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Claire-Anne MAGNÈS

Rédactrice en chef de Francophonie vivante, Communauté Wallonie-Bruxelles (Belgique)


Quand les romanciers donnent la parole aux jeunes


Le thème de la XIXe Biennale Jeunesse et langue française m'a incitée à faire moi aussi, comme mon compatriote Albert Doppagne, une enquête sur le parler des jeunes, mais en interrogeant des livres et non des personnes. Mon point de départ est donc cette question: comment parlent les jeunes dans les romans?

Ma recherche couvre une quinzaine de livres. Je n'ai choisi que des œuvres littéraires, excluant les romans policiers, les bandes dessinées, etc. Quatre romans, d'époques et d'origines différentes, font l'objet dune étude plus détaillée.

Première constatation, d'ordre général: le plus souvent, la langue des personnages de romans est celle de leur auteur. Certes les dialogues ont une syntaxe propre, mais ils s'insèrent dans le récit sans rupture de registre, de ton. Cette remarque qui, j'insiste, est loin d'avoir valeur de règle, vaut pour les classiques d'hier et d'aujourd'hui, ainsi que pour bon nombre de contemporains, même quand leur écriture est peu académique.

Autre constatation, dune portée moins générale: quand des personnages de romans parlent autrement, quand leur langue tranche sur le contexte, c'est souvent parce que l'écrivain met en évidence leur accent marque dune identité régionale ou étrangère , des expressions typiques ou des tics de langage qui témoignent de leur appartenance sociale ou de leur caractère (nervosité, hésitation...).

Par contre, il est bien moins fréquent que l'âge soit un facteur de caractérisation du langage. Les jeunes, voire les enfants, parlent comme des adultes... qui parlent comme des livres.

C'est même vrai chez Molière, auteur de théâtre, genre oral par excellence. Agnès, les filles et les fils d'Orgon, d'Argan, d'Harpagon, de Monsieur Jourdain ne parlent pas différemment des maîtres de la maison. Ce n'est pas le cas des servantes, ni des paysans.

Rappelons-nous Martine dans Les Femmes savantes (Acte II, scène VI):

"Tout ce que vous prêchez est, je crois, bel et bon;

Mais je ne saurais, moi, parler votre jargon. [...]

Quand on se fait entendre, on parle toujours bien,

Et tous vos biaux dictons ne servent pas de rien" (1)

Écoutons Charlotte et Pierrot au deuxième acte (scène I) de Dom Juan:

Pierrot: Parquienne, il ne s'en est pas fallu l'époisseur d'une éplinque, qu'ils ne se sayant nayez tous deux.

Charlotte: C'est donc le coup de vent da matin qui les avoit ranvarsez dans la mar.(2)

Mais venons-en au roman, et amusons-nous du contraste entre le parler sans âge d'une jeune fille de seize ans et l'imitation de l'accent d'un jeune Italien extravagant dans François le bossu de la Comtesse de Ségur (vers 1865) (3):

"Comment pouvais-je être gaie et m'amuser, mon père, pendant que François souffrait et que vous partagiez son malaise? Je n'entendais autour de moi que des propos méchants, je ne voyais que des visages moqueurs ou indifférents. Ici c'est tout le contraire: les paroles sont amicales, les visages expriment la bonté et l'amitié. Non, cher père, je voudrais ne jamais sortir d'ici." (p. 204)

"Cer monsieur de Nancé, ze ne souis pas bête, quoique zaie l'air d'oune imbécile; c'est comme ça qu'il faut faire avec cette signora absourdissima. Elle croit quelle est souperbe, ze lui dis quelle est souperbe; elle croit que zé l'adore. Voilà la signora ensantée; ze souis peut-être le seul qui dise comme elle; alors elle pardonne et ne se fasse pas quand ze viens donner des leçons à ma Christinetta. Voilà pourquoi zai écrit comme oune imbécile." (p.160)


Quand les personnages parlent comme leur auteur

Voici, relevés dans un choix de romans de tons différents, publiés entre 1827 et 1959, des exemples de jeunes personnages de romans qui usent non d'un langage propre mais de celui du romancier.

Henri Moke, Les gueux de mer (1827) (4) [Historien belge, auteur d'ouvrages d'histoire et de romans historiques. L'action se passe au XVIe siècle.]

"Pauvres enfants, dit la jeune comtesse, n'avez-vous donc plus de pères? êtes-vous tous orphelins?

Hélas! bonne dame, répondirent-ils, nos pères et nos frères aînés sont en prison pour n'avoir pu payer les nouvelles impositions; on a saisi nos troupeaux et nos instruments aratoires, on nous a chassés de l'humble toit qui nous couvrait."

Jules Barbey d'Aurevilly, Le plus bel amour de Don Juan (1867), dans Les Diaboliques (1874)(5) [Une préadolescente se confie à sa mère.]

"Mère, c'était un soir. Il était dans le grand fauteuil qui est au coin de la cheminée, en face de la causeuse. Il y resta longtemps, puis il se leva, et moi j'eus le malheur d'aller m'asseoir après lui dans ce fauteuil qu'il avait quitté. Oh! maman!... c'est comme si j'étais tombée dans du feu. Je voulais me lever, je ne pus pas... le cœur me manqua! et je sentis... tiens! là, maman... que ce que j'avais... c'était un enfant!..."

Émile Zola, L'Assommoir (1877) (6) [De Zola, romancier naturaliste c'est-à-dire membre d'une école qui veut reproduire fidèlement la réalité ce passage de L'Assommoir, dont la langue fit scandale.]

"Un jour, Gervaise qui lui reprochait sa vie crûment [...] exécuta enfin sa menace en lui secouant sa main mouillée sur le corps. La petite [Nana], furieuse, se roula dans le drap, en criant:

En voilà assez, n'est-ce pas? maman! Ne causons pas des hommes, ça vaudra mieux. Tu as fait ce que tu as voulu, je fais ce que je veux.

