Biennale de la Langue Française

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Albert DOPPAGNE

professeur honoraire de l'Université de Bruxelles

professeur émérite de l'Université d'Anvers


Enquête sur la langue des jeunes dans la Communauté française de Belgique, Wallonie Bruxelles


Tout comme celui des adultes, le langage des jeunes nous offre un état de la langue intéressant à plusieurs points de vue: une géographie linguistique inévitable, un champ de concurrence avec la langue standard, une source de néologismes notamment.

J'ai donc entrepris de donner une idée du langage des jeunes Belges francophones en ayant soin de choisir mes témoins en province aussi bien qu'à Bruxelles, capitale dont le statut est celui de ville bilingue: 80% de francophones au moins contre 20% de néerlandophones au plus. À retenir aussi que, de part et d'autre de la frontière linguistique, les dialectes gardent une certaine influence.

À la suite d'entretiens orientés et interrompus de questions, je suis parvenu, en peu de temps (le printemps 2001), à réunir un corpus d'un peu plus de 200 unités linguistiques. Il est évident et c'est dommage que le temps me manque ici pour signaler tout ce qui mériterait de l'être: je me résous donc à échelonner et distribuer mon exposé dans un cadre de type linguistique, sacrifiant ainsi, à mon grand regret, bien des détails vivants et pittoresques de ma moisson.

Mes témoins:

des élèves de l'enseignement secondaire: Marie, 13 ans, Charleroi;

Delphine, 14 ans, Namur;

Charlotte, 15 ans, Charleroi;

Pierre, 17 ans, Charleroi;

des étudiants de l'Université de Bruxelles: Christophe, 25 ans (philosophie);

Sandrine, 25 ans (psychologie).

Mes repères se veulent simples pour en arriver cependant à une statistique suffisamment parlante.

Des termes enregistrés et qui mont été fournis comme faisant partie de la langue des jeunes, un premier lot ne présente qu'une originalité relative puisque ces mots figurent au moins dans la dernière édition d'un des deux dictionnaires usuels que sont le Petit Robert et le Petit Larousse.

Remarque importante: ces deux ouvrages font déjà une place très large à l'usage familier contemporain ainsi qu'à l'argot. Détail supplémentaire qui touche notre enquête: depuis un bon quart de siècle, ces deux ouvrages accueillent une importante série de termes le plus souvent considérés comme belgicismes.

Ce premier lot lexical fourni par les deux dictionnaires représente exactement 30% de l'ensemble de mon corpus.

Démarche suivante: voir dans quelle mesure les autres mots pourraient figurer dans un dictionnaire d'argot (essentiellement parisien, cela va de soi). Ici aussi mon choix s'est porté sur un ouvrage fiable et récent: le Dictionnaire de l'argot publié sous la direction de Jean-Paul Colin (avec six collaborateurs) aux éditions Larousse en 1996.

De 9 à 10% des termes de notre corpus y sont représentés.

Bilan relatif à notre matière: sur un total de 200 termes et expressions, il y en a 40% qui sont attestés par des dictionnaires. Restent donc 60%, soit 120 termes qui peuvent prétendre à l'originalité.


Trêve de généralités, voici dont un bref aperçu illustré de la composition des mots dans ce langage des jeunes Belges francophones.

-Fréquence manifeste de l'apocope (abrègement du mot en négligeant la fin):

dégueu pour dégueulasse; des cheveux dégueu;

c'est gén pour c'est génial;

trans pour transpiration;

pouf pour poufiasse;

et de nombreux exemples dans le vocabulaire de l'école: sess pour session, délibé, proclam...

-Moins fréquente, l'aphérèse (suppression du début du mot):

un terme en pleine extension à l'heure actuelle: un blème pour un problème.

-La réduplication est normalement inévitable:

une bouboule pour une fille rondelette;

jojo, sacré jojo! se dit pour un naïf ou ce qui s'appelle un bête type en français de Belgique.

-La langue des jeunes procède naturellement aussi par suffixation et elle le fait à partir de radicaux qui relèvent de notre enquête.

