Biennale de la Langue Française

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Le plurilinguisme au cœur du dialogue euroafricain


par Christian Tremblay, Président de l’OEP

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Plan

Introduction

I) Un nouveau regard sur l’Afrique

1) Une approche économique en demi-teinte

2) Une démographie puissante avec ses lois

II) Quel avenir linguistique ?

1) Pourquoi « dialogue euroafricain » et non franco-africain

2) Le français en Europe

3) Le destin linguistique des pays africains

1. Les données de base

2. La dynamique démographique

3. Les dynamiques linguistiques

4. Problématiques éducatives

Conclusion


Introduction

Pour cette biennale, j’avais proposé plusieurs sujets :

- L'Europe, enjeu pour la langue française

- La langue française a-t-elle jamais appartenu à la France ?

- Langue française et mondialisation

- Le plurilinguisme au cœur du dialogue eurafricain

Chacun de ces sujets aurait mérité d’être traité. Pourtant, la nécessité d’intégrer l’Afrique dans toute approche globale sur la langue française et la francophonie s’impose comme une évidence. Il y a vingt ans, il aurait déjà fallu le faire. Toutefois, les vingt années qui viennent de s’écouler ont été marquées par le début de l’émergence de l’Afrique, ce qui fait qu’aujourd’hui on est obligé de changer le regard que l’on porte sur ce continent. Je dois ajouter que depuis trois ans, je travaille avec une équipe de recherche basée au département de français de l’université d’Accra au Ghana, et que trois colloques organisés en commun et de nombreux échanges m’ont réellement donné l’envie de parler de l’Afrique que j’ai commencé à découvrir, et qui reste largement méconnue.


I. Un nouveau regard sur l’Afrique

1) Une approche économique en demi-teinte

Selon la manière dont on présente les statistiques, on peut avoir des visions très différentes de l’Afrique.

- Le poids actuel de l’Afrique

Par exemple, si l’on veut estimer le poids économique de l’Afrique, on doit constater que celui-ci est encore faible, même s’il est en augmentation.

Ainsi, l’Afrique (Afrique du Nord et Moyen-orientale + Afrique subsaharienne) représentait en 2017 3,85 % du PIB mondial (contre 3,84 % en 2008 et 2,5 en 2001). Cela correspond environ au PIB de la France ou du Brésil pour la même année. Pour la seule Afrique subsaharienne, les chiffres correspondants sont de 2,07 en 2017 contre 1,89 % en 2008 et 1,1 % en 2001.

Le PIB par habitant y est en moyenne de 3 827 $ (ajustés pour assurer la parité des pouvoirs d'achat) alors que la moyenne mondiale se situe à 16 953 $ par habitant (France : 42 850 $).

Cette première approche doit être corrigée de différentes manières.

- L’Afrique en émergence

Pour parler d’émergence, il faut d’abord s’assurer que l’on est en présence d’un phénomène s’inscrivant dans la durée. C’est le cas.

Entre 2000 et 2017, le PIB global du continent a augmenté de 4,9 % par an — soit deux fois plus vite qu'au cours des deux décennies précédentes, et plus rapidement que la moyenne mondiale (+2,84 %).

Et les revenus provenant des ressources naturelles — les fondations anciennes de l'économie africaine — représentaient à peine 24 % de la croissance au cours des dix dernières années ; le reste provenant d'autres secteurs en plein essor comme la finance, le commerce de détail, l'agriculture, et les télécommunications. Tous les pays d'Afrique ne possèdent pas de ressources naturelles, pourtant la croissance du PIB s'est accélérée presque partout.

Les flux de capitaux en investissements directs vers le continent africain sont passés de 15 à 38 milliards de dollars entre 2000 et 2008 et à 45 milliards en 2015 (mais 24 milliards en 2017). Cette croissance s’explique : Selon le Conseil français des investisseurs en Afrique (CIAN), l'Afrique offre le taux le plus haut de retour sur investissement du monde (sous réserve de stabilité politique).

Il faut ajouter l’importance de la diaspora à travers le monde et notamment en France. Selon la Banque mondiale, dont la plupart des statistiques citées dans cet article sont issues, les envois de fonds par la diaspora d’Afrique subsaharienne étaient de 2,2 milliards de dollars en 2001, 4,6 en 2008 et 10,6 en 2015 (mais 6,6 en 2017). Pour l’Afrique du Nord et du Moyen Orient, les chiffres correspondant sont de 1 milliard de dollars, 6,7 et 6,8 (mais 5,6 en 2017). Ce ne sont pas exactement les chiffres donnés par le CIAN, mais, avec une multiplication par 3,5 à 5, ils sont néanmoins assez spectaculaires.