Comment? comment? bégaya la mère.

Oui, je ne t'en ai jamais parlé, parce que ça ne me regardait pas; mais tu ne te gênais guère, je t'ai vue assez souvent te promener en chemise, en bas, quand papa ronflait... Ça ne te plaît plus maintenant, mais ça plaît aux autres. Fiche-moi la paix, fallait pas me donner l'exemple!"

Émile Zola, La Terre (1887) (7)[Cest une jeune paysanne qui parle.]

"Elle a tort d'attraper les autres sur les hommes, dit Françoise posément. J'aurais pu lui répondre...

Et, se tournant vers le jeune homme, le dévisageant d'un air de malice:

C'est vrai, n'est-ce pas? qu'elle en fait porter à M. Hourdequin, comme si elle était sa femme déjà... Vous en savez peut-être bien quelque chose, vous?

Il se troubla, il prit une mine sotte." (Françoise à Jean)

Émile Zola, Le Rêve (1888) (8)[Et quand c'est une jeune fille bien élevée qui parle, cela donne:]

[...] "Vous me voyez à vos pieds, combien je suis petite, faible et humble. Cela vous sera facile de m'écarter, si je vous gêne. Vous n'avez qu'à lever un doigt, pour me détruire... Mais, que de larmes! Il faut savoir ce qu'on souffre. Alors, on est pitoyable... J'ai voulu, à mon tour, défendre ma cause, Monseigneur. Je suis une ignorante, je sais uniquement que j'aime et que je suis aimée... Cela ne suffit-il point? Aimer, aimer et le dire!" (Angélique à l'évêque)

Jules Renard, Poil de Carotte (1894) (9) [Poil de Carotte est collégien.]

"C'est drôle. Où l'as-tu retrouvée [une pièce d'argent], toi, maman? Moi, je l'ai retrouvée dans cette allée, au pied du poirier. J'ai marché vingt fois dessus, avant de la voir. Elle brillait. J'ai cru d'abord que c'était un morceau de papier, ou une violette blanche. Je n'osais pas la prendre. Elle sera tombée de ma poche, un jour que je me roulais dans l'herbe, faisant le fou. Penche-toi, maman, remarque l'endroit où la sournoise se cachait, son gîte. Elle peut se vanter de m'avoir causé du tracas."

Roger Martin du Gard, Les Thibault. Troisième partie: La belle saison (1923) (0) [Accompagné de son ami et de son frère, Jacques vient voir sil est reçu à l'École normale.]

"Rien de pire que ce quart d'heure avant l'affichage, déclara Antoine.

Croyez-vous? objecta Daniel en souriant. [...] Il y a toujours un peu de volupté dans lattente.

Antoine haussa les épaules.

Tu l'entends? demanda-t-il à son frère. Pour moi, reprit-il, j'ai déjà subi quatorze ou quinze “attentes” de ce genre, et je n'ai jamais pu m'y habituer. D'ailleurs, j'ai remarqué que ceux qui font, à ces moments-là, figure de stoïciens, ce sont presque toujours les médiocres, les faibles.

Tout le monde ne sait pas savourer l'impatience, reprit Daniel" [...].

Raymond Queneau, Zazie dans le métro (1959) (11) [L'exclamation préférée de Zazie, dont on a un exemple ci-dessous, fait partie de son langage à elle. Mais le roman tout entier, y compris le récit à la troisième personne, utilise une langue créative, joyeusement non conformiste et faisant la part belle aux jeux de mots, aux mots déformés, à la transcription de prononciation, à la francisation (écrite) de mots anglais, etc.]

"Mais non, dit Gabriel, mais non, Charles, c'est un pote et il a un tac. Je nous le sommes réservé à cause de la grève précisément, son tac. T'as compris? En route.

Il ressaisit la valoche d'une main et de l'autre il entraîna Zazie.

Charles effectivement attendait en lisant dans une feuille hebdomadaire la chronique des cœurs saignants. Il cherchait, et ça faisait des années qu'il cherchait, une entrelardée à laquelle il puisse faire don des quarante-cinq cerises de son printemps. Mais les celles qui, comme ça, dans cette gazette, se plaignaient, il les trouvait toujours soit trop dindes, soit trop tartes. Perfides ou sournoises. Il flairait la paille dans les poutrelles des lamentations et découvrait la vache en puissance dans la poupée la plus meurtrie.

Bonjour, petite, dit-il à Zazie sans la regarder en rangeant soigneusement sa publication sous ses fesses.

Il est rien moche son bahut, dit Zazie.

Monte, dit Gabriel, et sois pas snob.

Snob mon cul, dit Zazie.

Elle est marrante, ta petite nièce, dit Charles qui pousse la seringue et fait tourner le moulin.

D'une main légère mais puissante, Gabriel envoie Zazie s'asseoir au fond du tac, puis il s'installe à côté d'elle." (p.14-15)


Les romanciers donnent la parole aux jeunes

Il est temps de passer à des œuvres où les jeunes héros de romans parlent différemment des adultes. Pour commencer, deux exemples isolés, l'un du XIXe, l'autre du XXe siècle.

–Jules Vallès, Jacques Vingtras **, Le Bachelier (1881) (1)[Jacques a vingt ans. Nous sommes à Paris en 1870.]

"Une débandade! des gens qui fuient!

Je reconnais toute ma crémerie qui a les talons près du derrière."

Jean-Paul Sartre, Les chemins de la liberté, I, L'âge de raison (1945) (13) [Nous sommes à Paris en 1938. Boris est étudiant. Il parle de son professeur à Lola, sa maîtresse.]

"Boris se sentait engourdi et pacifique, il expliqua:

Ça ne fait rien qu'on soit mal fringué quand on ne s'occupe pas de ses fringues. Ce qui est moche, c'est de vouloir épater et de rater ses effets. [...]