Sur buse qui, en français de Belgique, signifie échec, on a créé le verbe buser, faire échouer.

le verbe bloquer, équivalent belge du français piocher, potasser, est à la base du déverbal la bloque, la période d'étude intensive qui précède les examens et qui se dit aussi blocus (à l'origine chez les étudiants de l'université de Louvain).

Un studio, un logement pour étudiants se dit kot (terme d'origine flamande) et ce mot a donné le verbe koter, habiter un kot.

Souvent, le suffixe est péjoratif ou nettement argotique:

nibard se dit au lieu de nichon;

calebard pour caleçon;

soutard pour soutien-gorge.

Mais le calebard se mue parfois en calebute et le soutard en soutif!

-L'enrichissement du lexique par composition n'est pas en reste:

faux-cul se dit pour hypocrite et l'étudiant qui partage le kot de tout à l'heure avec un camarade vaut à celui-ci le nom de cokoteur (à Louvain, on a relevé cokotier!).

une création amusante: un slip bien collant est qualifié de moule-bite!

-Le verlan n'est pas ignoré; on peut même le croire très prisé puisque chébran en est arrivé à signifier très bien.

Signalons au passage meuf pour femme et ouf pour fou: t'es ouf ou quoi?

-Aucun parler d'aujourd'hui ne semble pouvoir échapper à la mode de la siglaison. À côté d'une série de termes relatifs à l'enseignement et à l'administration, contentons-nous de signaler, dans la bouche des jeunes, T.D. couramment employé pour thé dansant.


Voici, à présent, des faits plus proprement grammaticaux:

-l'emploi d'un pluriel pour un mot qui, en français standard, ne se trouve qu'au singulier: raconter des baratins, avec ce supplément dune modification de sens car, ici, baratins tend à traduire mensonges;

-la formation originale de féminins: une bleuette est une jeune étudiante, forme féminine de bleu, nouvel élève, jojote est le féminin de jojo.

Nous venons de le constater, le sens des mots doit être examiné. On entend dire, par exemple, ce type, c'est une base, vraiment il est basé. Cela se dit d'un costaud.

La locution française d'office s'emploie curieusement pour d'accord.

Elle a déjà quelqu'un? Je ne savais pas qu'elle avait quelqu'un: dans ces façons de parler, quelqu'un a le sens précis d'amoureux, de galant, voire davantage! Acception ignorée ou négligée par les dictionnaires.


Mais cette évolution ne va pas toujours sans quelque fourvoiement. J'en relève deux:

se viander, en argot, peut avoir le sens de se tuer dans un accident, de s'entretuer ou, finalement, de se blesser. Pour mes témoins, cela signifie se tromper; confusion possible avec se planter, également bien connu.

Nous venons de parler de kot, chambre d'étudiant, et du verbe dérivé koter. Il est bon de savoir qu'en Belgique le zizi se dit quette, d'où le verbe correspondant quetter. C'en est assez pour apprécier à sa juste valeur stylistique cette espèce de proverbe que j'ai noté chez les étudiants de Bruxelles: Qui kotte quette!

Formule particulièrement concise qui, par ses vertus sonores et mnémotechniques, nous permet de parler de littérature orale, celle des proverbes notamment. Trois syllabes seulement, trois fois la même consonne initiale K, trois voyelles différentes, deux aiguës encadrant une plus grave et, couronnant le tout, une contre-assonance kot-ket! Une vraie réussite qui, en dépit de son caractère disons: décolleté nous offre une étincelle de littérature.


Car les mots ne sont pas toute la langue et je m'en voudrais de ne pas aborder le concret qu'elle sert à exprimer.

La langue des jeunes, telle qu'elle nous apparaît, se révèle étonnamment riche dans certains domaines, à l'exclusion d'autres. J'en prendrai trois, que j'intitulerai familièrement: l'ennui, la bagarre et la fricassée de museaux.

L'ennui d'abord, particulièrement propre à l'adolescence.