Non seulement le phénomène s’inscrit dans la durée, mais il est quasiment général.

Toutes les régions et quasiment tous les pays sont concernés.

Plusieurs bémols doivent être apportés.

D’abord, l’investissement, qui est significatif, reste inférieur à la moyenne mondiale. Il reste sur toute la période entre 20 et 23 % du PIB, contre une moyenne de 23 à 26 %, alors que l’Asie de l’Est et du Pacifique navigue entre 37 et 43 % et l’Asie du Sud entre 25 et 38 %.

Ensuite, le PIB par tête ne progresse pas aussi vite que le PIB. Calculé en parité de pouvoir d’achat, celui-ci était de 2 026 $ en 2001, 3 000 en 2 008 et 3 827 en 2017, ce qui fait une croissance de 187 % contre une croissance mondiale de 206 %, ce qui veut dire que l’Afrique a plus suivi l’évolution de l’économie qu’elle ne l’a devancé. Cela veut dire aussi que le taux de croissance n’est pas suffisant pour voir la situation de sa population s’améliorer de manière manifeste. Au demeurant le nombre de vrais pauvres (1,9 dollar par jour en parité de pouvoir d’achat 2011) reste autour de 400 millions en Afrique subsaharienne, ce qui représente peut-être une part décroissante de la population, mais reste quand même très important. Il faut comparer à la situation en Asie où la pauvreté a très fortement régressé et est sur le point d’être vaincue.

En matière d’éducation, sur le seul critère de la scolarisation à l’école primaire, les progrès ont été réels, mais ils s’essoufflent sur la fin de la période étudiée.

De 2001 à 2008, le taux de scolarisation est passé de 55,9 % à 64,6 %, soit +8,7 points, mais à seulement 69,5 % en 2016, soit +4,9 points. Et on est encore loin des 93,3 % de l’Asie du sud et des 94,6 % de l’Asie de l’Est et du Pacifique. Bien évidemment, ces moyennes recouvrent de grandes inégalités selon les pays.

Enfin, l’aide publique internationale reste prépondérante dans les flux financiers dirigés vers l’Afrique.

L’aide publique internationale, aux mêmes dates prises ici comme dates charnières, donne les chiffres suivants : pour l’Afrique subsaharienne, 17,7 milliards de dollars en 2001, 40,2 en 2008 et 49,2 en 2017, soit presque un quadruplement. Pour l’Afrique du Nord et moyen-orientale, les chiffres sont : 5,2 milliards de dollars en 2001, 24,2 en 2008 et 27,2 en 2017, soit une multiplication par 5.

Remarquons que l’Afrique subsaharienne recueille sur toute la période, et avec régularité, plus de 30 % du total de l’aide publique internationale. Cette aide principalement dirigée vers les équipements publics, dispensaires, écoles, routes, s’avère vitale pour le développement. Ce qui signifie très clairement que si émergence il y a, celle-ci reste dépendante de l’aide internationale et n’est pas suffisamment auto-entretenue. Donc l’émergence reste fragile.

La démographie est de nature à nous éclairer un peu plus sur la réalité de la situation.

2) Une démographie puissante avec ses lois

Il y a quatre siècles environ, l'Afrique représentait près de 17 % de la population mondiale. Ce chiffre a chuté pour atteindre 7 % en 1900. Avec 1,2 milliard d’habitants. en 2016, l'Afrique représente plus de 16 % de la population mondiale. En 2100, l'Afrique pourrait représenter plus de 39 % de la population mondiale (rapport de 2,8 milliards sur 7,25, hypothèse basse, rapport de 4,3 milliards sur 11,2, hypothèse moyenne).

La densité de population y est actuellement légèrement supérieure à 36 habitants au kilomètre carré, soit la moitié de celle de l'Union européenne (71 habitants./km²).

En 2016, le taux de fécondité en Afrique est estimé à 4,7 enfants par femme, contre une moyenne mondiale de 2,5. Mais la fécondité en Afrique subsaharienne a déjà commencé à baisser dans la quasi-totalité des pays, et ce, depuis au moins deux décennies. Globalement, l’indice synthétique de fécondité (ISF) est ainsi passé de 6,8 enfants par femme en 1975 (année du plus haut historique) à 5,0 en 2016, soit une diminution d’environ 26 %. C’est évidemment insuffisant.