Tu ne m'as toujours pas dit pourquoi tu le trouvais si bien.

Elle était comme ça, elle ne pouvait jamais s'arrêter quand elle avait commencé. [...]

Dis, pourquoi?

Parce qu'il est bien. Oh! gémit Boris, tu me cours. Il ne tient à rien." (p.420-421)

Jacques Vingtras est écrit à la première personne; ce n'est pas le cas de la trilogie de Sartre. La langue de Boris tranche donc davantage sur le récit.

Passons enfin aux quatre romans que j"ai examinés plus en détail. Ce sont:

Les Misérables de Victor Hugo (1862);

La vie devant soi d'Émile Ajar (1975);

Allah n'est pas obligé d'Ahmadou Kourouma (2000);

Du bout des lèvres d'Anouchka Moulart (2001).

Point commun à ces trois œuvres contemporaines: elles sont écrites à la première personne.


(1862 Victor Hugo, Les Misérables) (14)

Dans Les Misérables, c'est, du point de vue du langage, le personnage de Gavroche qui a retenu mon attention.

Dans les pages qui nous occupent, nous sommes à Paris, en 1832. Fils des Thénardier dont il est le troisième enfant, délaissé par ses parents, Gavroche vit de façon autonome, bien qu'il ne soit qu'un gamin. Il côtoie les rôdeurs, les voleurs, les voyous mais il est honnête, généreux, joyeux et enthousiaste de nature, tout en étant très réaliste...

Il parle le français populaire du petit peuple de Paris et connaît bien l'argot, ce jargon des malfaiteurs.

Il a le sens de la langue, en saisit les registres; il fait des jeux de mots plaisants, et parfois très subtils. Nous le verrons par des exemples.

La question de la langue populaire et de l'argot occupe une place non négligeable dans Les Misérables. Le Livre septième (pp. 1002-1025), s'intitule L'argot. Hugo donne son explication (on notera qu'elle ne rencontre pas l'adhésion des linguistes)de l'origine et des racines de ce jargon, cite de nombreux exemples, étudie les conditions sociales qui l'entourent.

Juste avant ces pages théoriques, la dernière scène du Livre sixième (pp. 995-1001) met en présence des voleurs qui parlent leur langue secrète, différente selon les quartiers: l'argot des barrières n'est pas celui du Temple. Selon les lieux, un enfant, ou moucheron, se nomme un môme ou un mion.

Pour le lecteur actuel, la traduction d'un grand nombre de ces termes est indispensable.

La langue de Gavroche, celle des voleurs offrent des expressions très imagées:

"Gavroche, tout en écoutant, s'était saisi d'une canne que Montparnasse tenait à la main; il en avait machinalement tiré la partie supérieure, et la lame d'un poignard avait apparu.

Ah! fit-il en repoussant vivement le poignard, tu as emmené ton gendarme déguisé en bourgeois." (p.971)

À quoi Montparnasse répond qu'il est toujours bon d'avoir une épingle sur soi. Un peu plus loin (pp.973-974), pour avertir Gavroche de la présence d'un sergent de ville, il se sert d'une phrase mystérieuse qui contient l'assonance répétée de dig: elle veut dire que l'on ne peut parler librement.

Revenons à Gavroche pour l'écouter parler aux deux petits garçons perdus qu'il prend sous sa protection. Ces citations proviennent toutes du Livre sixième des Misérables. Les trois chapitres de ce Livre ont pour titre d'ensemble Le petit Gavroche.

[...] "Le petit Gavroche courut après eux et les aborda:

Qu'est-ce que vous avez donc, moutards?

Nous ne savons pas où coucher, répondit l'aîné.

C'est ça? dit Gavroche. Voilà grandchose. Est-ce qu'on pleure pour ça? Sont-ils serins donc!

Et prenant, à travers sa supériorité un peu goguenarde, un accent d'autorité attendrie et de protection douce:

Momacques, venez avec moi.

Oui, monsieur, fit l'aîné.

Et les deux enfants le suivirent comme ils auraient suivi un archevêque. Ils avaient cessé de pleurer [...]

Gavroche, tout en cheminant, jeta un coup d'œil indigné et rétrospectif à la boutique du barbier.

Ça na pas de cœur, ce merlan-là, grommela-t-il. C'est un angliche. [...]

Ce perruquier l'avait rendu agressif. [...]

Et sur ce, il éclaboussa les bottes vernies d'un passant.

Drôle! cria le passant furieux.

Gavroche leva le nez par-dessus son châle.

Monsieur se plaint?

De toi! fit le passant.

Le bureau est fermé, dit Gavroche, je ne reçois plus de plaintes. (p.966)

Il reprit après un silence:

Ah! nous avons perdu nos auteurs [nos parents]. Nous ne savons plus ce que nous en avons fait. Ça ne se doit pas, gamins. C'est bête d'égarer comme ça des gens d'âge. Ah çà! il faut licher pourtant. [...]

Calmons-nous, les momignards. Voici de quoi souper pour trois. (p.968)

Colle-toi ça dans le fusil." (p.970)

Trois mois ont passé. Gavroche n'a plus revu les enfants. C'est l'émeute à Paris. Gavroche s'est emparé d'un pistolet dont il découvre ensuite qu'il ne possède pas de chien. Les extraits qui suivent sont tirés du Livre onzième: L'atome fraternise avec l'ouragan (pp.109-1107).

