Biennale de la Langue Française

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Accueil Publications Florilège des Actes 1963-2003
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L’enrichissement de la langue française


- Les mots de la francophonie

- La traduction, source d’enrichissement


Que vivent les dialectes, les mots de métier, les créations savoureuses liées au climat, aux mœurs, à l’esprit francophone … ou nées dans d’autres langues du monde.


Les mots de la francophonie


« Que la tâche (de l’enrichissement) ne soit pas aisée, je ne le nie pas, encore que le principal reproche que l’on nous fasse soit de vouloir des choses contradictoires : sauvegarder la pureté de la langue et, en même temps, favoriser l’éclosion de mots nouveaux, parfois d’une souche trop disparate : ‘Comment ne pas créer des mots nouveaux dans un monde où l’homme découvre sans cesse des réalités nouvelles ?’, selon Jean Fourastié. »

(Léopold Sédar Senghor, Echternach 1975, Actes III p. 39)


En de nombreux domaines, les biennales œuvrèrent pour que la langue française reprenne sa place.

Chercher des mots, en inventer, n’est-ce pas aussi recourir aux mots de la francophonie qui ne demandent qu’à servir ?

(les "dialectes" de Ronsard…)


«  Les particularismes wallons, la plupart marqués de la peine des hommes – houille, grisou, terril – ont enrichi la langue française. Ne les retrouve-t-on pas en Normandie, et jusqu’en Sologne ? »

(Maurice Piron, Namur 1965, Actes I p. 20)


Dès les premières biennales où fut soulignée la nécessité d’un "français universel", le ton était donné : « La langue française était naguère vivifiée par une paysannerie où fleurissait le français marginal » disait le Canadien Jean-Marie Laurence, et les langues africaines elles-mêmes offrent des dialectes vivaces et des mots nouveaux dont peut profiter la langue française, selon Henri Lemaître.

Sans doute, en parlant de la radio qui diffuse des mots nouveaux, Alain Guillermou admet « qu’il faut faire "la part du feu", ouvrir la porte aux barbares, mais à la condition de fermer la porte aux barbarismes ! »

(Namur 1965, Actes I pp. 22-23-31)


Va-t-on appeler "faux sens" la volée romande qui désigne la promotion d’une école, d’un lycée ? et "barbarismes" les minons suisses de poussière (les moutons de France) que cite Pierre Murith (Lafayette 1991, Actes XII p. 409) ?, "impropriétés" le tire-boulette maghrébin, notre lance-pierre ? ou le pistolet belge, qui est un petit pain ? et faire la fine bouche devant le courriel québécois, défendu avec vigueur par Madeleine Sauvé, de Montréal, et adopté en définitive en 2003 par la Commission de terminologie à la place de Mél. ? Et pourquoi repousser la rébellitude, le joli mot de jeunes Français lors de l’enquête de 2001, l’essencerie sénégalaise (station-service) et la dodine haïtienne (rocking-chair) ?


Au Val d’Aoste, Adolphe Clos se réjouit que le franco-provençal ait été « laissé comme soupape à la population ». Et il s’amuse à citer Xavier de Maistre « dont les cheveux ne rebiollent plus (repoussent). Pourquoi ne pas continuer à employer le terme dérocher au lieu du dévisser des alpinistes, ou le mot ru » dont Maurice Genevoix est friand ?

(Adolphe Clos, Aoste 1981, Actes VII p. 55)


Cependant, comment ne pas réfléchir aux extensions de sens ?

Ainsi en est-il des mots expérience et expertise définis ainsi par le dictionnaire de l’Académie française (tome 2, 2000) et tout autre dictionnaire, même le Dictionnaire universel francophone (1977) :

"Expérience" : « Connaissance acquise par une longue pratique. »

"Expertise" : « Examen et rapport technique effectués par un expert. »

Au Québec, "expertise" est employé le plus souvent au sens d’"expérience", sens à bannir selon l’Académie française.

L’ambiguïté est nette. Comment la résoudre ? Comment la trancher ?


"Ouvrir la porte aux barbares" ? Mot qu’on n’entendra guère, même dans les pages réservées au "bon usage" ou dans les pages rouges du Dictionnaire en trois couleurs, le projet d’Alain Guillermou annoncé dès la création des biennales en 1964 (infra chap. 1, p. 14), mais qui ne vit pas le jour sous cette forme.

