Biennale de la Langue Française

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Accueil Publications Florilège des Actes 1963-2003
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La langue française et le Droit



« La citoyenneté est une idée abstraite », devenue imprescriptible. « Elle prend corps à Athènes, au Ve siècle avant notre ère (…) Évitons de faire la distinction (exprimée lors de la Révolution française) dans la formule "les droits de l’homme et du citoyen". »

« Les citoyens doivent admettre que leurs droits ne peuvent être obtenus et maintenus que dans la mesure où, ensemble, ils remplissent leurs devoirs. »

(d’après Jean Cluzel, Ouagadougou 1999, Actes XVI p. 55)


Peut-on, d’après ces principes, et sans "rivarolisme" d’une autre nature, appliquer à la langue française la primauté du droit ?

« Il m’apparaît que le français est d’abord la langue de la morale ; étant celle de la morale, elle est celle du droit, c’est-à-dire la langue des lois, des contrats et des traités. »

« La morale est la définition du bien, relativement à l’homme, et suppose une opération descriptive…Mais l’homme est un être social…La morale suppose donc aussi une opération mentale de généralisation. Il semble que la langue française soit particulièrement apte à ces deux opérations…; analytique, précise, elle se prête à la définition abstraite des comportements idéaux. »

« Toutes les langues assurément ont été ou sont susceptibles d’être définies ainsi (…) » Cependant « le vers fameux France, mère des arts, des armes et des lois de Joachim du Bellay en 1558 », grave le fait en mémoire et le répète jusqu’à nos jours.

(Maurice Druon, Dakar 1973, Actes II p. 13)


N’oublions pas, non plus, de rappeler les mots d’Yvaine Buffelan-Lanore sur notre Code civil : « La langue française atteint son apogée dans cette grande œuvre (…), dont un universitaire américain (James-Oliver Murdoch) a pu dire en 1954 : "Par l’intermédiaire de ce grand Code civil, les Français ont parlé et pensé pour toute l’espèce humaine". »

« Selon le doyen Savatier, le style Bonaparte, ce sont "des phrases brèves, nettes, coupantes, qui font image, qui parlent, (…) des traits de feu… dardés par son esprit". »

(Yvaine Buffelan-Lanore, Ouagadougou 1999, Actes XVI p. 83)


Et suivit, aussi, autre point fort, l’évocation des préceptes politiques du Général de Gaulle.

Des lois allaient être édictées, dont les biennales traitèrent.

« L’on peut penser que la qualité de la langue relève de la compétence des linguistes..  Mais le législateur fait le droit. Or le droit est un langage, celui du pouvoir (…) Le législateur se doit de veiller à la qualité de son propre langage. »

Sur l’initiative de Georges Pompidou, vingt ans d’efforts, incluant la création des Commissions de terminologie en 1972, furent nécessaires pour aboutir à la loi votée le 31 décembre 1975 (dite loi Bas-Lauriol), conçue pour lutter contre le danger de la confusion des termes.

(Marc Lauriol, Marrakech 1987, Actes X pp. 283-284)


« La loi Bas-Lauriol a fait dans le domaine commercial ce que la Révolution française avait fait dans le domaine politique et administratif : elle a réaffirmé et imposé l’usage du français dans les transactions commerciales sur le territoire de la République. »

(Xavier Deniau, Echternach 1975, Actes III p. 23)


La biennale d’Echternach en 1975 en prit acte grâce à Alain Guillermou « Dans le dessein non de dicter aux Pouvoirs publics leur devoir, mais de les appuyer dans leur action (…) pourquoi ne pas créer, en marge de la Biennale, une Association des usagers de la langue française (…) qui veulent défendre (leur) bien commun contre les dangers qui le menacent ? »

(Alain Guillermou, Echternach 1975, Actes III p. 300)

Ainsi naquit le 16 novembre 1976 l’AGULF, qui, reconnue d’utilité publique, eut le droit d’ester en justice envers les contrevenants à la loi Bas-Lauriol.


Pour appuyer et diffuser l’action de l’AGULF, Alain Guillermou lança en 1978 une revue La France en français. L’association du même nom réunit 500 personnes à la Mutualité le 25 février 1981, avant les présidentielles.