"En les quittant, il leur avait donné rendez-vous pour le soir au même endroit, et leur avait laissé pour adieu ce discours: Je casse une canne, autrement dit je mesbigne, ou, comme on dit à la cour, je file. Les mioches, si vous ne retrouvez pas papa maman, revenez ici ce soir. Je vous ficherai à souper et je vous coucherai. (p.1096)

Un peu plus loin, voyant passer un groupe d'êtres bien portants qui lui parurent des propriétaires, il haussa les épaules et cracha au hasard devant lui cette gorgée de bile philosophique:

Ces rentiers, comme c'est gras! Ça se gave. Ça patauge dans les bons dîners. Demandez-leur ce qu'ils font de leur argent. Ils n'en savent rein. Ils le mangent, quoi! Autant en emporte le ventre. (p.1097)

L'agitation d'un pistolet sans chien qu'on tient à la main en pleine rue est une telle fonction publique que Gavroche sentait croître sa verve à chaque pas. Il criait, parmi des bribes de la Marseillaise qu'il chantait:

Tout va bien. [...] Les bourgeois n'ont qu'à bien se tenir, je vas leur éternuer des couplets subversifs. Qu'est-ce que c'est que les mouchards? c'est des chiens. Nom dunch! ne manquons pas de respect aux chiens. Avec ça que je voudrais bien en avoir un à mon pistolet. Je viens du boulevard, mes amis, ça chauffe, ça jette un petit bouillon, ça mijote. Il est temps d'écumer le pot. En avant les hommes! qu'un sang impur inonde les sillons! Je donne mes jours pour la patrie, je ne reverrai plus ma concubine, n-i-n-i-, fini, oui, Nini! mais c'est égal, vive la joie! Battons-nous, crebleu! j'en ai assez du despotisme. (p.1097-98)

[...] Il regarda son pistolet d'un air de reproche qui semblait essayer de l'attendrir.

Je pars, lui dit-il, mais toi tu ne pars pas.

Un chien peut distraire d'un autre. Un caniche très maigre vint à passer. Gavroche s'apitoya.

Mon pauvre toutou, lui dit-il, tu as donc avalé un tonneau qu'on te voit tous les cerceaux.

Puis il se dirigea vers l'Orme-Saint-Gervais." (p. 1100)

Nous disions que Gavroche a le sens de la langue. Aux petits garçons qui ne comprennent pas tous ses mots, il traduit les termes argotiques ou populaires.

"Quand le pain fut coupé, le boulanger encaissa le sou, et Gavroche dit aux enfants:

Morfilez.

Les petits garçons le regardèrent interdits. Gavroche se mit à rire:

Ah! tiens, c'est vrai, ça ne sait pas encore, c'est si petit!

Et il reprit:

Mangez. (p.969)

Môme! on ne dit pas les sergents de ville, on dit les cognes. [...]

Moutard! reprit Gavroche, on ne dit pas un logement, on dit une piolle. [...]

On ne dit pas la nuit, on dit la sorgue. [...]

On ne dit pas brûler la maison, fit Gavroche, on dit riffauder le bocard. [...]

[...] C'est très mauvais de ne pas dormir. Ça vous fait schlinguer du couloir ou, comme on dit dans le grand monde, puer de la gueule. [...]

On ne dit pas la tête, cria Gavroche, on dit la tronche.

Les deux enfants se serrèrent l'un contre l'autre. Gavroche acheva de les arranger sur la natte et leur monta la couverture jusqu'aux oreilles, puis répéta pour la troisième fois l'injonction en langue hiératique:

Pioncez! (pp.982-984)

Mais quand il parle au boulanger, il s'exclame:

Keksekça? [...]

Eh mais! c'est du pain, du très bon pain de deuxième qualité.

Vous voulez dire du larton brutal [du pain noir], reprit Gavroche, calme et froidement dédaigneux. Du pain blanc, garçon! du larton savonné! je régale." (p. 969)

Contrairement à presque tous les autres romans parcourus en vue de ce travail, Les Misérables différencient le parler des divers personnages. Plus encore, il marque la variété de l'expression suivant les circonstances. Thénardier ne parle pas avec ses complices de la même manière qu'il s'adresse à Marius, par exemple.

Évidemment, tout le monde n'est pas Victor Hugo...


Émile Ajar, La vie devant soi (1975) (15)

Avec Émile Ajar, en réalité Romain Gary, on a affaire à un des plus beaux cas de supercherie littéraire. Gary a obtenu le Goncourt pour Les racines du ciel en 1956. Le même prix littéraire est décerné à Ajar pour La vie devant soi en 1975. Deux ans plus tard, un film est tiré du roman. Madame Rosa y est incarnée par Simone Signoret.

L'action se déroule en 1970, à Belleville, quartier populaire de lest de Paris (XIXe et XXe arrondissements).

Le roman est écrit à la première personne. Le narrateur, Mohammed, dit Momo, n'est plus un enfant, mais il n'est pas encore un adulte. Précoce, étonnamment lucide, il se croit âgé de dix ans alors qu'il en a quatorze en réalité. Apprenant son âge véritable, il vieillira de quatre ans en en jour. Pour se défendre contre le monde qu'il observe, il rêve aux êtres qui le protégeraient: une lionne, un super flic... Il dit: la meilleure chose pour moi c'est daller vivre où ce n'est pas vrai. (p.153)

Comme Gavroche, Momo n'est guère protégé. Comme lui, il a de solides qualités morales même s'il vole à l'occasion et beaucoup d'amour en lui. Il n'est donc pas surprenant de trouver des références au roman de Victor Hugo dans celui d'Émile Ajar. Monsieur Hamil, le vieil Arabe sage à qui Momo doit beaucoup de choses (de savoir lire, par exemple) possède et transporte sur lui deux livres: le Coran et les Misérables. Aussi Momo dit-il, songeant à son avenir: Non, ce que j'aimerais, c'est d'être un mec comme Victor Hugo. Monsieur Hamil dit qu'on peut tout faire avec les mots mais sans tuer les gens et quand j'aurai le temps je vais voir. (p.122). Monsieur Hamil a un livre de Monsieur Victor Hugo sur lui et quand je serai grand j'écrirai moi aussi les misérables parce que c'est ce qu'on écrit toujours quand on a quelque chose à dire. (p.203)

Comment parle Momo? Sa syntaxe est celle de l'oral. Le rythme, celui d'une parole abondante, rapide; les phrases sont longues et contiennent relativement peu de signes de ponctuation. Quant au vocabulaire, il est fait essentiellement de cet argot d'aujourd'hui, devenu quotidien, dont chacun peut user et dont les termes sont étiquetés comme familiers ou, plus souvent, vulgaires par les dictionnaires.