«  Les expériences que j’ai faites au cours des biennales avaient créé dans mon esprit l’idée d’un dictionnaire d’un français universel. Avec Joseph Hanse, nous avons commencé à travailler… Je vois encore l’abacos africain – à bas le costume européen - . Je me souviens d’avoir glissé le mot belge drève dans notre inventaire. Et ce dictionnaire nous aurait permis de lire n’importe quel roman écrit par n’importe quel auteur francophone du monde… Mon idéal (serait) que la transparence soit universelle dans la francophonie… Dans ma pensée, le Conseil international de la langue française (CILF) devait devenir le maître d’œuvre de cette affaire. »

(Alain Guillermou, Avignon 1993, Actes XIII pp. 217-221)


Le pionnier du « français universel » fut donc bien Alain Guillermou dès les limbes de la francophonie.

Le CILF eut une destinée différente en publiant La Clé des Mots, La Banque des Mots, des dictionnaires spécialisés, des ouvrages scientifiques et des anthologies d’écrivains de la francophonie.


D’autres voix s’élevèrent dès 1973, à Dakar :

« L’unité fondamentale du code linguistique (…) implique que, à chaque région de la Francophonie (…), soit reconnu le droit de coopérer sur un pied d’égalité à l’enrichissement du trésor du français universel (…). À côté des grèves de Loire, il doit y avoir place pour la poudrerie des hivers du Québec et le potopoto des saisons de pluie d’Afrique ».

(Willy Bal, Dakar 1973, Actes II p. 349)


« Je voudrais rompre une lance en faveur d’un inventaire général des usances de la francophonie, (…) qui désignerait tout usage régional pris en langue commune (sans les patois). »

« Ce dictionnaire de la francophonie, comment le concevoir, comment le réaliser ? (…) Ce serait une erreur de vouloir mettre immédiatement en chantier la rédaction du dictionnaire des parlers français de France et hors de France. » Suivaient les catégories en jeu à étudier en premier :

«  1 – Les archaïsmes…

2 – Les innovations…

3 – Les dialectismes…

4 – Les emprunts… »

Comment, là encore, ne pas penser à la Pléiade ?…

« Telles sont les grandes lignes d’un projet auquel la Ve biennale devrait s’intéresser.. » sous l’égide de groupes universitaires comme l’AUPELF ou l’OCCT (Office de coopération culturelle et technique).

(Maurice Piron, Dakar 1973, Actes II p. 38)


C’est également dès 1973 que Michel Tétu, président de l’AUPELF, Jean-Marc Léger, et d’autres éminents linguistes se décident à « faire quelque chose ».

« Nous nous lançons dans l’aventure après nous être fait dire de tous côtés que c’était plutôt utopique.(..) Il importe à la Biennale, qui tient à cette réalisation, de … l’organiser pour l’avenir. »

(Michel Tétu, Lafayette 1991, Actes XII p. 380)



Cependant, « si Ronsard déjà dans la Franciade recommandait de recourir aux termes régionaux », la mesure s’impose, car « le dictionnaire français serait bientôt atteint d’une obésité monstrueuse… »

Voici les critères choisis par Albert Doppagne pour chaque régionalisme belge considéré :

1° Il est un archaïsme français : il fait cru pour « froid ».

2° Il est en usage aujourd’hui dans plusieurs aires importantes : ballotin.

3° Il comble une lacune : drève pour « allée bordée d’arbres ».

4° Il représente une forme logique : doubler n’est pas ‘redoubler’ une classe.

5° Il est une création analogique : avant-midi pour « matin ».

6° Il permet un raccourci : carte-vue pour « carte postale illustrée ».

7° Enfin « l’esthétique peut jouer : adugeoir , aven, bétoire, … chantoir, cloup, engouliron, igue, … désignent tous un gouffre, un abîme, un entonnoir… » Si la « bétoire » est normande, ne fallait-il pas donner la palme à « la désignation la plus belle, la plus charmante… au mot de la Wallonie de l’Est : chantoir ? »

(Albert Doppagne, Jersey 1980, Actes V p.86)


Il va sans dire que les critères retenus ici pourraient valoir pour les autres régions ou pays francophones.


Sans doute le bon usage intègre-t-il maintenant la créativité, même si ce sont des choses contradictoires, comme le dit Senghor.

Pour certains, cependant, c’est le signe « qu’il n’y a plus une langue orthodoxe… Quand on donne un Goncourt à un auteur des Antilles, … il y a des créolismes.… Ce n’est plus l’Académie qui parle à cent pour cent ! » (Texaco, du Martiniquais Patrice Chamoiseau, eut le prix Goncourt en 1994.)