Que de façons de dire la barbe! En voici quelques-unes: Ça devient lourd! Tu me prends la tête! Tu me pèles le jonc! Tu me les casses! Tu me les broutes! (ce pronom les représente bien entendu ce que nos amis canadiens nomment les gosses!) et le mot n'est plus sous-entendu quand il s'agit d'un terme assez spécial pour ne pas être compris par tous: j'ai les bonnax!

(Se) casser la gueule serait faible ou banal au regard de péter la gueule ou se péter la gueule, de démonter quelqu'un, de se faire encastrer ou se faire refaire le portrait quand ce n'est pas mettre la tête au carré!

Fort heureusement, le sexe et l'amour apportent la correction souhaitée: évoquons simplement ces domaines volcaniques en ne rappelant que sept façons de dire un baiser! Le mot le plus neutre et le plus courant en français de Belgique, c'est une baise: Donne une baise à ta tante! (sens très différent de ce que les dictionnaires français entendent par la baise!).

En Wallonie, familièrement, on parle souvent de donner un bètch. Il s'agit là d'un mot wallon qui a pour premier sens bec, le terme courant en français du Québec pour le baiser.

Citons encore le pop d'origine onomatopéique tout comme smack qui se dit pour un baiser sonore.

Si le poutou, d'enfantin qu'il était à l'origine, est devenu familial, patin et pelle, par contre, représentent des réalités plus élaborées méritant un verbe approprié: un patin, une pelle, cela se roule!


Il est temps de conclure. Je crois pouvoir dire que la langue des jeunes Belges mérite l'attention des linguistes par sa richesse en certains domaines, par sa différence de celle des jeunes Français, par son caractère imagé et dégagé de toute pudeur, par son rôle possible de creuset ou de source pour le français de Belgique.

S'il m'est permis de suggérer deux nouvelles aires de recherche, je propose la chronologie par rapport à l'argot parisien, certains termes arrivant chez les Belges avec un sérieux retard et d'autres adoptés immédiatement.

Je pense aussi à la sociolinguistique, étant donné l'extension de ce langage limité à une classe sociale aujourd'hui très composite (ethnie et économie) et, nécessairement, à une tranche d'âge bien déterminée.

Enfin, l'étymologie pourrait peut-être tenter un orateur de la prochaine Biennale!


Corpus

Références: A argot, Fl flamand, L Larousse, R Robert, W wallon.

air bag approfondir asperge R, L


balance baleine baptême bar à putes baraki W baratins base basé bergère A

bètch W bexon bièsse W biscuit A black R, L blairer blème bleuette blocus

bloque n.f. bloquer L bloqueur bœuf L bonne bonne fille bonnox boss R, L bouboule

boule bourine Fl bourré L bourrer boutonneux branler branlette espagnole brosser L brosseur

brouter buse buser L


caisse R calebard calebute carré R casser R se casser R casserole R chatte A chcarpe

chébran cheminée A chier R chouses cochonne R, L cokoteur cool R copion L couille

couille plate cramique L crapaud croûton L, A cul


daube A déchirer L défoncé R dégager A dégueu délibé démonter dirlo A disjoncter L droite n.f.


encastrer enculer entuber R enzymes gloutons


fauve R, L faux-cul A flairer W flash A flasher R, L fond fourche L frein R frimeur fringues L, A froc A


géant R gén gland R glander R gnac gnon R, L gnome R, L se goinfrer R, L gourdin A se gourer R, L gonzesse R, L

gros malin gueule R


jardinier jojo R, L jojote jonc A


keuf R, L kot L koter koteur


lézard R, L, A liaison L lourd lynché lyncher


malin malle R marlouf maze mec R, L melons meuf R, L miches A mocheté R

mofler L mofleur morpion R mort mouk moule-bite


nain de jardin nana R, L net nibard nichon R, L nickel R, L ninya niquer R, A


d'office ouf


pain R papelard pas-beau pas-belle passer R pastèques patin R pêche R, L peler A

pelle R péniches A perche R pétard R, L pétasse R pèt pété R pèté-net W péter

pipelette R, L pieu R, L se planter R, L plein-mort plume poil poissons à point pop

portrait A pouf A poulet R pourcha W poutou prendre proclam puer R pustuleux


quelqu'un quette W quetter W


raisin sec ramoner A rancard (ou rencard) R rat R râteau recaler R refaire riche roni n.m. et adj.