Par ignorance, Momo déforme certains mots, en utilise d'autres à mauvais escient, détourne des expressions ou encore, les prend à la lettre.

Passons au texte. Les premières lignes du roman donnent le ton:

"La première chose que je peux vous dire c'est qu'on habitait au sixième à pied et que pour Madame Rosa, avec tous ces kilos quelle portait sur elle et seulement deux jambes, c'était une vraie source de vie quotidienne, avec tous les soucis et les peines." (p. 23, première phrase du roman)

Deux pages plus loin, mots détournés et candeur feinte pour dénoncer le racisme:

[...] "Il m'a regardé et a observé le silence. Il devait penser que j'étais encore interdit aux mineurs et qu'il y avait des choses que je ne devais pas savoir. En ce moment je devais avoir sept ans ou peut-être huit, je ne peux pas vous dire juste parce que je n'ai pas été daté, comme vous allez voir quand on se connaîtra mieux, si vous trouvez que ça vaut la peine. (p.25)

Pendant longtemps, je n'ai pas su que j'étais arabe parce que personne ne m'insultait. On me l'a seulement appris à l'école." (p.25-26)

Le lexique quotidien de Momo est riche en mots familiers comme en gros mots: "chialé, ralbol, des frusques, des sapes, se fringuer, conneries, connasse, salope, être à poil, en avoir plein le cul, une piquouse, se piquer, se sucrer [se droguer], un pardaf" (p.207). Madame Rosa tient un "clandé pour enfants de putes" (p.200).

"Ils étaient blonds et habillés comme on croit rêver, avec des vêtements pour luxe, le genre de sapes qu'on ne peut pas voler parce qu'elles ne sont pas à l'étalage et il faut franchir les vendeuses pour y arriver. Ils mont tout de suite regardé comme si j'étais de la merde. J'étais fringué comme un minable, je l'ai senti tout de suite. J'avais une casquette qui était toujours debout sur ses arrières parce que j'ai trop de cheveux et un pardaf qui m'arrivait aux talons. Quand on fauche des frusques, on n'a pas le temps de mesurer si c'est trop grand ou trop petit, on est pressé." (p. 206-207)

Moi, l'héroïne, je crache dessus. Les mêmes qui se piquent deviennent tous habitués au bonheur et ça ne pardonne pas, vu que le bonheur est connu pour ses états de manque. Pour se piquer, il faut vraiment chercher à être heureux et il n'y a que les rois des cons qui ont des idées pareilles. Moi, je me suis jamais sucré, j'ai fumé la Marie des fois avec des copains pour être poli et pourtant, à dix ans, c'est l'âge où les grands vous apprennent des tas de choses. Mais je tiens pas tellement à être heureux, je préfère encore la vie." (p. 91)

D'un usage fréquent, ces deux mots déformés: "proxynète et travestite":

"À la maison, nous avons trouvé Monsieur NDa Amédée, le maquereau qu'on appelle aussi proxynète. Si vous connaissez le coin [Momo habite Belleville], vous savez que c'est toujours plein d'autochtones qui nous viennent tous d'Afrique, comme ce nom l'indique." (p.43)

"J'essaie encore maintenant de dire proxénète et pas proxynète comme je faisais quand j'étais môme, mais j'ai pris l'habitude." (p. 205)

"On avait une amie Madame Lola qui se défendait au bois de Boulogne comme travestite et qui nous aidait beaucoup. [...] Elle avait été champion de boxe au Sénégal avant de devenir travestite et elle gagnait assez d'argent pour élever une famille, si elle n'avait pas la nature contre elle." (p.205)

Mots détournés de leur emploi normal: minoritaire (mineur), avorter (faire mourir, euthanasier), attaquée (avoir une attaque), se défendre (gagner sa vie en se prostituant), être psychiatrique, être daté (avoir une date de naissance connue), etc.

"Les gosses sont tous très contagieux. Quand il y en a un, c'est tout de suite les autres. (p.30)

Il y a des moments où je rêve d'être un flic et ne plus avoir peur de rien et de personne. Je passais mon temps à rôder autour du commissariat de la rue Deudon mais sans espoir, je savais bien qu'à neuf ans c'est pas possible, j'étais encore trop minoritaire. Je rêvais d'être flic parce qu'ils ont la force de sécurité. (p.44)

Il m'a expliqué que Madame Rosa avait sur elle assez de maladies pour plusieurs personnes et il fallait la mettre à l'hôpital [...]. Le moins que j'ai compris, c'est lorsqu 'il m'a dit que Madame Rosa était trop tendue et qu'elle pouvait être attaquée d'un instant à l'autre.

Mais surtout, c est la sénilité, le gâtisme, si tu préfères...

Moi je préférais rien mais j'avais pas à discuter. Il m'a expliqué que Madame Rosa s'était rétrécie dans ses artères, ses canalisations se fermaient et ça ne circulait plus là où il fallait. (p.126)

Expressions utilisées à mauvais escient: Madame Rosa a le droit de se faire avorter (se tuer) en vertu du droit sacré des peuples à disposer d'eux-mêmes.

Expressions prises à la lettre: voir ci-dessus: si tu préfères...Moi je préférais rien.