« J’avais demandé aux quatre grands partis de m’envoyer chacun un orateur. Trois vinrent : L’UDF se fit représenter par M. Clément, le RPR par M Lauriol et le parti socialiste par M. Jack Lang…Étonnante unanimité, ou presque, réalisée un soir autour d’une cause que symbolisait la formule La France en français ! »

(Alain Guillermou, Communication de 1981)

« Des actions en justice, nous (l’AGULF) en avons lancé, avec succès, quelque cinquante en dix ans », par exemple contre la British Airways, la SEITA, l’Opéra de Paris.

« Que croyez-vous qu’il se passât ? (…) C’est en appliquant une loi qu’on en découvre les lacunes (…) Ainsi peut-on contraindre les publicitaires à utiliser logiciel et non software, mais non les obliger à préférer épinglette à pin’s, car aucune commission technique ne s’est occupée de pin’s ! » Cela pour la petite histoire !

Beaucoup d’affaires importantes passèrent ainsi au travers des mailles du filet… « Après de multiples péripéties…, la Commission de Bruxelles (intervint) auprès des autorités françaises pour faire valoir que la loi de 1975 …(constituait) un coût économique supplémentaire pour les opérations d’importation » et une entrave à la circulation des personnes et des biens…

(Micheline Faure, Lafayette 1991, Actes XII p. 329)


Contre-attaquant, Alain Guillermou émit en 1993 le vœu suivant :

« Je propose que la loi votée en 1975, la loi Bas-Lauriol, soit rénovée, mise au point,.. appliquée… Cette loi a été en somme, à l’image de ce qu’ont fait nos amis Canadiens, notre loi 101.. »

(Alain Guillermou, Avignon 1993, Actes XIII p.386)


Et la loi Toubon fut présentée et votée en 1994…, sans plus de succès d’ailleurs.

Cependant l’AGULF, mise en sommeil, fut relayée par d’autres associations, dont Droit de comprendre.

L’épisode récent des pictogrammes, destinés à remplacer la langue française pour la publicité des produits alimentaires, genre chicken wings, adoptés par la loi Tasca de 2001, mais annulée en 2003, illustre la guerre sourde menée contre l’usage de la langue française

(Jeanne Ogée, La langue française et vous, 2003, Actes XVIII p. 182)


Qu’était donc cette loi 101 évoquée par Alain Guillermou à Avignon ?


La VIIe biennale , à Moncton, le 26 août 1977, eut la primeur d’une annonce capitale, le jour même de la promulgation à Québec de la loi 101 :

« La Charte de la langue française a pour objet d’assurer le changement linguistique planifié du Québec… Nous espérons un jour être en mesure de fournir un modèle théorique… à ceux qui seront aux prises avec de telles tâches, chaque fois que la coexistence de plusieurs langues sur le même territoire est inévitable… »

(Jean-Claude Corbeil, Moncton 1977, Actes IV p. 262)


Et, à la biennale suivante, à la lisière entre le droit et la traduction, Jean Cadieux, recteur de l’Université de Moncton, nous conta l’histoire de la Common Law, le Droit commun de l’Angleterre.

. « Le Droit civil est plus flexible et adaptable et par conséquent plus universel, et non lié à une langue. Par contraste flagrant, le Droit commun de l’Angleterre est issu depuis des siècles des décisions des juges… »

« Lorsque, nouveau venu, j’ai songé à la création d’une École ou d’une Faculté de droit à notre université,… je me suis retrouvé.. au centre d’un débat qui a secoué fortement toute une partie de la population et plus spécialement la gent juridique. »

(Jean Cadieux, Jersey 1979, Actes V p. 190)


Et cette histoire fut passionnante car, à Avignon en 1993, Jean Cadieux pouvait dire :

« En un mot comme en mille, le projet (l’enseignement de la Common Law en français) a été un succès et la vie en français a trouvé une nouvelle dimension au Nouveau-Brunswick… La langue (française), le signe le plus authentique de l’identité culturelle de (notre) peuple, sert maintenant à transposer le langage juridique traditionnellement anglais. »

La Faculté de Droit de Moncton vit au centre de l’Université qui comprend maintenant 6 000 étudiants.

(Jean Cadieux, Avignon 1993, Actes XIII pp.97-99)


Et ailleurs ?

« Les tribunaux des pays de langue française appliquent la loi rédigée en français. Mais il existe un droit inspiré des conceptions françaises qui est pratiqué dans d’autres langues, l’anglais, l’espagnol, le flamand, l’arabe… C’est la jurisfrancité (selon le mot créé par Alain Guillermou). »

« Le juge de jurisfrancité est accoutumé à une discipline de pensée. » (Pour lui) la loi est la référence suprême et « des lois en langue étrangère tirent leur source du droit français » en appliquant donc le même principe.