L’Afrique subsaharienne francophone n’a pas échappé à la règle, avec une baisse globale du même ordre. La Côte d’Ivoire (passée de 7,9 enfants par femme à 4,9) et Madagascar (de 7,2 à 4,3) ont même connu une diminution de 40 % de leur ISF sur cette même période.

Ainsi le taux de croissance démographique se situe entre 4,5 % (Liberia) et 1,5 (Gabon). Cela veut clairement dire que l’Afrique connaît à l’heure actuelle une grande diversité de situations et de niveaux de développement, mais que la transition démographique est engagée. Elle l’est avec une génération de retard sur l’Asie, mais elle est réellement engagée. Et en cela, l’Afrique obéit à une loi générale et universelle en matière de démographie. Mais c’est peut-être cette simultanéité entre le décollage économique et la transition démographique qui crée une très forte tension et démultiplie en quelque sorte la complexité de l’émergence africaine.


II. Quel avenir linguistique ?

Les questions linguistiques doivent être corrélées aux questions de développement, car de même que le développement de la vaccination joue un rôle essentiel dans l’amélioration de l’état de santé des populations et a permis d’abaisser de manière massive les taux de mortalité, l’alphabétisation est une condition, sans doute préalable à tout développement durable.

Il convient d’évaluer dans une optique de développement durable les interrelations entre les langues africaines et les langues internationales comme le français, l’anglais et le portugais, qui sont aussi devenues avec le temps des langues africaines.

1) Pourquoi « dialogue euroafricain » et non franco-africain

Nous avons choisi de parler plutôt de dialogue euroafricain plutôt que franco-africain, car il paraît très clair que le destin du français se joue à la fois en Europe et en Afrique.

2) Le français en Europe

En tant que langue maternelle le français est la seconde langue en Europe après l’allemand et avant l’italien et l’anglais, les écarts entre ces quatre langues étant assez faibles. Après le Brexit, si celui-ci se réalise, la situation de l’anglais change du tout au tout dans le périmètre de l’Union européenne. Ainsi, selon Eurostat 2012 :

DE : 16 %, FR : 14 %, IT : 13 %, EN : 13 % (1 % après Brexit), ES : 8 %.

En tant que langue apprise, les positions changent radicalement, et l’on retrouve une situation qui reflète ce que l’on sait grosso modo des rapports entre les langues au niveau mondial. En tant que langue apprise l’anglais devance toutes les autres langues, suivi du français, de l’allemand, de l’espagnol et enfin de l’italien. Selon en effet Eurostat 2012

EN : 28 %, FR : 12 %, DE : 11 %, ES : 7 %, IT : 3 %

Donc si l’on cumule langues maternelles et langues, la situation de l’anglais reste dominante en tout état de cause, mais d’une manière qui n’est pas écrasante, le français se trouvant en troisième position juste derrière l’allemand.

EN : 41 % (29 % après Brexit), DE : 27 %, FR : 26 %, IT : 16 %, ES : 15 %

Ce panorama statistique permet de montrer que les enjeux linguistiques sont importants en Europe et que la consolidation de la position du français est un impératif à souligner.

2)Le destin linguistique des pays africains

2.1. Des histoires linguistiques particulières et complexes

En comparaison de l’état des langues en Europe, où l’uniformisation linguistique autour de quelques grandes langues s’est effectuée au cours du siècle dernier, laissant une faible place aux formes dialectales et aux langues régionales, la diversité des langues en Afrique, que certains considéreront comme un obstacle au développement, nous apparaît comme une richesse qu’il faut apprendre à gérer.

Plus de 2 000 langues sont dénombrées en Afrique, dont une centaine serait maîtrisée par plus d'un million de locuteurs. Les langues les plus parlées seraient, selon des sources très variables et parfois divergentes, dans cet ordre : l'arabe (plus de 150 millions de locuteurs), le kiswahili (plus de 100 millions), l'amharique (entre 28 et 50 millions), le haoussa (entre 18 et 50 millions), le yorouba (30 millions), l'oromo (25 millions) et l'ibo (24 millions), avant le lingala (entre 2 et 25 millions, selon les sources) puis le kinyarwanda et le kirundi (entre 15 et 20 millions), deux langues cousines qui partagent avec l'isizoulou et l'isixhosa (respectivement, 10 et 8 millions de locuteurs) leur appartenance au grand sous-groupe des langues bantoues.