(Hugo Loetscher, Neuchâtel 1997, Actes XV p.409)


Va-t-on regretter le Goncourt attribué à Antonine Maillet en 1979 pour Pélagie la Charrette, où fleurit l’Acadie qui réjouit tant de lecteurs ?

Et resurgit ainsi l’identité par la langue. « En 1914, Ramuz veut créer une phrase dans le rythme des collines de Lavaux… , où se trouvent les fameux vignobles du bord du lac… (Il choisit) une langue plus proche des sources franco-provençales de la Suisse romande, la langue d’oc.., pour faire briller la « parlure ». Ce terme, il l’a emprunté à un grand auteur français, Paul Claudel.. »

« Dans la francophonie, la multiplicité des voix qui se fait jour est la chance … d’une nouvelle vigueur du français dans le monde. »

(Roger Francillon, Neuchâtel 1997, Actes XV p.406)


Et pendant plus de vingt ans, le projet d’un dictionnaire francophone s’affermissait, se développait.

En 1993, à Avignon, Michel Tétu annonçait Le Dictionnaire universel à l’intention de l’Afrique, à paraître chez Hachette, dans lequel Alain Guillermou trouva avec amusement l’abacos qu’il avait noté avec Joseph Hanse 25 ans plus tôt.

(d’après Michel Tétu, Avignon 1993, Actes XIII p. 216)


C’est enfin en 1997 que fut publié par Hachette le Dictionnaire universel francophone, qu’Alain Guillermou avait appelé de ses vœux, même sous une forme différente.


De son côté, la Banque de terminologie de Montréal, lancée dès 1970, dont Maurice Paré disait en 1973 à Echternach qu’elle comportait 200 000 termes, engrangeait en 1991 « 900 000 fiches terminologiques et des dizaines de fiches documentaires (…) et en 2001 trois millions de termes français et anglais dans tous les domaines de l’activité économique, technique et scientifique. C’est l’équivalent de 3000 ouvrages de références ! »

(Noëlle Guilloton, Lafayette 1991, Actes XII p. 300 et Hull-Ottawa

2001, Actes XVII p. 158)


Ces richesses linguistiques ne doivent pas occulter la grande entreprise lancée par Bernard Quémada et dont il entretint la biennale de Lafayette en 1991 : la réalisation du Trésor des vocabulaires francophones. Projet de grande envergure et de longue haleine :

« Il vise à constituer à l’échelle internationale un fonds de données … qui permettront de connaître les ressources authentiques du français vivant du XXe siècle et du début du XXIe siècle…, recensées à partir de 1960. »

(Bernard Quémada, Lafayette 1991, Actes XII pp. 395-402)


La Biennale, enracinée dans l’avenir à moyen terme, admira l’audace du projet, hors de sa portée. Et elle fit place à des projets où l’actualité avait la première place : « L’enseignement, clé de voûte de la francophonie ».


La traduction, source d’enrichissement


De tout temps, en tout lieu, la traduction s’est imposée entre les hommes, les peuples. De simple moyen de communication, elle est vite devenue une forme d’enrichissement. Au sens noble du terme, elle permet l’accès à d’autres façons d’être, de penser, théoriques et pratiques ; elle ouvre à la culture universelle, aussi bien à la littérature qu’aux affaires et aux sciences, avec les difficultés que l’on sait.


« Le mot "traduction" suggère l’idée de déplacement d’une langue vers et dans une autre langue. Comment "traduire sans trahir" ?  Faut-il penser dans chacune des deux langues, l’une du texte d’origine, l’autre du texte définitif traduit ? »

(Line Sommant, La Rochelle 2003, Actes XIX p. 35)


Depuis toujours « elle soumet ses artisans à deux écueils : (Le traducteur) s’en tiendra avec trop d’exactitude ou bien à l’original aux dépens du goût et de la langue de son peuple, ou bien à l’originalité de son peuple, aux dépens de l’œuvre à traduire », dit Humblot au XVIIIe siècle.

