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Jean-Alain HERNANDEZ

Président d'honneur de l'AILF (Association des informaticiens de langue française)


Technologies de l'information et technologies de la formation : vers une normalisation de la médiation pédagogique


Résumé : la formation, elle aussi, va subir de plein fouet l'impact des technologies de l'information et de la communication. Après avoir évoqué quelques-unes des mutations envisageables dans ce secteur, nous préciserons pourquoi un processus de normalisation de la médiation pédagogique est en cours. Nous indiquerons les acteurs et les enjeux de ce processus de normalisation en appelant les membres de la francophonie à la vigilance et à l'action pour que cette introduction des technologies de l'information et de la communication ne se fasse pas au détriment de notre langue et de nos cultures.


I) Les enjeux des TIC dans la formation

Il aurait été bien étonnant que les technologies de l'information et de la communication (les TIC) ne soient pas appliquées à la formation. Pourtant, et malgré les annonces médiatiques, force est de constater que leur présence est encore discrète. Nous pensons néanmoins que leur large diffusion dans les applications de formation est un enjeu important qui va modifier de façon profonde les relations enseignant-enseigné tout comme la pédagogie de l'apprentissage. Voyons donc à quels besoins répond cette diffusion des TIC et les espoirs que l'on met en elles:

a) un accroissement des possibilités d'accès à la formation

Trop nombreux sont encore ceux qui n'ont pas accès à la formation, en tout cas à la formation qu'ils désireraient suivre. Manque d'enseignants qualifiés, manque de locaux, manque de supports pédagogiques, ... toutes choses qui ne vont que s'amplifier au cours du temps. La formation initiale va, espérons-le, concerner de plus en plus de personnes, mais, au-delà de cette formation initiale , la formation tout au long de la vie devrait devenir une réalité tangible dans les prochaines années. Cette formation continuée, indispensable aux évolutions personnelles ou aux reconversions professionnelles, a des caractéristiques très particulières, et c'est à elle que nous penserons d'abord dans la suite de cette communication.

b) une plus grande souplesse d'usage

La formation traditionnelle se caractérise par une unité de lieu et de temps : la formation se passe là où est l'enseignant, au moment où il est présent. Or l'activité de formation, elle aussi, se fragmente dans l'espace et dans le temps. Tel apprenant voudrait travailler un dimanche, tel autre voudrait continuer son apprentissage même s'il part vivre six mois en Australie. Les apprenants, qui deviennent de plus en plus des consommateurs, veulent alors une plus grande souplesse d'usage : 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, voilà un autre défi pour la formation.

c) l'adaptation du contenu aux besoins individuels

Mais l'un des défis majeurs de la formation continue est l'adaptation aux besoins de chacun. Autant d'apprenants, autant de parcours de formation différents qui s'appuient sur autant d'expériences diverses. Il n'y a aujourd'hui, dans ce domaine, plus de cursus stable : chacun a sa façon de voir les choses en fonction de ses besoins et chacun peut (et doit) pouvoir suivre le parcours de formation qu'il pense être le mieux adapté à ses besoins et à ses capacités.

d) l'amélioration de la collaboration entre apprenants

La formation traditionnelle est mal adaptée à la collaboration. Collaboration entre enseignants d'abord : il faut bien reconnaître que rares sont encore les cours élaborés par une équipe d'enseignants. Mais aussi collaboration entre apprenants : la pédagogie, d'abord définie par la relation entre un maître et son élève, n'intègre que très rarement les relations directes entre élèves. On sait pourtant que c'est là une source d'apprentissage importante sur laquelle les TIC peuvent facilement s'appuyer.

e) un marché de 20 milliards d'euros en 2005

Enfin, et c'est une raison peu souvent évoquée, la formation est, avec la santé, le prochain secteur qui sera marchandisé, c'est à dire intégré dans l'économie de marché. Selon certaines sources, le marché de la formation pourrait représenter 20 milliards d'euros dès 2005 (essentiellement avec de la formation continuée), ce qui n'est pas négligeable. Cette marchandisation sera liée à la mondialisation et à une certaine industrialisation des processus, industrialisation dans laquelle les TIC ont une place de choix.

