation entre la dictatrice et ses doubles, de jeunes femmes privées de toute liberté, embauchées dans le simple but de la protéger contre de possibles attaques ou bien pour maintenir l’image de propagande d’une « mère de la patrie » jeune et inoxydable. Il y a au palais un Maître de Cérémonie, dont le discours intérieur surprend les rouages de ce rapport de substitution, comme possible relation entre la victime et son tortionnaire : « Aimée n’aime pas les sosies. Des années durant, elle avait refusé leurs services. Nous en avions une qui n’était pas mal, mais elle n’a jamais servi. Il nous a fallu attendre le premier attentat, l’homme au revolver rouillé, pour décider Aimée. C’était trop tard pour le sosie. À force de ne pas travailler, la fille était devenue complètement cinglée, elle n’arrêtait pas de chialer ; et, lorsqu’elle remplaça enfin Aimée à l’occasion d’une remise de lettres de créance de je ne sais plus quel ambassadeur, elle faillit se jeter à son cou, c’était juste si j’ai eu le temps de la rattraper. N’empêche qu’il nous a fallu récupérer les pellicules des reporters présents, car, évidemment, on avait pris de drôles de photos. Il y avait aussi des reporters étrangers et, là, ç’a été dur. Non, Aimée n’aime pas ses doubles ; mais, après avoir failli se faire tuer, elle a compris qu’elle ne pouvait plus s’en dispenser. Au début, elle ne cessait de nous demander de les renouveler. Un sosie, ça ne se fait pas en un jour, c’est des mois de boulot. […] Je ne sais pas si Aimée a fini par prendre gout à ces Aimée créées par nous, mais elle ne nous a plus ordonné à tout bout de champ leur renouvellement. Sauf si l’une des Aimée prenait un coup de vieux ». (Orlea, 1986 : p. 93-94).

Formée par l’Actrice qui s’occupe de tous les détails extérieurs des sosies, Léontine commence donc une longue descente aux enfers, qui lui vaudra non seulement la perte de la liberté, mais aussi celle de l’identité. Déjà intégrée au palais du « Couple » ‒ le Périmètre Zéro ‒ au cœur du système totalitaire, bien nourrie (alors que le peuple vit dans la pénurie et le froid) la jeune femme est en proie à des sentiments contradictoires, car le mal commence à s’insinuer lentement mais fermement dans sa conscience :

Elle suivait l’Actrice-Kouty, en prenant soin de marcher les pieds un peu en dedans et d’accorder ses pas à ceux de son partenaire. Tant de fois elle avait vu le Couple avancer ainsi, de cette démarche jumelée, raide et puissante, sur les tapis rouges que l’on déroulait sous leurs pieds. De penser qu’un jour elle marcherait sur le tapis rouge, à la suite de Kouty, lui donnait le vertige. À l’extérieur, elle haïssait le Couple, comme tout le monde, d’une haine un peu veule, maculée de peur, cette peur tumorale, affaiblissante, qui finissait par tout pourrir. À l’extérieur, haïr n’engageait à rien ou à si peu. Le peuple entier pouponnait sa haine, la berçait, la faisait pisser et chier, la bonne et gentille haine qui dit maman, qui dit papa et qui s’endormit pour pouvoir survivre. Mais ici, à l’intérieur du Périmètre Zéro, pas question de jouer au poupon. Une fois à l’intérieur, Léontine avait laissé tomber sa haine, encombrante et dangereuse, et le vide avait été comblé par un froid qui rendait tout sentiment agréablement glissant (Orlea, 1986 : p. 94).

Comme la romancière l’a déclaré lors d’un entretien qu’elle nous a accordé en 2004, la genèse de ce roman doit beaucoup à la réalité roumaine des années 1970-80 : « …[une] forte rumeur circulait sur le ou les sosies d’Elena Ceausescu. Il faut dire qu’à chaque fois qu’on la disait malade ou victime d’un accident – ce fut le cas plusieurs fois, mais je me demande si nous ne prenions pas nos désirs pour une réalité – à chacune de ses apparitions à la télé, nous guettions le moindre signe qui nous aurait indiqué la présence d’un sosie » (Steiciuc, 2012 : 103).

Pour ce qui est des détails très concrets du quotidien sous la dictature communiste, la romancière n’avait pas besoin d’un travail de documentation : les années vécues dans son pays natal lui ont suffi à ce point de vue, avec la destruction de la capitale, de son patrimoine architectural, avec les frontières fermées et le lavage des cerveaux. Avec, par-dessus tout, l’image du couple dictatorial, porté aux nues par ses thuriféraires.