Ces langues ont à la fois un rôle de langues vernaculaires mais sont aussi des langues véhiculaires transfrontalières que l’ACALAN (Académie africaine des langues) souhaite valoriser.

Voici quelques exemples :

Tchad : 144 langues locales auxquelles s'ajoutent les deux langues officielles du pays que sont le français depuis 1960 et l'arabe classique depuis 1978. Les langues d’alphabétisation sont le français et l’arabe.

Côtes d’Ivoire : 112 langues locales réparties en quatre groupes linguistiques. Le français est la langue officielle de la Côte d'Ivoire. Elle y est la langue d'enseignement et 34 % des habitants du pays la comprennent, dont 69 % des habitants de la plus grande ville du pays Abidjan. Outre le français, 4 langues sont parlées par une proportion significative d’une population de plus de 24 millions d’habitants : la langue Dioula, du groupe Malinké, parlée par 15 % de la population, environ 7 millions de personnes, la langue Baoulé, serait parlée par plus de 2 millions de personnes, la langue Sénofo par 1,3 million de personnes, enfin la langue Yacouba par environ 800 000 personnes.

2.2.Dynamique démographique

Très largement, aussi bien dans l’aire francophone que dans l’aire anglophone, et quel que soit le rôle joué dans l’éducation par les langues locales et nationales, le fait que les langues d’alphabétisation soient non seulement les langues officielles, mais surtout le français et l’anglais, donne une dynamique propre à ces deux ensembles linguistiques. Différentes études ont été produites sur ce sujet dont les résultats sont convergents. Nous retenons celle de la FERDI (Fondation pour les Études et Recherches sur le Développe-ment International) 1, qui applique la règle de calcul suivante, en se fondant sur les projections démographiques des Nations Unies : Populations des pays appartenant à une aire linguistique donnée, avec pour critère d’appartenance, la ou l’une des langues officielles, et le fait qu’une proportion significative de la population (au moins 20 %) parle cette langue. Les résultats sont donnés dans le tableau qui suit.


Stats

On voit que l’aire francophone avec une croissance potentielle du nombre de locuteurs du français de 143 % sur la période 2015-2065 est de loin la plus dynamique devant le monde arabe (+77 %), l’aire linguistique anglophone (+62 %) et enfin l’aire hispanophone (+30 %). En 2065, l’aire francophone verrait sa part dans la population mondiale passer de 5,8 % à 10,1 % en 2065, tandis que l’aire anglophone progresserait de 35,1 % à 41,3 %.

2.3. Dynamiques non démographiques à effets linguistiques

D’autres dynamiques sont évidemment à l’œuvre.

Dynamique éducative

L’alphabétisation est un facteur massif dans toute l’Afrique subsaharienne, et le levier principal pour le développement du français et de l’anglais en Afrique. Même si des aménagements, comme on le verra sont souhaitables voire impératifs, il n’y a pas vraiment d’alternative à l’alphabétisation par l’anglais et le français.

Dynamique urbaine

L’urbanisation favorise l’homogénéisation linguistique mais en même temps elle permet l’apparition de langues hybrides, sorte de créolisation de toutes sortes de langues en sein de certaines populations, en premier lieu des langues dominantes. On arrive ainsi à parler de langues urbaines, qui sont des parlers populaires plus ou moins argotiques empruntant aux langues locales, mais peuvent finir par devenir dans la durée des langues à part entière.

L’homogénéisation peut être ralentie dès lors que les communautés ethniques se reconstituent en milieu urbain.

Dynamique technologique (médias, Internet)

On a cru quelque temps qu’internet favoriserait l’anglais au point qu’elle deviendrait la langue unique de l’Internet. La réalité a été différente. Toutefois, si la technologie ne conduit pas à l’unification autour d’une seule langue, incontestablement elle pousse à une homogénéisation linguistique autour des langues dominantes.

Ainsi, dans les années quatre-vingt-dix, l’anglais représentait 80 % des internautes et des pages produites sur Internet. Aujourd’hui, le décor a changé. Selon Pimienta 2017 (FUNREDES)2, l’anglais serait aujourd’hui à 22,2 % en nombre d’internautes et 32 % en nombre de pages, le chinois respectivement à 20,5 % et 18 %, l’espagnol 9,1 % et 8 %, le français 5,6 % et 6,5 % et l’arabe 4,2 % et 3 % (liste non exhaustive).