Tels sont donc les enjeux de l'introduction massive des TIC dans la formation, nous allons maintenant tenter de comprendre ce qui a bien pu pousser à l'élaboration de normes bien spécifiques à ce domaine.


II) Pourquoi des normes pour les TICE ?

Appliquées à la formation, les TIC deviennent les Technologies de l'information et de la communication pour l'enseignement, autrement dit les TICE. Quelles sont donc les raisons qui ont poussé industriels et (certains) gouvernements à vouloir les normaliser ? Pour mieux le comprendre, prenons un exemple.

Projetons-nous dans quelques années. Supposons que, arrivé au Canada, je réalise qu'il me manque, pour bien comprendre ce que me disent mes interlocuteurs, de savoir comment s'est construite la nation canadienne, comment se sont intégrées les différentes provinces, ce que sont les "territoires", etc. Je suis sans doute prêt à payer une petite somme pour qu'on me l'apprenne (mettons 5 à 10 euros après tout, j'ai payé mon guide de voyage plus cher que cela). Je vais donc demander, via l'internet une leçon particulière sur ce thème et l'on me proposera, en fonction de mon profil, une leçon plutôt audio ou plutôt vidéo. Et si j'ai un enseignant préféré ou un type d'enseignement préféré, on tâchera de me satisfaire au mieux. Dans la plupart des cas, les leçons utiliseront un jeu de cartes géographiques à but pédagogique, élaboré par exemple par un grand éditeur canadien et qui montre comment, au fil du temps, s'est construite la nation canadienne. J'achèterai donc une leçon de quelques minutes qui répondra à un besoin bien précis.

Voyons un peu ce qu'apportent les normes dans ce scénario :

a) partage et échange d'objets pédagogiques

Le principal enjeu de ces normes est de permettre le partage et l'échange d'objets pédagogiques. Dans notre petit exemple, un des objets pédagogiques va être les cartes géographiques qui montrent au fil du temps la construction du Canada. Ce qu'il est important de bien voir, c'est que cet objet aura été développé indépendamment de son utilisation, plusieurs années peut-être avant d'être utilisé dans ma leçon. Pour que cette utilisation soit possible, il faut donc que cet objet ait des interfaces normalisées, c'est à dire bien connues et pérennes. C'est la seule façon de garantir que les investissements faits par l'éditeur de cet objet, de ces cartes, pourront être un jour rentabilisés.

b) développement d'unités élémentaires

Réciproquement, s'il y a partage et échange d'objets pédagogiques, cela veut dire qu'on peut développer de petites briques de cours, des unités élémentaires à assembler plus tard en fonction d'un objectif particulier. La conception de ces unités élémentaires doit se faire, elle aussi, dans un cadre normalisé, car on doit pouvoir connaître, par exemple, le niveau de l'apprenant pour lequel la brique pourra être utilisée. Cette brique doit également permettre de savoir de façon claire qui en est l'auteur, qui en détient les droits, etc. C'est tout l'enjeu de ce qu'on appelle les métadonnées attachées aux objets pédagogiques.

c) interaction des objets pédagogiques dans un environnement ouvert

D'un point de vue plus technique, c'est l'interaction des objets pédagogiques dans un environnement ouvert qui est visée. Quel que soit le constructeur de l'objet, quelle que soit la plate-forme sur laquelle il va s'exécuter et son système d'exploitation (du PDA à la station de travail) les interactions des objets pédagogiques doivent être le plus fluides possible. Cela implique, bien évidemment, la sortie définitive des environnements que l'on qualifie de propriétaires parce qu'ils sont restreints à un seul industriel.

d) composition de cours personnalisés par des agents

Lorsque des objets pédagogiques savent interagir dans un environnement ouvert, alors on peut imaginer que leur composition soit commandée par des agents intelligents, véritables mandataires des utilisateurs. Si un agent intelligent sait que j'aime particulièrement les cours de tel enseignant, il tentera de composer la leçon que j'ai demandée (sur la construction de la nation canadienne) à partir d'une ou de plusieurs briques élaborées par cet enseignant, qu'il complétera par d'autres objets. Très vite, seuls des agents pourront avoir une vue d'ensemble des millions d'objets pédagogiques qui seront disponibles et ce seront donc eux qui seront le plus à même de composer efficacement des leçons. Mais, là encore, il faut que l'ensemble des règles du jeu et des interfaces aient été normalisées.


