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Pascale LEFRANÇOIS

Professeure en didactique du français à la Faculté des sciences de l'éducation de l'Université de Montréal (Québec)


L'enseignement du français au cœur des changements


Les quelques propos que je tiens aujourd'hui ne sont pas les résultats de recherches scientifiques en didactique du français, mais bien quelques réflexions très personnelles sur l'enseignement du français, qui me passionne depuis de nombreuses années déjà. Il faut vous dire d'entrée de jeu que j'enseigne depuis quatre ans aux futurs maîtres à l'Université de Montréal et qu’entre autres activités je suis responsable du cours de mise à niveau en français, qui s'adresse aux étudiants ayant échoué au test d'entrée en français écrit. J'ai choisi d'intituler mon exposé “L'enseignement du français, au cœur des changements”, puisque les changements sont bien connus des enseignants quel que soit le niveau où ils œuvrent. Je m'en tiendrai à quatre facettes de ces changements qui touchent le monde de l'enseignement du français, même si on pourrait en identifier bien d'autres: la réforme du système éducatif, la réforme de l'orthographe et de l'enseignement de la grammaire, l'introduction des nouvelles technologies et l'effet de la mondialisation sur la langue et la culture.


Présentons d'abord le contexte. On s'imagine encore le prototype du professeur de français comme un traditionaliste invétéré, qui répète les mêmes règles de grammaire depuis trente ans, qui se fie au même dictionnaire depuis autant d'années, qui fait user par ses élèves bon nombre de crayons à mine sur des feuilles et des feuilles d'exercices. Les temps ont bien changé, du moins dans les écoles québécoises celles que je connais le mieux: les règles de grammaire ne sont plus formulées avec les mêmes mots qu'autrefois, et ce n'est d'ailleurs plus à l'enseignant de les énoncer mais bien aux élèves de les découvrir; l'orthographe de certains mots n'est plus la même et ce qui, autrefois, était un anglicisme à bannir est aujourd'hui parfois accepté dans l'usage; les exercices en mode “papier-crayon” ont souvent été remplacés par des projets plus complexes.


Les quelques braves qui ont encore pour vocation d'enseigner le français se retrouvent donc en plein cœur de nombreux changements. Premier aspect de ces changements: au Québec, le système scolaire est en train de rénover à fond ses programmes. La langue française est vue désormais comme une compétence transversale, c'est-à-dire comme une compétence qui doit être utilisée non seulement dans le cours de français ou de littérature mais aussi dans toutes les autres matières scolaires. Pour quelle prenne tout son sens, l'activité linguistique se situe dans des contextes réels de communication, dans le cadre de projets intégrateurs reposant sur plusieurs disciplines. Cela a pour conséquence que la langue française peut maintenant être apprise et évaluée dans toutes les autres disciplines, ce qui se conçoit relativement bien au primaire, mais pose problème aux ordres secondaire et postsecondaire, où l'emploi d'une structure boiteuse ou d'un accord fautif devrait être souligné aussi dans les cours de chimie ou d'histoire.


Deuxième lieu de changement. Ces dernières années ont vu passer une réforme de l'enseignement de la grammaire ainsi qu'une tentative de réforme de l'orthographe. L'une semble avoir eu plus de succès que l'autre. Dans les livres de français récents destinés aux élèves du primaire et du secondaire, le métalangage utilisé pour décrire la langue a été quelque peu modifié par rapport à celui qu'on utilisait il y a à peine dix ans: on ne parle plus, par exemple, d'épithète ou d'article défini, mais bien de complément du nom et de déterminant défini. La grammaire dite “nouvelle” a supplanté celle qu'on qualifie de traditionnelle, même si au fond les règles d'accord n'ont pas bougé d'un iota. Quant à la réforme de l'orthographe, elle a fait couler beaucoup d'encre et de salive au début des années 1990, aussi bien chez ceux qui en faisaient la promotion que chez ses détracteurs. On la depuis reléguée aux oubliettes, puisque les autorités officielles qui auraient pu en faire la promotion ont préféré laisser à chacun le libre choix de l'adopter ou de l'ignorer. Or sans l'aval d'institutions comme le ministère de l'Éducation, les enseignants ont préféré le statu quo à une aventure risquée sur la pente glissante d'une réforme vécue en solitaire.