On l'aura compris: la fausse candeur, la naïveté feinte, c'est tout l'art d'Émile Ajar, dans ce roman. L'écrivain ne copie pas le langage des jeunes. Il forge une langue unique, savoureuse, drôle et qui modifie l'éclairage du réel. La langue de Momo est une création, et une création absolument réussie. Elle apparaît si spontanée, elle sonne si juste qu'on ne peut en imaginer une qui soit plus vraie.


Ahmadou Kourouma, Allah n'est pas obligé (2000) (16)

Écrivain ivoirien, né en 1927, Ahmadou Kourouma a été salué comme un des grands écrivains d'Afrique noire dès son premier roman, Les soleils des indépendances (1968).

Sa dernière œuvre, Allah n'est pas obligé, écrite à la première personne, donne la parole à un enfant soldat qui explique et raconte, avec un détachement apparent qui les rend plus terrifiantes encore, les aventures qu'il a vécues au milieu des guerres tribales au Liberia et dans la Sierra Leone: violences inouïes, cruauté que l'on a du mal à imaginer dans les pays du Nord, européens ou américains. L'action se passe dans le courant des années 1990.

Les premières pages ont beaucoup d'importance. Le narrateur s'y présente et explique de quoi se compose sa langue, à quels mots il recourt, à quels lecteurs il peut s'adresser.

Plutôt que de paraphraser, laissons la place au romancier:

Je décide, le titre définitif et complet de mon blablabla est Allah n'est pas obligé d'être juste dans toutes ses choses ici-bas. Voilà. Je commence à conter mes salades.

Et d'abord... et un... M'appelle Birahima. Suis ptit nègre. Pas parce que je suis black et gosse. Non! Mais suis ptit nègre parce que je parle mal le français. Cé comme ça. Même si on est grand, même vieux, même arabe, chinois, blanc, russe, même américain; si on parle mal le français, on dit on parle ptit nègre, on est ptit nègre quand même. Ça, c'est la loi du français de tous les jours qui veut ça. (p. 9)

Birahima parle, en deuxième lieu, de l'école et de l'enseignement, puis:

... Et trois... suis insolent, incorrect comme barbe d'un bouc et parle comme un salopard. Je dis pas comme les nègres noirs africains indigènes bien cravatés: merde! putain! salaud! J'emploie les mots malinkés comme faforo! (Faforo! signifie sexe de mon père ou du père ou de ton père.) Comme gnamakodé! (Gnamakodé! signifie bâtard ou bâtardise.) Comme Walahé! (Walahé! signifie Au nom dAllah!). Les Malinkés, c'est ma race à moi. [...] (p.10)

Le quatre nous apprend que:

[...]j'ai tué beaucoup de gens avec kalachnikov (ou kalach) et me suis bien camé avec kanif et les autres drogues dures. (p.11).

Le cinq est très important du point de vue de la langue du roman:

Pour raconter ma vie de merde, de bordel de vie dans un parler approximatif, un français passable, pour ne pas mélanger les pédales dans les gros mots, je possède quatre dictionnaires. Primo le dictionnaire Larousse et le Petit Robert, secundo l'Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire et tertio le dictionnaire Harraps. Ces dictionnaires me servent à chercher les gros mots et surtout à les expliquer. Il faut expliquer parce que mon blablabla est à lire par toute sorte de gens: des toubabs (toubab signifie blanc) colons, des noirs indigènes sauvages d'Afrique et des francophones de tout gabarit (gabarit signifie genre). Le Larousse et le Petit Robert me permettent de chercher, de vérifier et d'expliquer les gros mots du français de France aux noirs nègres indigènes d'Afrique. L'Inventaire des particularités lexicales du français d'Afrique explique les gros mots africains aux toubabs français de France. Le dictionnaire Harraps explique les gros mots pidgin à tout francophone qui ne comprend rien de rien au pidgin. (p.11)

Ainsi, tout au long de son récit, Birahima explique les termes difficiles ou peu courants qu'il emploie, qu'il s'agisse de mots français plus abstraits, de mots d''Afrique noire, d'expressions traduites de la langue africaine. Ces mises au point se présentent toujours entre des parenthèses. Ce signe de ponctuation est, par conséquent, extrêmement fréquent dans le roman (plus dune fois par page, à certains moments).

Quelques exemples:

Et lorsqu'ils l'envoyèrent dans la forêt il en revint en criant toujours grigriman, féticheur. Makou, lui commandèrent les enfants-soldats en pointant le kalach dans son cul. (Makou se trouve dans Inventaire des particularités lexicales du français d'Afrique noire. Ça veut dire silence.) (p.60)

Ils ont commencé à me déshabiller et moi j'ai continué à chialer, à chialer: Small-soldier, moi enfant-soldat. Moi soldat-enfant. Ils m'ont commandé de joindre la forêt, j'ai refusé et suis resté le bangala en l'air [bangala, a-t-on appris précédemment, signifie, d'après l'Inventaire, parties honteuses]. Je m'en fous de la décence. Je suis un enfant de la rue. (Décence signifie respect des bonnes mœurs d'après le Petit Robert.) Je m'en fous des bonnes mœurs, j'ai continué à chialer. (p. 60)

Walahé! Le colonel Papa le bon était sensationnellement accoutré. (Accoutré, c'est s'habiller bizarrement d'après mon Larousse.) Le colonel Papa le bon avait d'abord le galon de colonel. C'est la guerre tribale qui voulait ça. (p.61)

Dès que les chasseurs traditionnels et professionnels ont mis les mains sur la région de Mile-Thirty-Eight, nous et le bonheur avons cessé d'être dans le même village. (c'est comme ça que disent les indigènes nègres noirs pour raconter que nous avions perdu le bonheur.) (p.203)

À la fin du roman, Birahima est pris en charge par le docteur Mamadou Doumbia, son parent, qui l'emmène en 4 x 4 vers Abidjan. On lui a donné les dictionnaires qui appartenaient à un Malinké mort récemment, un griot employé comme interprète au Haut Commissariat aux réfugiés. La dernière page renoue avec le tout début du livre:

Je feuilletais les quatre dictionnaires que je venais d'hériter (recevoir un bien transmis par succession). À savoir les dictionnaires Larousse et le Petit Robert, l'Inventaire des particularités lexicales du français d'Afrique noire et le dictionnaire Harraps. C'est alors qu'a germé dans ma caboche (ma tête) cette idée mirifique de raconter mes aventures de A à Z. De les conter avec les mots savants français de français, toubab, colon, colonialiste et raciste, les gros mots d'africain noir, nègre, sauvage, et les mots de nègre de salopard de pidgin. C'est ce moment qu'a choisi le cousin, le docteur Mamadou, pour me demander:

Petit Birahima, dis-moi tout, dis-moi tout ce que tu as vu et fait; dis-moi comment tout ça s'est passé.