III) Le dispositif de normalisation

Pour réaliser cette normalisation, c'est tout un dispositif qui a été mis en place. Il s'appuie sur les grands organismes de normalisation déjà existants.

L'ISO JTC/1

Organisation non gouvernementale créée en 1947 et située à Genève, l'ISO (Organisation internationale de normalisation) est une fédération mondiale d'organismes nationaux de plus de 130 pays. Elle élabore des normes pour l'ensemble (ou presque) des activités industrielles. Au passage, l'ISO a, en théorie, trois langues officielles : l'anglais, le français et le russe; en anglais, on l'appelle International Organization for Standardization.

Ses membres sont répartis en trois catégories :

- les comités membres : organismes nationaux (un seul par pays) les plus représentatifs de la normalisation dans leur pays. C'est le DIN (Allemagne), l'ANSI (États-Unis), l'AFNOR (France), le BSI (Royaume-Uni), etc.

- les membres correspondants : pays qui n'ont pas complètement développé leur activité nationale en matière de normalisation. Les membres correspondants ne prennent pas une part active aux travaux mais en sont tenus pleinement informés.

- les membres abonnés : en général des pays en voie de développement qui n'ont pas les moyens d'avoir une politique active de normalisation mais qui souhaitent néanmoins être tenus informés des résultats acquis.

Les travaux techniques de l'ISO sont complètement décentralisés : pratiquement rien de technique ne se fait à Genève. Ces travaux sont menés au sein de près de 3000 comités techniques, sous-comités et groupes de travail qui comptent au total plus de 30000 experts. Ces experts ne sont pas des fonctionnaires de la normalisation employés à plein temps par l'ISO, mais bien au contraire proviennent des milieux industriels, des instituts de recherche, des ministères, des associations de consommateurs ou encore d'autres organisations internationales.

Pour ce qui est plus particulièrement des technologies de l'information, l'ISO a décidé en 1987, pour regrouper des efforts autrefois dispersés, de former avec la Commission électrotechnique internationale un comité technique mixte, le JTC1 (Joint Technical Committee 1) ou ISO/CEI JTC1. Le JTC1 est de très loin le plus gros des 185 comités techniques de lISO. Pour des raisons d'efficacité et d'économie, du moins c'est la version officielle des choses, l'anglo-américain est la seule langue de travail de ce comité technique dont le secrétariat est tenu par l'ANSI, l'association de normalisation des États-Unis et dont le Président, T.F. Frost, est, lui aussi, américain.

Le JTC1 est responsable de près de 1500 normes. Il regroupe 26 pays participants soit pratiquement tous les grands pays développés et 36 pays observateurs. Il tient une réunion plénière tous les 9 mois. On estime qu'environ 2200 experts du monde entier participent aux travaux du JTC1. Le plus récent des sous-comités créés dans ce JTC1 est le SC36 qui porte précisément sur la normalisation des technologies de l'information pour l'éducation (plus précisément : Standards for information technology for learning, education and training).

Parmi les différents participants de ce SC36, il en est un qui ne nous laisse pas indifférents : l'IEEE. LIEEE, Institute of Electricity and Electronic Engineers, est la plus importante des associations de scientifiques puisqu'elle revendique près de 350000 membres dans 150 pays. Parmi ses très nombreuses activités (publications d'articles scientifiques, organisation de colloques) se trouve la préparation de documents qui sont ensuite soumis à l'ISO pour approbation. Cela est le cas notamment dans le domaine du génie logiciel et des réseaux locaux d'entreprise, domaines dans lesquels l'IEEE a rédigé des normes de première importance. Cette institution est souvent considérée comme proche de l'industrie américaine en raison du poids important des États-Unis dans ses structures.