La plume de la romancière surprend dans ses moindres détails l’atmosphère orwellienne de la capitale pendant ces années-là, par la description d’un aspect social omniprésent et passé sous silence par le discours officiel : les files d’attente devant les magasins de produits alimentaires et la déshumanisation progressive des concitoyens de Léontine, transformés en robots insensibles : « Bientôt Noël. Dans les vitrines, des fils dorés et de la fausse neige d’un blanc sale ont recouvert la laideur de la marchandise. De maigres sapins en plastique se dressent dans les recoins des étalages. Des queues houleuses ondulent sur les trottoirs qui longent les devantures des magasins d’alimentation. Les vieux jouent de leurs vieux genoux et de leurs coudes pointus pour évincer les jeunes, les jeunes jouent de leur mépris et de leurs muscles pour ne pas se laisser submerger par la violence désespérée des vieux. Les femmes, visages durs, regards de rapaces aux aguets, courent d’un bout à l’autre de la ville pour trouver de quoi bricoler le dîner du réveillon » (Orlea, 1986 : 59).

Se prêtant à plusieurs niveaux de lecture (allant du plus concret au plus symbolique) et il se focalise, le premier roman écrit en français par Oana Orlea se focalise sur l’image du couple dictatorial et surtout sur l’image de la dictatrice, Aimée. Les exégètes, et spécialement Alain Vuillemin, ont remarqué cette originalité par rapport à d’autres romans du même genre, qui se concentrent autour d’un seul dictateur, d’habitude un homme. Quand on a connu la Roumanie des années 1970-80, on peut facilement identifier dans les traits de ce personnage féminin l’image et le comportement d’Elena Ceauşescu, « mère de la patrie » : « ses deux mains sur le mont de Vénus, par-dessus la robe, la jupe et la fourrure […] tout en laissant pendre et se balancer le sac accroché à son poignet » (p. 92) ; les visites entreprises dans le pays, largement médiatisées, « Aimée saluant la foule, Aimée présidant un dîner, Aimée visitant une coopérative et caressant une vache entre les cornes » (p. 82).

Léontine, le sosie d’une dictatrice folle, est un personnage qui réussit à vaincre le système ne serait-ce que provisoirement et qui récupère, par l’évasion, une partie de son identité perdue. Métaphore de la privation de liberté et d’identité, le sosie du roman d’Oana Orlea est une des plus tragiques victimes de la domination totalitaire.


III. Un témoignage saisissant sur le goulag : Les années volées

Texte autobiographique, Les Années volées. Dans le goulag roumain à seize ans (1991) est généré par le devoir ressenti par la descendante des Cantacuzène de porter témoignage sur les horreurs du goulag roumain des années 1950-60, ignoré ou méconnu par l’Occident, à l’époque. Les confessions de Oana Orlea rejoignent celles des autres survivants – Ion Ioanid, Marcel Petrisor, Lena Constante – par leur caractère « paradoxalement tonique » ; au sujet de l’ouvrage de Ion Ioanid, Inchisoarea noastra cea de toate zilele/ Notre prison quotidienne, Monica Lovinescu remarquait : « ce qui prévaut n’est pas l’horreur, mais la capacité de résister de ces victimes privées de toutes les libertés, isolées, violées » (Lovinescu, 2008 : 375).

Cette remarque est valable également pour Les années volées, texte à l’origine duquel se trouve un long entretien de Oana Orlea avec la poétesse et journaliste Mariana Marin (juillet 1990), publié en roumain, dans deux éditions. Dans sa variante française, c’est un récit composé de treize séquences, correspondant aux prisons par lesquelles l’adolescente Maria-Ioana Cantacuzino avait été obligée de passer entre 1952 et 1955 : Rahova, Văcăreşti, Jilava, Ghencea, Pipera, Tîrguşor, Mişlea, une fois ou deux fois, selon les lois inconnues du régime pénitentiaire.