Chateaubriand, dans sa traduction du Paradis perdu de Milton, « fidèle à l’original par conviction, ressuscite des archaïsmes, engendre des mots neufs et bouscule la grammaire pour faire pénétrer le lecteur français dans le génie de la langue anglaise », mais Jacques Delille, dans l’Énéide de Virgile, préfère « la traduction libre : Je chante les combats et Ce guerrier pieux, se reprochant de n’avoir pas su conserver la précision énergique d’une langue plus mâle et plus hardie. »

En exemple inverse, dans l’œuvre de Cervantès, « Don Quichotte, étrangement réaliste, comparait la traduction à l’envers d’un tapis de Flandre, dont le dessin des motifs était estompé par l’abondance des fils. »

(J. M. Van der Meershen, Jersey 1979, Actes VI p. 167)


Fidélité ou adaptation ? la polémique demeure. « La traduction doit satisfaire à une triple exigence, de sens (exactitude de l’information), de ton (respect des nuances) et de forme … : la traduction doit être idiomatique, c’est-à-dire conforme au génie de la langue d’arrivée. »

(Jean Darbelnet, Québec 1967, Actes I p. 59)


D’abord l’exigence de sens. Elle est primordiale pour éviter les faux-sens, sinon les contresens, dangereux surtout dans les sciences et les techniques, plus qu’en littérature. « Les faux amis médicaux sont innombrables. Ainsi le couple abstinence/tempérance, où la tempérance en France correspond à une alcoolisation modérée et en pays anglo-saxon à l’abstinence totale d’alcool. »


Autre discordance rendue célèbre après les attentats du 11 septembre 2001 à New York : «Anthrax, mot grec signifiant "charbon", désigne en français un gros "furoncle", et charbon une maladie hautement contagieuse, appelée anthrax en anglais… »

(Jean-Charles Sournia, Marrakech 1987, Actes X p. 111)


Rappelons aussi, dans un autre domaine, le couple digital/numérique, en particulier pour les montres. « L’affichage digital était constamment employé, et signifiait à tort pour beaucoup "à remonter avec les doigts".

Dans l’industrie du disque, le disque digital n’avait aucun sens. Le CETT intervint en 1982 auprès des distributeurs. »

(Jeanne Ogée, Lafayette 1991, Actes XII p. 251)


Ensuite le respect du ton, des nuances du texte à traduire. Ainsi un humoriste anglais disait la difficulté « de faire découvrir à un Français le rôle exceptionnel (des) multiples prépositions en usage en anglais (…) Il comprendra que le fameux wait and see (…) traduit cet infini respect (…) à l’égard des choses qui doivent mûrir avec le temps. »

« Le Français dit : Je sais, j’y suis. L’Anglais dit : Je m’approche, j’y arrive (…). Au verbe "penser" en français correspond le verbe feel en anglais, … plus viscéral, qui se traduit par "sentir", "éprouver", "tâter". Et encore le mot français "raisonnable", pour lequel l’Anglais utilise le mot "sensible"… »

(James Clarke, Echternach 1975, Actes III pp 156-161)


Deux conceptions différentes que même la grammaire éloigne l’une de l’autre. Nuances auxquelles Aurélien Sauvageot, "rugissant de colère", opposera l’imprécision de la langue anglaise, quand on veut la traduire :

«  Comment peut-on dire riche une langue qui ne sait pas exprimer la deuxième personne du pluriel, qui n’a ni futur de l’indicatif, ni conditionnel, ni impératif de la première personne du pluriel, ni infinitif et qui est contrainte de nier comme aussi d’interroger au moyen d’un verbe auxiliaire ? »… ! Suit une attaque en règle des procédés de dérivation.

(Aurélien Sauvageot, cité par Pierre Agron, Lafayette 1991, Actes XII p. 239)


Reste la troisième exigence de la traduction : la forme, « Ce qui est intraduisible, c’est l’image évoquée par les mots. Cette image supporte tout un monde : une façon de percevoir, une façon de se comporter, un certain nombre de traditions et de coutumes, une culture en un mot… »

(Pierre Brachin, Jersey 1979, Actes VI p. 217)


Ainsi, dans le doublage des films, « on reproche souvent au doublage français de n’utiliser qu’un seul niveau de langage. Combien de fois n’avons-nous pas entendu un cow-boy américain s’exprimer comme s’il conversait simplement dans un salon Louis XV !

On dit souvent que la langue québécoise servirait mieux la réalité américaine …, mais une extrême prudence serait de rigueur ! »

(Louise Deschâtelets, Jersey 1979, Actes VI p. 205)


À une époque où la traduction ne cesse de se multiplier, il est important de connaître le flux réciproque des ouvrages traduits et des pays importateurs ou exportateurs.

« La France et les pays francophones occupent une situation moyenne parmi les pays traducteurs (la 6e place avec 2 250 titres), ce qui est normal. Les pays dont la langue et la culture ont une large diffusion internationale sont des "anticyclones littéraires" (Robert Escarpit) … qui exportent leurs œuvres, mais attirent moins celle des autres. »

À l’inverse, si la ventilation des langues les plus traduites au monde (donne) la première place à l’anglais, largement en tête (18 000 titres), le français vient en second (6 000 titres) suivi du russe et de l’allemand, et plus loin de l’espagnol, l’italien, le suédois, d’après les statistiques de l’Unesco (1978)*.