Troisième axe du changement. De nouveaux outils de travail ont aussi fait leur apparition dans les classes et les foyers: les ordinateurs. Et avec eux, une toute nouvelle conception de l'écrit est également apparue. Il est désormais beaucoup plus facile et agréable pour les élèves de produire un texte en apparence parfait et je dis bien en apparence depuis qu'existent des logiciels de traitement de texte tous plus sophistiqués les uns que les autres. Il n'est plus nécessaire de relire son texte depuis qu'un correcteur orthographique peut prendre en charge la détection d'erreurs. Bientôt, on entendra peut-être nos élèves nous demander pourquoi il est nécessaire d'apprendre l'orthographe d'usage et les règles de grammaire si l'ordinateur s'occupe de tous les aspects formels du processus d'écriture. Et l'on peut dores et déjà se demander, quand les systèmes de traitement de la voix seront capables décrire des phrases sous dictée, comment justifier auprès de nos élèves les nombreuses heures passées à leur enseigner le code…


Quatrième et dernier foyer de changement. Comme chacun sait, la planète est devenue un village où les langues et les cultures semblent soumises à la loi de la jungle. Survivront-elles toutes ou certaines seront-elles appelées à disparaître? La langue française se retrouvera-t-elle du côté des gagnants ou de celui des perdants? Nul ne le sait encore. Lorsque nous enseignons le français à nos élèves, pouvons-nous les assurer qu'ils apprennent une langue dans laquelle ils pourront travailler ou avoir une vie culturelle?


Devant ces différentes formes de changement, et toutes celles que je n'ai pas mentionnées, plusieurs réactions sont possibles. On peut être enthousiasmé par les promesses de renouveau qu'apportent les nouveaux états de fait et les entériner sans condition. On peut être sceptique, questionner les prémisses de ces changements, s'interroger sur les moyens choisis pour atteindre les fins voulues. On peut aussi s'inscrire en faux contre le principe même du changement et vouloir conserver le statu quo. J'adopte pour ma part une attitude d'emballement prudent face à ces changements et je vous exposerai maintenant les raisons de cet emballement mais aussi de cette prudence, par rapport aux quatre axes de changement qui m'intéressent.


Quand je constate qu'avec la réforme du système éducatif québécois, la compétence linguistique est placée au centre des autres apprentissages, je ne peux que me réjouir. Qu'on reconnaisse l'importance de la qualité de la langue de communication dans le cadre de l'étude de toutes les autres disciplines devrait, en théorie, encourager l'atteinte par les élèves d'un niveau de compétence linguistique plus élevé. Cependant, lorsqu'on consulte le nouveau programme de formation de l'école québécoise et qu'on se rend compte que seules 3 pages et demie sur les 561 que contient le document sont consacrées au contenu linguistique qui sera vu dans tout le cours primaire, on peut se demander si cette réforme, qui se voulait un retour à l'essentiel, aux matières de base, atteindra ses buts. Lorsqu'on met sur pied des projets stimulants pour faire construire de nouvelles connaissances aux élèves dans tous les domaines, garde-t-on aussi du temps pour leur permettre de réfléchir sur le code? La compétence linguistique a beau être transversale, elle ne sera digne d'être appelée “compétence” que si elle fait l'objet d'un travail rigoureux et dune réflexion systématique.