Dans l’essai Le goulag dans la conscience roumaine, Ruxandra Cesereanu propose une classification des écrits portant sur l’enfer concentrationnaire communiste, prenant comme repère le « degré de transfiguration » que l’œuvre littéraire impose à la réalité. Nous adhérons à cette modalité d’analyse, qui établit trois grandes catégories : 1) l’écriture « non-fictionnelle » (monographies de la détention, souvenirs et « journaux » de prison ou bien des « romans-documents ») ; 2) l’écriture réaliste, ayant comme principe la vraisemblance (des romans dont le point de départ est l’expérience concentrationnaire de l’auteur) ; 3) l’écriture allégorique, les « antiutopies » (Cesereanu, 10). Pour ce qui est des Années volées, il n’y a pas de doute, il s’agit d’un témoignage réaliste, très peu fictionnalisé, que l’ancienne détenue politique porte, quatre décennies après l’enfermement de l’adolescente naïve et révoltée qu’elle fut.

Parmi les aspects les plus prégnants du récit de Oana Orlea, le lecteur retient des constantes thématiques, présentes d’ailleurs dans tous les mémoires des anciens détenus politiques : l’arrestation ; l’adaptation difficile à la vie carcérale ; la vie quotidienne, l’organisation des chambrées, le programme, la nourriture, la douche, les toilettes ; la communication entre les prisonniers ; la torture (entendue, vue ou subie), méthode efficace pour « extorquer les aveux, même faux, s’il fallait les faire coïncider avec un scénario établi d’avance » ; les techniques de survie.

Voilà un exemple du régime d’extermination des femmes dans la Roumanie totalitaire, surtout quand ces femmes, emprisonnées, osent réclamer un droit minime à la dignité humaine : « Une pièce nue, avec un poêle à bois, éteint. À la fenêtre, un carreau cassé. Cela se passait au mois de janvier. Dehors, sous l’effet du froid ? La terre avait durci comme du béton. Ils nous ont donné des matelas que nous avons alignés à même le sol. La punition allait durer un mois, avec diminution de moitié de la ration alimentaire (ce qui revenait à cent grammes de pain par jour, une demi-tasse de jus, quelques cuillerées de soupe claire et autant de gruau). Excellent régime d’amaigrissement ! L’eau gelait dans les gamelles. Ils ne nous avaient pas permis de prendre des vêtements chauds » (Orlea, 1991, 53).

Le propre de Oana Orlea est de raconter ces épisodes terrifiants avec lucidité et avec un certain humour, surtout quand il s’agit du portrait de la jeune rebelle qu’elle était. Elle ne se crée par une image d’héroïne des prisons, loin de là, elle voit sa souffrance par rapport à celle des « saints » qui ne sont jamais sortis vivants du goulag roumain. Voilà une scène du début de l’histoire, lorsque l’adolescente rêve d’être une copie conforme des modèles imposés par la propagande soviétique : « Je voulais tellement être une héroïne, l’occasion s’en présentait ! : Zoïa Kosmodemianskaïa, elle, dans le film, supportait sans une plainte les affreuses tortures que lui faisait subir la Gestapo. Ils allaient voir de quel bois je me chauffais !

« Je sais, mais ne vous dirai rien ». Avec cette bravade, preuve de maturité et de grande intelligence, je crois avoir signé mon arrestation et l’arrestation de toute l’équipe. Car, bien évidemment, quelques heures plus tard, je leur avais « tout » dit » (Orlea, 1991, 28).

Dans sa lutte contre l’oubli, Oana Orlea est gagnante : ses souvenirs livrent sa part de témoignage car, comme elle l’affirmait dans un entretien qu’elle m’accordait en 2005, l’être humain a des ressources insoupçonnées devant l’horreur : « si les souffrances sont appliquées, selon les fantaisies personnelles de divers tortionnaires – d’une façon plus au moins standard : faim, froid, humiliation, douleur physique provoquée de diverses manières, travail à mort, etc. chaque individu trouve au plus profond de lui-même sa propre forme de résistance. Elle le fera tenir soit jusqu’au moment où il ne pourra plus éviter la mort, soit jusqu’à sa libération » (Steiciuc, 2012 : 108).

Oana Orlea a résisté à l’horreur du goulag grâce à sa jeunesse. Après sa libération, revenue dans la grande prison qu’était le pays entier, elle a résisté grâce à ses convictions et à sa formation intellectuelle, où la langue et la culture françaises avaient une place de choix. Son témoignage nous fait espérer que les jeunes générations vont retenir cette leçon et que les horreurs du goulag ne se répéteront plus.


Orientations bibliographiques

- Œuvres de Oana Orlea en roumain

ORLEA, Oana, Calul de duminică, București, Editura Pentru Literatură, 1967.