(J. M. Van der Meershen, Jersey 1979, Actes VI p. 167)


* Vingt ans plus tard (1998), l’ordre des statistiques n’avait guère changé. En France, sur moins de 1 500 traductions, l’américain – avec l’anglais deux fois moins traduit – représentait les deux tiers des ouvrages, mais l’italien devançait l’allemand et l’espagnol.


La Biennale, après Echternach où furent étudiées ces diverses langues, donna la primeur à deux langues hors de ces statistiques, le roumain, sœur romane du français, et le hongrois, par la grâce de plusieurs biennalistes.


Le roumain ne figure pas parmi les langues les plus traduites en français car beaucoup d’écrivains roumains se traduisent souvent eux-mêmes, comme Ionesco, ou écrivent directement en français, comme Cioran.


Une place privilégiée fut faite au roumain par la biennale de Bucarest en 1995.

Alain Guillermou, éminent et savoureux traducteur de grands écrivains roumains, « a beaucoup fait pour que cette langue latine de l’Ouest soit connue et mise à côté des langues romanes de l’Occident (…) par la traduction des œuvres littéraires de haut prestige (…), de Rebreanu – L’insurrection -, de Mircea Eliade – La nuit Bengali, Forêt interdite, Le vieil homme et l’Officier - …

La grammaire roumaine et la thèse d’Alain Guillermou sur Mircea Eliade le menèrent à parler du "messianisme dans l’âme roumaine". (…) Eugène Ionesco et Mircea Eliade sont porteurs de "messages pan-humains". »

(Gheorge Bulgar, Bucarest 1995, Actes XIV p. 398)


C’est bien Eugène Ionesco qui a fait fleurir en France la notion de l’absurde. Ne serait-ce que par La Cantatrice chauve qui se joue à Paris au théâtre de La Huchette depuis plus de quarante ans !

Et Alain Guillermou lui-même raconte : J’ai dit à Cioran « Pourquoi n’écririez-vous pas en roumain ? Je vous traduirais ! » Et Cioran me répondit : « J’ai besoin du français. Cette langue est pour moi une camisole de force. »

(Alain Guillermou, Bucarest 1995, Actes XIV p. 16)

Laissons aussi parler Mariana Perisanu : « De père roumain et de mère française » (…) Ionesco n’a nul besoin de traducteur, il se traduit lui-même »… « jouant sur tous les claviers »… « avec le sens des mots jusqu’à l’absurdité »… « sur l’hyperbole, l’euphémisme, la langue de bois ».

Selon un critique, Cioculescu, « S’il s’attaque au théâtre, à la comédie, l’avenir lui est ouvert » (1934). La même année, Ionesco déclarait : « Si j’avais été Français, j’aurais été génial » !

(Mariana Perisanu, La Rochelle 2003, Actes XIX p. 37)


Alors que le roumain est une langue romane, le hongrois, langue finno-ongrienne, hanta aussi les biennales, grâce à Tibor Olah et Claire-Anne Magnès.

L’ébranlement du régime politique en Hongrie donna une « chance historique pour francophoniser les francophiles consentants »… « et la France participe à la guerre des langues, bien que de façon limitée, derrière

l’anglais et l’allemand ». Mais « le français langue de culture pourra facilement troquer son image de langue "futile" pour celle de langue "utile" ».

(Tibor Olah, Lafayette 1991, Actes XII p. 183)


Tibor Olah eut le plaisir de présenter à Avignon (1993) son dictionnaire visuel franco-hongrois de 5000 mots : "J’aime les mots" bien que, dit-il, selon Jacques Cellard, pour rédiger un dictionnaire français, « il faille avoir vraiment l’esprit tordu et être abandonné des Dieux et des hommes ! »

Son dictionnaire tient compte des variétés régionales du français et évite les anglicismes. « J’ai voulu pallier des lacunes des dictionnaires. » Il donne l’exemple amusant de locutions françaises "une paire de chaussures" et "une paire de lunettes", dont le singulier offre une différence sémantique, "une lunette" à la différence de "une chaussure", ce qui désarçonne certains étrangers comme les Hongrois !