Quand je vois que des didacticiens du français et des linguistes proposent qui un enseignement renouvelé de la grammaire, qui une réforme de notre orthographe, je suis heureuse que l'on se passionne suffisamment pour de tels “monuments” qu'on ose en rénover la façade. Que l'enseignement renouvelé de la grammaire cherche à faire comprendre à fond la structure de la langue, à faire ressortir les régularités du français plutôt que ses exceptions a tout pour m'enchanter. Toutefois, je me questionne sur la façon dont cet enseignement renouvelé est perçu par les enseignants et les élèves, car on n'y voit très souvent qu'un changement de terminologie. Après tout, qu'on recherche dans une phrase le complément direct au lieu de feu le complément d'objet direct, l'important n'est-il pas d'accorder correctement le participe passé avec avoir? L'intolérance et le dogmatisme qui aveuglent certains tenants de la nouvelle terminologie risquent d'édulcorer les changements pourtant prometteurs qu'apporte la nouvelle grammaire. Quant à la réforme de l'orthographe qui, en corrigeant certaines incohérences de notre langue, ferait ressortir davantage sa logique, elle n'aura de succès que si elle est réalisée systématiquement, et ce, à deux égards. Il faut, dune part, quelle soit appuyée officiellement par les autorités, qui en feront la promotion systématique auprès de l'ensemble des enseignants et des concepteurs de manuels scolaires. Il faut aussi, d'autre part, qu'elle s'attaque aux problèmes dans leur intégralité plutôt que d'appliquer çà et là quelques retouches de façade. Et si nous ne sommes pas prêts à une telle réforme, pourquoi ne commencerions-nous pas tout simplement par nous entendre sur les quelque 4 000 divergences qu'on recense entre le Petit Larousse et le Petit Robert sur l'orthographe, la prononciation, le pluriel ou le genre des mots ?


L'avènement massif des nouvelles technologies ne sonne aucunement le glas du monde de l'écrit: bien au contraire, je n'ai, comme plusieurs internautes, jamais autant écrit à des gens que depuis que le courriel a remplacé le téléphone comme moyen le plus efficace pour rejoindre un correspondant. Et lorsque je vois des enfants hautement motivés par un projet d'écriture du simple fait qu'il fasse appel au support informatique, je me dis que les technologies et la qualité de la langue n'ont rien de fondamentalement antagoniste. Pourtant, le fait que la maîtrise de certains langages autrefois essentiels à l'accomplissement de certaines tâches informatiques soit aujourd'hui assurée par des logiciels me facilite bien sûr la vie, mais ne me dérange pas moins ; je fais ici référence aux logiciels de mise en page de pages Web, qui s'occupent du langage HTML sans que l'utilisateur sen rende compte. Je ne m'oppose pas à ces progrès, qui ont le grand mérite de rendre l'informatique accessible à tous. Mais quand ce ne sera plus le langage HTML mais bien notre orthographe et notre syntaxe françaises qui seront prises en charge par l'ordinateur, sommes-nous sûrs d'être aussi gagnants? Quand ni l'émetteur ni le récepteur d'un message écrit ne pourront décoder les nuances subtiles que seule notre morphologie écrite transmet, ne perdrons-nous pas sur le terrain de la précision et de la clarté dans nos échanges ?


Enfin, la cohabitation des langues et des cultures ne m'effraie pas: elle me donne plutôt les clés qui me permettent d'explorer des mondes inconnus. Vouloir maîtriser et aimer d'autres langues ne sera jamais une trahison envers la langue française; d'autant plus que la maîtrise solide dune langue aide à l'apprentissage d'autres langues. Mais comme Québécoise polyglotte qui souhaite vivre et voir grandir ses petits-enfants en français, je vous avoue mon inquiétude. Et ce n'est pas la présence à nos portes d'un océan anglais et dune mer espagnole qui me fait craindre la noyade; ce sont les trous que creusent délibérément dans notre navire collectif ces francophones qui se plaisent à massacrer, dans les médias, la publicité, la chanson ou ailleurs, une langue qu'ils ne respectent pas eux-mêmes et qu'ils veulent tant faire respecter.


Les enseignants sont-ils prêts à traverser sereinement ces changements? La réponse que je pressens me donne froid dans le dos. Les futurs enseignants qui fréquentent nos facultés d'éducation connaissent mal leur langue, et aucun cours obligatoire dans leur programme de formation ne vient combler ces lacunes. Ce sont eux qui mettront en place les prometteuses réformes du système éducatif et de l'enseignement de la grammaire, qui intégreront les nouvelles technologies et qui ouvriront les élèves à d'autres langues. Il faut crier haut et fort l'existence de ces besoins de formation linguistique ressentis par bon nombre d'enseignants en poste et de futurs enseignants. Je propose donc qu'on sorte temporairement l'enseignement du français du cœur des changements pour le situer au-delà de ces changements. Il est temps qu'on s'arrête et qu'on réalise que, dans le tourbillon des innovations, au moins un élément n'a pas changé: la nécessité impérieuse de connaître à fond cette langue qu'on aime et qu'on veut partager.