Or il faut comprendre que de forts enjeux industriels et culturels sont sous-jacents. Par exemple, il convient d'identifier précisément le concepteur d'un objet pédagogique, ne serait-ce que pour garantir ses droits. Une solution (proposée par certains) serait d'avoir une base de données centralisée et de faire en sorte que chaque enseignant possède un identifiant unique. C'est une approche qui, par les risques potentiels qu'elle a (mise à l'index, chasse aux sorcières, ...) ne nous convient pas. De même, un objet pédagogique doit contenir le niveau du public auquel il s'adresse. Certains ont proposé d'utiliser comme indicateur le Q.I., dont on sait comme il est discuté et qui deviendrait alors un point de passage obligatoire (on serait obligé de faire évaluer et réévaluer constamment son Q.I. pour pouvoir accéder efficacement aux objets). Ces exemples sont, bien sûr, caricaturaux mais ils montrent les dangers qui nous menacent si nous ne prenons pas part aux discussions qui s'annoncent.


IV) L'action de l'AILF

L'Association des informaticiens de langue française (AILF) a très vite pris la mesure de ces dangers et a décidé de mener une action très offensive dans le domaine de la normalisation des technologies de l'information pour l'éducation. Dans un premier temps, elle s'est attachée à aider à l'appropriation du travail normatif. Pour cela, trois axes de travail ont été dégagés :

a) lever la barrière de la langue

Nous l'avons dit: au sein du JTC1, tous les travaux sont menés en anglais et tous les documents sont en anglais. Cela pose des problèmes dès lors que les discussions sont parfois très pointues et que le vocabulaire utilisé est très spécifique au domaine. C'est pourquoi un travail de traduction des documents fondamentaux et d'élaboration d'un glossaire multilingue du domaine a été entrepris.

b) faire naître une volonté politique au niveau français et francophone

Déjà un groupe miroir des travaux du SC36 a été constitué en France: il s'agit de la CN36 de l'AFNOR (l'Association française de normalisation). Cette commission composée d'enseignants, de pédagogues et d'industriels des technologies de l'information et de la communication élabore une position française sur les différents travaux menés par le SC36. L'AILF, bien entendu, contribue pleinement à ces travaux et notamment dans le sous-groupe métadonnées.

c) le site www.ailf.net/sc36-fr/accueil.htm

Pour fédérer ces efforts, l'AILF a monté, avec le soutien de la Délégation générale à la langue française, un site internet spécifique sur lequel on retrouve les documents en français et les travaux en cours. Ce site est donc le point de rencontre des différents acteurs francophones impliqués dans la normalisation des objets pédagogiques.


Conclusion

L'ingénierie éducative devient au plan mondial une activité multinationale, multiculturelle et multilingue qui dépend étroitement des technologies de l'information et de la communication. Mais c'est également un domaine économique en pleine expansion. Apprenants et enseignants, éditeurs et concepteurs, tous sont concernés par ces techniques qui vont bouleverser l'éducation institutionnelle tout comme l'autoformation.

L'enjeu linguistique et culturel de la normalisation de ces techniques est largement présent dans le contenu même de la norme puisque la façon de dénommer, de définir et de caractériser est dépendante de la langue et inscrite dans une culture, tout comme le sont les critères pédagogiques et les principes collaboratifs retenus, ou encore les principes de partage et d'échange des ressources envisagés. L'AILF estime donc qu'il est urgent pour tous les francophones de définir un mode d'action qui permette de promouvoir dans ce cadre les valeurs qui sont les nôtres.


Compléments bibliographiques

- Site de l'ailf : http://www.ailf.net. On y trouve notamment, à la rubrique SC36, un certain nombre de documents en français qui font le point sur cette action.

- Site du JTC1 - SC36 (en anglais) : http://jtc1sc36.org/

- Sur le processus de normalisation : Jean-Alain Hernandez, Normalisation et standardisation dans les nouvelles technologies, Techniques de l'ingénieur, vol. H 5 - 018


Présentation de Jean-Alain Hernandez par lui-même

Ingénieur de télécommunications, j'ai toujours été intéressé par les problèmes posés par la langue française dans l'enseignement, dans des disciplines où le poids de l'anglais se fait de jour en jour plus important. J'ai présidé pendant plusieurs années l'Association des informaticiens de langue française dont je suis actuellement le président d'honneur. À ce titre, je viens vous présenter quelques travaux menés dans cette association sur la normalisation des systèmes d'information pédagogiques.