S’agissant des langues de consultation de Wikipedia en Afrique, la situation en 2013 ne laissait guère de place aux langues africaines.

Stats Langues

Problématiques linguistiques éducatives et sauvegarde des langues locales

On voit bien que sous la poussée de l’alphabétisation, de l’urbanisation et de la technologie, des forces extrêmement puissantes sont à l’œuvre qui, incontestablement, sont de nature à mettre en danger la plupart des langues africaines, à l’exception de la dizaine de langues qui sont au-delà de la masse critique leur permettant de résister.

Par l’effet d’une sorte de loi anthropologique, sur laquelle insiste beaucoup Pierre Frath3, une langue est menacée dans son existence à partir du moment où elle cesse d’être transmise par les familles. Et cette non-transmission vient du fait que la langue familiale (il arrive qu’il y en ait deux) est considérée comme n’assurant pas l’avenir des enfants. Lorsque la transmission ne se fait plus, on considère que trois générations peuvent suffire pour qu’une langue disparaisse quasi complètement. La première génération d’enfants qui apprennent la langue de scolarisation continuera de parler la langue familiale avec leurs parents et grands parents. La génération suivante parlera avec les parents dans la langue de scolarisation, la langue familiale restant utilisée avec les grands-parents, mais avec difficulté. Mais la troisième génération ne parlera que la langue de scolarisation.

C’est en résumé le processus qui s’est produit en France à partir des années 1880, alors que 50 % seulement de la population parlait français jusqu’aux années suivant immédiatement la Seconde Guerre mondiale, où les langues régionales avaient régressé de manière très importante4. Pour éviter que cela ne se produise, il aurait fallu que les langues régionales ne soient pas méprisées comme l’indique le mot « patois » pour les désigner, il aurait fallu une prise de conscience par anticipation de ce qui allait se passer, et il aurait fallu aussi que lesdites langues soient équipées sur les plans lexicologique, grammatical et pédagogique pour qu’elles puissent être enseignées. Or aucune de ces conditions n’était réunie. Ces langues ne pouvaient résister et l’impératif d’alphabétisation, hautement légitime, les a balayées.

Dans le cas de l’Afrique, on peut craindre qu’un processus semblable ne se reproduise.

Le processus est actuellement freiné par le retard dans l’alphabétisation et par le niveau élevé d’échec scolaire dès l’école primaire. On ne peut pas dire que ce constat soit une source de satisfaction, mais il est surtout révélateur des blocages aux niveaux des systèmes éducatifs. Une des causes principales des abandons en cours de scolarité dès l’école primaire, est la difficulté rencontrée pour utiliser les langues des familles comme moyen d’apprentissage de la langue de scolarisation. On sait cela depuis une bonne vingtaine d’années et un certain nombre de gouvernements se sont attelés à surmonter les difficultés qui sont grandes. Il faut signaler à cet égard le projet ELAN-Afrique (Ecoles et langues nationales en Afrique) mené depuis 2012 par l’OIF (Organisation internationale de la francophonie) avec l’AFD (Agence française du développement), l’AUF (Agence universitaire de la francophonie) et le MAEE (Ministère des affaires étrangères et européennes), en collaboration avec les ministères de l’Éducation nationale locaux. Il concerne huit pays africains (Bénin, Burkina Faso, Burundi, Cameroun, Mali, Niger, République Démocratique du Congo, Sénégal).

Il s’agit d’une problématique qui n’est pas nouvelle et qui rappelle les difficultés que pouvaient rencontrer les écoliers qui venaient apprendre le latin au Moyen Âge, le latin étant alors la langue écrite des lettrés, non parlée dans les foyers. Ainsi À la fin XIIe siècle, l’un des grands manuels d’enseignement du latin, le Doctrinale d’Alexandre de Villedieu, écrit vers 1199, fait par exemple cette recommandation : « Si au début les enfants ont de la difficulté à bien comprendre, ...qu’on soutienne leur attention en évitant l’exposé doctoral et en enseignant aux enfants dans leur propre langue » (Cité par Jacques Chaurand dans Nouvelle histoire de la langue française, 1999, p. 125). Enseigner le français en français, l’anglais en anglais ou le portugais en portugais à des petits Africains, sans vouloir caricaturer, c’est bien souvent comme enseigner le latin en latin en Europe au Moyen Âge. C’est donc un non-sens pédagogique qui est une des raisons des abandons précoces à l’école.