rouler R, L rudi


salope R, L saquer R sess smack soutard soutif speedé R


tchin t.d. terrible R, L tête thon (ou ton?) toile R tojol adj. touche R, L se tracer A

trans tremper trènquil trique R trognon trouer trouille W tuer


vache R, L se viander vioc (ou vioque) R vlaam Fl volant n.m.


zen

 

Accréditation OING Francophonie

Sommaire des Actes de la XIXe Biennale

SOMMAIRE

XIXe Biennale à Hull-Ottawa 2001

Jeunesse et langue française. Créer, partager, entreprendre.

Langue française au Canada et en Amérique du Nord.


Préface par Roland Eluerd

Remerciements

SEANCE SOLENNELLE D'OUVERTURE

Messages de:

La très Honorable Adrienne Clarkson

L'Honorable Lise Thibault

L'Honorable Sheila Copps

Allocutions de:

M. Marcel Proulx

S.E. M. Denis Bauchard

M. Marcel Hamelin

M. Francis R. Whyte

M. Roland Eluerd

et Hommage posthume à Henri Bergeron par Roland Eluerd

Résultats de l'enquête par Mme Jeanne Ogée

JEUNESSE ET LANGUE FRANÇAISE

I . Créer

I. A . La poésie

Débat la poésie

I. B . Les technologies de l'information

Alain Vuillemin

Jean-Alain Hernandez

Louise Guay

Frédéric Nolin

Synthèse de René Morin

Remise des prix du concours “Les mordus de la langue”par Alain Landry

II . Partager

II. A . Les mots

Albert Doppagne

Noëlle Guilloton

Claire-Anne Magnès

Débat sur les mots animé par Antonine Maillet

II. B . Les engagements, les O.N.G.

Angèle Bassolé-Ouédraogo

Herman Zoungrana

Gabriela Marcu

Débat

II. C . L'enseignement du français

Micheline Sommant

Pascale Lefrançois

Sally Rehorick

Pierre C. Bélanger

Débat 1 sur l'enseignement

Marius Dakpogan

Mioara Todosin

Cécilia Gaudet

Fabienne Cauchi

synthèse par Ibnou Dia

Débat 2 sur l'enseignement

Hommage à Philippe Desjardins

III . Entreprendre

III. A . Jeunes entrepreneurs

Théodore Boukaré Konseiga

Sidney Ribaux

Daniel La Bossière

Débat 1 sur Entreprendre

III.B . Espace linguistique de la jeune entreprise francophone

Éric Bergeron

Jean-Paul Buffelan-Lanore

Isabelle Plouffe

Débat 2 sur Entreprendre

LANGUE FRANÇAISE AU CANADA ET EN AMÉRIQUE DU NORD

A . Paysage linguistique canadien et nord-américain

Gratien Allaire

Lise Dubois

Paul Dubé

Geneviève Labrecque

Samia I. Spencer

Débat Canada Amérique 1

B . Langue et culture dans le contexte canadien et nord-américain

Lise Gaboury-Diallo

Naïm Kattan

Miléna Santoro

René Cormier

C . Vitalité de la langue française au Canada

Lisa Balfour Bowen

Michel Chartier

Joan Netten

James Thériault

D.Témoignages

Isabelle Chiasson

Luc Lainé

Anne Pham-huy

Débat Canada Amérique 2

Mot de la fin par Norman Moyer

Allocution de Jean-Louis Roux

TABLE RONDE Le choc des cultures

Animateur Jean-Louis Roy


SEANCE DE CLOTURE

Vœux

Discours de clôture par Roland Eluerd

Liste des participants

Échos de la XIXe Biennale


A la Une

« La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93