Je me suis bien calé, bien assis, et j'ai commencé: J'ai décidé. Le titre définitif et complet de mon blablabla est: Allah n'est pas obligé d'être juste dans toutes ses choses ici-bas. [...] (p.233)

Une Afrique déchirée par la guerre tribale, en proie à la férocité, à la cupidité, au despotisme, victime de la misère, de la famine et de la maladie, telle est la terre où un Birahima volé de son enfance tente de survivre. Grigris et kalachnikov, drogues et viols, massacres et mensonges font partie de son existence quotidienne. Mais la faconde du narrateur, l'originalité de sa langue réussissent à rendre drôle ce livre effrayant.


Anouchka Moulart, Du bout des lèvres (2001)(17)

Premier roman d'une Belge installée à la Guadeloupe, Du bout des lèvres est écrit à la première personne (et au masculin).

En voici la première page:

Je n'ai pas le moral. Hier, j'ai trop bu. Je tangue jusqu'à la cuisine, avale un café corsé et m'envoie une Camel sans filtre, mon incontournable Chamelle que je tète à grands volutes. Rêvant de rues sans voitures, de trottoirs sans crottes et de biture sans lendemain dur, je m'apprête à sortir. Je dois. Et pourtant, ce lundi, je ne me sens pas très frais, pas du tout prêt à affronter les messieurs de la célèbre maison d'édition Lafargue. Purée, que ça me fait suer de devoir me vendre. Je les abhorre déjà, ceux de chez Lafargue. Mais il y en a marre de faire la plonge dans les arrière-cuisines puantes des restos de quartier. Faut que je me fasse éditer. Il le faut.

Désirez?

La voix perchée de la pétasse de l'accueil de Son Illustrissime Maison Lafargue m'écorche les tympans.

Ben, heu... J'ai rendez-vous avec monsieur... heu... Tendez voir, heu, oui voilà, je pense... monsieur Boulet.

Comment?

Monsieur Boulet.

Monsieur Baulet, voulez-vous dire?

Oui, c'est ça, Boulet. (p.7)

Personnages d'aujourd'hui pour un roman d'aujourd'hui. Briss est auteur de bandes dessinées. Célibataire de trente-cinq ans, il vit très librement, a quelques amis des artistes avec lesquels il s'entend magnifiquement, aime les femmes et les aventures amoureuses, fume quantité de Camel sans filtre à longueur de jour et de nuit. Voici qu'il fait la découverte fabuleuse d'un Amour (avec A majuscule) partagé. Mais autre chose intervient sur sa route...

L'écriture du livre est peu commune: transcription du langage parlé, d'un certain langage d'aujourd'hui dont la grossièreté des mots est voulue. Il s'agit d'un mode dune mode d'expression. Les personnages ne sont pas vulgaires. Le vocabulaire est souvent cru, surtout dans les scènes que nous appellerons déshabillées. On n'imagine pas, d'ailleurs, que Briss dont la langue est d'une grande verdeur s'exprime pudiquement dans ces occasions.

Je ne donnerai pas d'exemples de ces termes-là. Mais j'ai retenu un certain nombre d'expressions et de mots, souvent imagés, qui font partie du langage des jeunes (et moins jeunes) d'aujourd'hui:

furax (8), ce costard-cravate [désignant la personne] (8), je zyeute (9), Il rigole? C'est quoi ce bordel? (10), une méga tournée (13), un effet yack (26), tout se passera nickel (30), je m'en tape (31), à tout berzingue. (44), nous causons en partageant un pétard (44), mes parents n'ont pas de bol (67),je suis scié (69), ils sont trop (69), gén ou giga (77), je suis à un chouia de (83), ringard (86), un bide [échec] (86), j'ai une pêche d'enfer (86), sapés (87), vieux croûtons (87), je prends mon pied (154), connard, taille-toi (176), louftingue, gonflé, gerber (185)...

des apocopes: L'ambiance est à son max (44), Jamais un bolo [spaghetti à la bolognaise] ne m'a paru plus goûteux (128), l'appart (149) Après un ptit déj qui s'éternise comme d'hab (154), pneumo, hosto (176) ...

quelques anglicismes, presque exclusivement quand le contexte les appelle (scènes avec représentants de la firme commerciale...): briefing (18), le directeur-marketing (31), son team de choc (31), le pet-food, comme vous dites (32), packaging (33) ...

l'une ou l'autre onomatopée: un splash immonde (36),le sploch d'une pierre dans un lac (77)...

parfois une prononciation déformée: ma môman (41).

des créations de mots, notamment de verbes, à partir de termes existants: Nous croissantons au café au lait (42), spaghettiner (77), Sandwichée entre couette et drap, elle sendort comme une masse. (41), nous nous mamourons [...], nous nous cannibalisons [...], nous nous scotchons à vie [...], nous nous ventousons à tout jamais (149), Nous voilà partis en patins-vélo. [...] nous cross-baladons (154), Elle [..] déballe des chipseries (51), maf-dingue (92)...