Utiliser dans les petites classes les langues parlées au village est donc une nécessité, bien que ce ne soit pas chose facile, car cela implique des enseignants très bien formés et qu’il n’y ait pas non plus trop de langues différentes dans la classe. C’est toutefois une nécessité pédagogique et en même temps un premier niveau de protection des langues locales. Mais cela ne suffit pas. Il faut que ces langues puissent aussi être enseignées, ce qui ne va pas de soi, car si elles sont apprises, c’est généralement dans la famille et au village, et apprendre à l’école la langue déjà apprise dans la famille et au village, n’est pas pour beaucoup de familles, un signe de promotion sociale, d’où une résistance à ce type d’enseignement.

Utiliser les langues locales pour l’enseignement, voire les enseigner, quand l’on peut le faire et à tous les niveaux de l’enseignement, vise clairement l’élévation du niveau d’instruction et la protection des langues locales. C’est très différent de l’enseignement au niveau national d’une ou plusieurs langues africaines, partiellement dominantes dans le pays, éventuellement en remplacement de la langue héritée de la colonisation. Ces politiques, d’inspiration jacobine, voire expression d’un certain nationalisme linguistique, ne visent pas les mêmes objectifs, et ne garantissent en rien la préservation des langues locales, ni l’élévation du niveau d’instruction. Chaque cas mériterait en fait d’être analysé.5


Conclusion

Au terme de ce survol de la situation économique, démographique et linguistique de l’Afrique vue dans sa globalité, et non pays par pays, on aura compris que si l’Afrique est bien entrée en émergence, c’est avec beaucoup de retard par rapport à l’Asie et que cette émergence manque de vigueur et présente des fragilités manifestes.

Une chose est absolument sûre, c’est que vu l’exceptionnelle vigueur démographique de ce continent, sa transition démographique en route et son développement doivent être plus que jamais accompagnées.

Pour l’Europe, ce n’est pas une question de générosité au nom des droits humains et de la lutte contre la pauvreté. C’est simplement une question d’intérêt et c’est mieux ainsi. Car penser l’avenir de l’Afrique avec les Africains eux-mêmes, c’est penser à notre propre avenir.

1Source : CARRÈRE Céline, MASOOD Maria (2014), Le poids économique des principaux espaces linguistiques dans le monde.

2 Daniel Pimienta (2017), Une approche alternative à la mesure des langues dans l'Internet et recommandations pour la réappropriation du thème par les chercheurs, FUNREDES (Observatoire des langues et cultures dans l'Internet).

3 Pierre Frath (2017), « Anthropologie de l’anglicisation des formations supérieures et de la recherche », dans Plurilinguisme et créativité scientifique, p. 73 à 89, OEP, collection Plurilinguisme.

4 Voir à ce sujet Alain Rey, Frédéric Duval, Gilles Siouffi (2007), Mille ans de langue française, histoire d’une passion, Perrin, Paris, 1 465 p.

5 Nous faisons ici allusion au cas du Togo qui est emblématique à cet égard. Deux langues nationales ont été choisies par le gouvernement pour être enseignées sur tout le territoire, l’éwé et le kabiyè, qui concernent ensemble 62 % de la population. Comme il aurait été peu pratique d’enseigner toutes les variétés de ces langues, on en a choisi une comme standard pour chacune d’elles, ce qui aura inévitablement pour résultat, notons-le, la disparition à terme des variétés non retenues pour l’enseignement. Tous les jeunes Togolais doivent donc apprendre l’éwé et le kabinyè, quelles que soient leurs langues maternelles. C’est ainsi qu’environ deux tiers de la population scolaire, les locuteurs de l’éwé ou du kabiyè, apprennent à l’école une langue qui n’est pas la leur, et un tiers, les locuteurs de langues minoritaires doivent en apprendre deux.

 

Accréditation OING Francophonie

Sommaire du 7ème Colloque

7ème Colloque international de la Biennale de la langue française
Paris, 29 septembre 2018

Bilinguisme, plurilinguisme : Pour quels objectifs ? Quels enjeux pour l'avenir ?

Programme

Christian TREMBLAY


Alexandre HOLLE


Marc DEBONO


Lilas AL-DAKR

Gilbert DOHO


Saholy LETELLIER et Françoise BOURDON


A la Une

« La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93