Ţestoasa portocalie, București, Editura pentru Literatură, 1969.

Numele cu care strigi, Iași, Ed. Junimea, 1970.

Pietre la ţărm, București, Ed. Cartea Românească, 1972.

Competiţia, București, Ed. Cartea Românească, 1974.

Cerc de dragoste, București, Ed. Cartea Românească, 1974.

Un bărbat în rândul lumii, București, Ed. Cartea Românească, 1980.

Alexandra iubirilor [traducere din limba franceză de Elena-Brândușa Steiciuc], București, Ed. Compania, 2005.

Cantacuzino, ia-ți boarfele și mișcă! Bucuresti, Ed. Compania, 2008.

Întâlniri pe muchie de cuțit, București, Ed. Leda, 2011, traducere din limba franceză de Elena Bulai.

- Œuvres de Oana Orlea en français

Un sosie en cavale, Paris, Seuil, 1986.

Les années volées. Dans le goulag roumain à seize ans, Paris, Seuil, 1991.

Le pourvoyeur, [Sains-Morainvillers] : [M.-I Cantacuzino], 2000.

Rencontres sur le fil du rasoir, Paris, Gallimaard, 2007.

Les Hommes d’Alexandra, Paris, Ed. La Bruyère, 2010.

- Ouvrages de spécialité

ARENDT, Hannah, Originile totalitarismului [traducere de Ion Dur si Mircea Ivanescu] București, Ed. Humanitas, 1994.

CESEREANU, Ruxandra, Gulagul in constiinta romaneasca, Ed. Polirom, 2005.

DURANDIN, Catherine, « Le système Ceausescu. Utopie totalitaire et nationalisme insulaire », in : Vingtième siècle. Revue d’histoire, no. 25 (janvier-mars 1990), p. 85-96.

LÉVY, Bernard-Henri, La barbarie à visage humain, Paris, Grasset, 1977.

LOVINESCU, Monica, Etica neuitării [Antologie și prefață de Vladimir Tismăneanu], București, Ed. Humanitas, 2008.

SELEJAN, Ana, Literatura în totalitarism. 1949-1951, Sibiu, Ed. Thausib, 1994.

STEICIUC, Elena-Brândușa, « Portrait de l’artiste entre deux langues », in : Horizons et identités francophones, Chisinau, Ed. Cartier, 2012, p. 96 - 114.

STEICIUC, Elena-Brândușa, « Deux voix féminines contre le goulag roumain : Oana Orlea et Lena Constante », in : Fragments francophones, Chisinau, Ed. Cartier, 2012, p. 35 - 49.

ȘTEFANESCU, Alex, « Cine este Oana Orlea ? », in : România literară, nr. 42, 2011, p. 8.

VUILLEMIN, Alain, Le Dictateur ou le dieu truqué dans les romans français et anglais de 1918 à 1984, Paris Méridiens-Klincksieck, 1989, 336 p, (traduit en langue roumaine : Dictatorul sau Dumnezeul trucat [traduction par Liliana Somfelean], Bucuresti, Editura Fundatiei Culturale Române, 1997, 396 p.).

 

Accréditation OING Francophonie

Sommaire des Actes de la XXVIe Biennale

Livre XXVI : LA FRANCOPHONIE VIVANTE : l'enseignement de la langue et des littératures d’expression française, à l’étranger.


Sommaire

Message de Roland ELUERD

Ouverture de Line SOMMANT

Programme des travaux


Actes de la XXVIe Biennale Cluj-Napoca, Roumanie 9 et 10 octobre 2015



Première table ronde : La langue française, un atout dans le monde des affaires

 Première partie : Les approches institutionnelles

Mme Odile Canale

Mme Mariana Perisanu

M. Pascal Fesneau

M. Radu Ciobotea

Deuxième partie : Témoignages individuels

Mme Line Sommant

Mme Marinella Coman

M. Radu Oprean


Deuxième table ronde : La littérature d’expression française en Roumanie

 Première partie : Le roman et le théâtre roumains d'expression française

M. Matei Visniec

Mme Elena-Brandusa Steiciuc

M. Alain Vuillemin

Deuxième partie : La poésie roumaine en langue française

Mme Roxana Bauduin

M. Horia Badescu

M. Constantin Frosin


Clôture de la XXVIe Biennale de la langue française

Synthèse de Line SOMMANT


A la Une

« La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93