(Pierre Decheix, Québec 1989, Actes XI p. 59)

Droit civil et Common Law furent à l’étude à plusieurs reprises où furent examinés leurs expériences centenaires, leurs avantages et leurs inconvénients respectifs.

Et laissons à ce sujet notre ancien vice-président, Alain Landry, conclure à Ouagadougou :

« Dans un monde en constante évolution, où les frontières s’estompent et où les systèmes de droit font souvent partie intégrante des échanges de toute sorte, l’œuvre de pionnier du Canada peut servir de modèle. C’est le cas sur le continent qui nous accueille, l’Afrique, où précisément le droit civil et la Common Law se côtoient. »

(Alain Landry, Ouagadougou 1999, Actes XVI p. 208)


En 1999, Pierre Decheix fut amené à proposer « la création d’un Haut Conseil de la jurisfrancité, composé d’élus et de juristes de diverses disciplines et nationalités », dont le rôle serait, dans le respect des différentes législations nationales et celui de la jurisfrancité, de :

  • faciliter l’adaptation des règles juridiques…à la vie moderne…

  • s’inspirer d’autres solutions que la jurisfrancité avec l’imagination créatrice qui a fait le renom de la jurisprudence.

(Pierre Decheix, Ouagadougou 1999, Actes XVI p. 451)


Les différences juridiques n’entravèrent pas « l’émergence d’une Francophonie politique, fondée sur une jurisfrancité au service de laquelle se créèrent les institutions. »

(Edmond Jouve, Ouagadougou 1999, Actes XVI p. 120)


Mais les institutions coutumières ne furent pas oubliées, droits coutumiers africains, droit dominicain, droit tunisien, et même droit français au XVIe siècle.

En partant des "Institutes coutumières", Albert Doppagne examinait surtout l’évolution des méthodes d’expression.

«  La grosse différence réside dans le souci croissant d’être exhaustif et dans l’abandon des procédés littéraires. »

(Albert Doppagne, Ouagadougou 1999, Actes XVI p. 71)


« Refuser tout rôle à la coutume dans la formation du droit ne reviendrait-il pas à limiter la liberté du citoyen ? »

« Droit coutumier et droit étatique sont deux univers ayant un même destin, celui de l’édification d’une citoyenneté unique. Il s’agit d’un véritable défi à relever. »

« Il est urgent de procéder à un inventaire de nos coutumes… pour favoriser "l’unité nationale". »

(Ouango Paul Zemba, Ouagadougou 1999, Actes XVI p. 104)


Revenons aux questions premières.

« La langue française est-elle la langue du droit dans l’espace européen au sens large ? L’Union européenne, le Conseil de l’Europe, l’Office européen des brevets, le Conseil européen des droits de l’homme,… mais l’espace européen est amené à rester mouvant… »

Qu’en sera-t-il de la langue française ?

« Les situations de fait jouent contre nous.(…) Il n’y a pas en vérité de recette-miracle à proposer. Le seul signe d’espoir reste aux juristes, car la langue française résiste mieux dans le domaine du droit. Ainsi sommes-nous revenus au terme même de la jurisfrancité. »

(Paul Sabourin, Ouagadougou 1999, Actes XVI pp. 107-116)


Certes les gouvernements, en France, au Québec, en Belgique, en Suisse, légifèrent dans tous les domaines. Nous l’avons vu – à Lafayette, Québec, Avignon, etc. - sur l’emploi de la langue française ou sur la forme même du langage, son lexique, l’orthographe ou son enseignement, la féminisation. Leitmotiv inépuisable !


Finissons sur une note gaie ou satirique.

Un aspect particulier du droit, la législation de l’impôt, fut à l’honneur à Avignon en 1993. Le vocabulaire fiscal fut étudié avec science et éloquence par Laure Agron, futur docteur en droit en 1998. Elle nous rappela avec humour que "payer" nous assurait étymologiquement l’"apaisement" ! et que le "négoce" était hélas! le contraire du "repos" (nec otium).

(Laure Agron, Avignon 1993, Actes XIII p. 111)


Tout est dans tout… et son contraire.

 


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A la Une

« La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93