Illustrant ce qui précède, deux passages significatifs du point de vue de la langue:

Le toubib manitou du service pneumo à l'hosto, ce connard roi des gnous, refuse de me transmettre mon dossier médical. Tu imagines? Dis-moi que je rêve.

J'ai la rage, ça s'entend même dans mon filet de voix.

T'as besoin de ton dossier médical?

Paul me parle doucement.

Ouais. J'ai une copine toubib à New York, elle voudrait le zyeuter. Et ces imbéciles s'asseyent sur ce dossier. De peur qu'on leur pique leur cas ou quoi? C'est délirant. (p.176)

Les mômes me regardent, je leur fais une grimace. Laure est louftingue. [...] Elle fait de la promo sur mon dos et son premier prix est de me voir agonisant. Elle est complètement maftaque. [...]

Oui, je sais, c'est assez gonflé de ma part, mais je ne voulais pas t'emmerder avec ce genre de détails... Oh, pardon les mômes, t'ennuyer avec ça.

On dit te faire gerber avec ça, rectifie un ptit malin. (p.185)

La créativité du langage est un des atouts du roman d'Anouchka Moulart. Et comme elle est également dotée d'humour, qu'elle sait mener une intrigue, donner consistance et vie à des personnages et traiter de façon stimulante un sujet grave, elle fait Du bout des lèvres un roman tonique et attachant.


Quelques réflexions pour conclure

Je suis frappée par le fait que les œuvres où l'oralité est la plus nette sont écrites à la première personne. En somme, le narrateur ayant pris la place du romancier, on pourra dire non que le personnage parle le langage de son créateur mais que ce dernier a adopté la langue de son personnage.

Sauf erreur de ma part, deux œuvres de langue anglaise riches en images verbales, modernes quant au langage, donnant la parole aux jeunes, sont elles aussi écrites à la première personne: L'Attrape-cœurs (The Catcher in the Rye) de l'Américain Jérôme David Salinger (1951) et L'Orange mécanique (A clockword Orange) de l'Anglais Anthony Burgess (1962).

Chez les grands auteurs, la langue orale littéraire ne sonne jamais faux. L'art donne l'air vrai et spontané à ce qui est le résultat d'une recherche, d'une composition, d'un travail. Que l'on ne s'en étonne pas: la convention est une des règles de l'art. La peinture (y compris la peinture figurative qui peint ce que chacun peut voir) n'a jamais que deux dimensions. La règle des trois unités et celle de la bienséance n'ont pas empêché Racine décrire des chefs-d'œuvre.

L'art n'est pas copie. C'est dire qu'en matière de langue, on peut se demander si les œuvres qui donnent aux personnages un langage calqué sur le parler réel et quotidien surtout celui d'aujourd'hui, particulièrement marqué par des modes éphémères ne sont pas condamnées à un vieillissement précoce. Une œuvre trop dépendante de son temps ne mourra-t-elle pas avec lui?

En complément, ces deux extraits de Zazie dans le métro. Le substantif blase (pseudonyme) et l'adjectif bath (belle) ont bien vieilli. Et rappelons que les mots de véritable argot dans Les Misérables imposent une note explicative.


Queneau, Zazie dans le métro (18)

[...] Et puis, ne m'appelez pas Pédro-surplus. Ça m'agace. C'est un blase que j'ai inventé sur l'instant, comme ça, à l'intention de Gabriella (Gabriella!), mais jy suis pas habitué, je lai jamais utilisé. [...] (p.213)

Passque moi, dit Madeleine, passque moi, je vous trouve si belle.

Vraiment? demanda Marceline avec douceur.

Ça oui, répondit Mado avec véhémence, ça vraiment oui. Vous êtes rien bath. Ça me plairait'drôlement d'être comme vous. Vzêtes drôlement bien roulée. Et dune élégance avec ça.

N'exagérons rien, dit doucement Marceline.

Si si si, vzêtes rien bath. Pourquoi qu'on vous voit pas plus souvent? [...]


Notes

1Molière, Œuvres complètes, tome II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1971, p. 1008.

2 Idem, p. 42.

3 Comtesse de Ségur, François le bossu, Éditions Casterman, Paris-Tournai, 1944.

4 Henri Moke, Les gueux de mer, Préface de Raymond Trousson, Académie royale de langue et de littérature

françaises, collection Histoire littéraire, Bruxelles, 2001, p.46.

5 Barbey d'Aurevilly, Œuvres romanesques complètes, II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1966,

p.78.

6 Émile Zola, Les Rougon-Macquart. Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second Empire, Tome II,

Bibliothèque de la Pléiade, Fasquelle et Gallimard, Paris, 1961, p. 744.

7 Émile Zola, Les Rougon-Macquart. Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second Empire, Tome

IV, Bibliothèque de la Pléiade, Fasquelle et Gallimard, Paris, 1966, p. 376.

8 Tome IV, p. 945.

9 Jules Renard, Poil de Carotte suivi de Histoires naturelles, Lausanne, La Guilde du Livre, s. d., p.143-144.

10 Roger Martin du Gard, Œuvres complètes, vol. I, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1955, p. 821

11 Raymond Queneau, Zazie dans le métro, Gallimard, Paris, 1959, pp.14-15.

12 Jules Vallès, Le bachelier, Le Livre de Poche, Paris, 1971, p.99.

13 Jean-Paul Sartre, Œuvres romanesques, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1991.

14 L'édition utilisée est celle de la Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1951.

15 Émile Ajar, La vie devant soi, Bibliothèque du temps présent, Éditions Rombaldi, 1977.

16 Ahmadou Kourouma, Allah n'est pas obligé, Éditions du Seuil, Paris, 2000

17 Anouchka Moulart, Du bout des lèvres, Éditions Labor, Bruxelles, 2001.

18 Raymond Queneau, Zazie dans le métro, Gallimard, Paris, 1959, p. 189.