(Tibor Olah, Avignon 1993, Actes XIII p. 223)


Les rapports du français et du hongrois ne sont pas aisés en effet. Ils furent évoqués aussi à La Rochelle par Claire-Anne Magnès.

« Le hongrois est une langue agglutinante, qui possède des cas, connaît l’harmonie vocalique ». L’aspect du verbe, la structure des phrases, la polysémie posent de sérieux problèmes d’interprétation. Et de citer « des bulbes (coupoles) devenus des oignons » ! « Quels fruits peuvent naître de l’osmose (des deux langues), de ce partenariat linguistique ? » « Dormir comme une "pelisse" se dit dormir comme une "marmotte". "Être rouge comme du paprika", correspond à "être rouge comme une tomate, une pivoine, une écrevisse" ! »

(Claire-Anne Magnès, La Rochelle 2003, Actes XIX p. 36)


À côté des langues occidentales favorites de la traduction, d’autres civilisations, arabes et africaines, ne furent pas oubliées par les biennales.

« Le dialogue avec le monde arabe passe d’abord par la connaissance de la civilisation arabo-musulmane et l’apprentissage de la langue arabe. (…) La traduction devrait permettre de porter remède au déséquilibre actuel, qui fait que beaucoup plus d’ouvrages français ont été traduits en arabe qu’inversement. »

(Hubert Joly, Marrakech 1987, Actes X p. 401)


« Cette réciprocité entre la France et les autres communautés linguistiques francophones favorisera l’instauration d’un climat d’amitié et de solidarité (…) et d’un monde riche par le cumul des cultures et des civilisations. »

(Abdelfattah Boualame, Marrakech 1987, Actes X p. 405)


Les langues africaines, arabes et beaucoup d’autres, partenaires, furent étudiées à La Rochelle en 2003, comme on le lira plus loin.


Les œuvres littéraires furent à l’honneur dans la traduction de ces diverses œuvres et non les ouvrages scientifiques.

« Nous n’en sommes plus à l’époque où l’on se limitait essentiellement à la traduction littéraire ; aujourd’hui, la gamme des textes à traduire comprend tous les actes de communication (…). La conception de la fidélité ou de l’adéquation (…) (diffère) lorsqu’il s’agit de traduire un poème ou un manuel de physique… »

(J. M. Van der Meershen, Jersey 1979, Actes VI p. 167)


Que devient alors la traduction fidèle du "mot à mot" ? « Cette manie de faire contenir dans un mot sa définition » disait Rémy de Gourmont.

« Traduire en français correct, d’une manière fidèle et précise, les textes scientifiques et techniques, en utilisant toutes les ressources des vocabulaires, former les meilleurs équivalents de termes techniques étrangers, c’est contribuer au rayonnement de notre langue… » dit un responsable de l’ISO.

(Émile Thomas, Jersey 1979, Actes VI p. 248)


« Le traducteur qui entend maîtriser la tâche qu’on lui a confiée ne pourra se soustraire à trois exigences : compléter sans cesse ses connaissances techniques ; se familiariser au plus vite avec la terminologie ; affiner constamment sa connaissance de la langue cible. »

(Blaise Crevoisier, Avignon 1993, Actes XIII p. 130)


Que penser dans ce cas de la machine à traduire ?  En 1955, du même avis qu’Aurélien Sauvageot, Félix de Grand-Combe écrivait dans Vie et langage (n° 45, décembre 1965 p. ) :

« Mon Dieu, je crois que tout est possible…hormis cela ! »

« La traduction automatique (…) sera en fin de compte la traduction par ordinateur assisté du traducteur ! …Cependant la science et la technique modernes nous mettent entre les mains des instruments extraordinaires… Dans cette guerre d’information qui nous assaille (…), la langue possède d’abondantes munitions intellectuelles, mais elle doit s’assurer la possession des armes… pour bien utiliser ses munitions ! »

(Marcel Paré, Jersey 1979, Actes VI p. 221)


En somme, « la traduction et l’interprétation sont encore considérées comme des arts et la formation continue "du berceau à la tombe" est une nécessité absolue. (…) La motivation (…) ne se limite pas à mieux connaître (un) peuple (donné), mais à comprendre autant la lettre que l’esprit de l’expression de (sa) pensée. »

(d’après J.A. Bachrach, Echternach 1975, Actes III p. 269)


« La traduction n’est donc pas un art mineur de la linguistique, mais un art majeur (…) car il faut (…), tel un narrateur omniscient, passer le message d’une langue à l’autre ».

(Line Sommant, La Rochelle 2003, Actes XIX p. 38)

 


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A la Une

« La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93