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Mioara TODOSIN

Assistante des universités à l'Université de l'Ouest de Timisoara,

secrétaire de l'association d'échanges culturels France-Deva (FRADEV).


André Obadia

On a parlé hier de la littérature émergente. Au Canada on parle de plus en plus de littératie émergente qui englobe peu à peu les connaissances d'un monde technologisé. La littératie a donné naissance à la littératie technologique, une littératie qui englobe avec le texte l'image, le son, les graphiques, et amène l'utilisateur à interpréter différentes formes de représentation de l'information. Les trois intervenantes suivantes vont nous présenter un aspect particulier de la littératie technologique.


Mioara Todosin est assistante universitaire à l'Institut de formation des maîtres de Deva, en Roumanie. Elle a fait des études à l'Université de Bucarest et au Lycée pédagogique de Deva - section instituteur. Secrétaire de l'Association d'échanges culturels France-Deva, elle s'intéresse de près aux multimédias et va nous parler de son expérience avec TV-5, notamment de sa participation au concours Paroles de lecteurs, fondé sur une étude du roman L'enfant de sable, de Tahar Ben Jelloun.


Pourquoi lire en classe de FLE ?

Le concours „Paroles de lecteurs” de TV5


„Tant que la lecture est pour nous l'initiatrice dont les clefs magiques nous ouvrent la porte des demeures où nous n'aurions pas su pénétrer, son rôle dans notre vie est salutaire. Il devient dangereux au contraire quand, au lieu de nous éveiller à la vie personnelle de l'esprit, la lecture tend à se substituer à elle…” (Marcel Proust, À La Recherche du temps perdu… Pastiches et mélanges , 1919, pp. 253-254)


Dans l'ère de l'Internet et de la communication mondialisée et globalisée, la lecture des textes littéraires et, qui plus est, francophones, trouve-t-elle encore une place en classe de français langue étrangère (FLE) ? L’enseignant est confronté à une série de questions et d’enjeux pédagogiques.

·Quels textes francophones choisir ?

·Quels auteurs francophones ?

·Faut-il lire des extraits ou des textes intégraux ?

·Comment susciter l'intérêt, la curiosité des élèves, créer une motivation à court et à moyen termes ?

·Comment aborder et surmonter les difficultés linguistiques ?

·Comment définir les étapes de l'étude ?

·Combien de temps consacrer à la lecture d'un texte ?


Afin d'enrichir et de diversifier les approches du texte littéraire et d'encourager la lecture créatrice en classe, TV5, le Cavilam de Vichy et la Fédération internationale des professeurs de français (FIPF) ont organisé conjointement un concours Paroles de lecteurs. Ce fut à l'occasion de l'opération Lire en fête, à l'initiative du ministère français de la culture et de la communication.

Ayant débuté en octobre 2000, le concours a porté sur une création collective réalisée à partir de la découverte d'une œuvre à choisir parmi une quinzaine d'auteurs contemporains de langue française. L'objectif consistait à découvrir les réactions et l'imaginaire d'élèves d'âges et de cultures très différents, suscités par la lecture d'un seul et même ouvrage. D'une part, parmi les critères retenus pour le choix des livres, l'on peut citer la diversité des auteurs contemporains de différents pays francophones dont les récits évoquent les quatre coins du monde, d'autre part le choix d'œuvres dont le thème concernait spécialement la jeunesse.

Dans le règlement du concours figuraient douze articles destinés aux enseignants, en leur indiquant les conditions de réalisation d'un bon dossier. Sans tous les énumérer, citons l'article 3 :

A.Le professeur et la classe choisissent une œuvre de littérature contemporaine en langue française parmi les 15 ouvrages de la liste annexée au présent règlement. […] Pour faire vivre l’œuvre choisie, ils invitent une personnalité dans la classe qui viendra lire à haute voix un ou deux extraits significatifs pour présenter ce livre.

B.Les élèves devront élaborer deux documents de trois pages au maximum :

- un document qui exprime leurs impressions de lecture (plaisir, étonnement, critiques, émotions, etc.),

- un document qui présente une adaptation dans leur environnement d'un extrait de l'œuvre intégrale (situation, lieux, personnages, etc). Cette adaptation fera appel à leur vécu sous la forme d'une nouvelle, d'un poème, d'un essai, d'une bande-dessinée, etc.

C.Les élèves illustreront de la manière la plus personnelle et la plus originale possible soit l'extrait choisi soit le document créé par la classe (dessins, photomontages, enregistrements sonores) pour donner envie de découvrir l'œuvre. Ces illustrations devront incorporer graphiquement le titre Paroles de lecteurs.


Dans la Lettre Pédagogique n° 20, envoyée en octobre 2000 aux enseignants téléspectateurs, Michel Boiron, le directeur du Cavilam de Vichy suggérait plusieurs idées d'exploitation de la lecture en classe : la perspective du lecteur, la préparation du professeur, des suggestions pour réussir le projet de lecture, ainsi que les problèmes de vocabulaire.

Les sujets des quinze romans francophones proposés par TV5 furent brièvement présentés dans une lettre pédagogique, les auteurs faisant partie de toute la francophonie. Les seize auteurs s'appelaient Amin Maalouf (libanais), Tahar Ben Jelloun (marocain), Ying Chen (québécois), Emmanuel Dongala (congolais), Maryse Condé (antillaise), Amélie Nothomb (belge), Agota Kristof (suisse), Howard Buten (américain) et Jean-PierreCarasso (francais), ainsi que Christian Bobin, Régine Détambel, Eric Faye, Alain Gheerbrant, Jean-Marie Le Clézio, Patrick Modiano, Daniel Pennac, tous français.


À l'étape préliminaire il s'agissait de susciter l'intérêt des élèves

Mes élèves (une classe de filles, de 16-17 ans, futures institutrices, de l’École Normale “Sabin Dragoi” de Deva) et moi-même avons choisi le roman L'Enfant de sable de Tahar Ben Jelloun. Le titre nous a plu, car il introduisait la double dénotation du nom “enfant” : “garçon” ou “fille”, ainsi le lecteur potentiel pénètre dans un univers dont le personnage principal est un être ambigu.

En ce qui concerne l'étape suivante, la lecture du roman fut réalisée par les lectures intégrales parallèles, celle de mes élèves et la mienne.

Comment créer une motivation pour la lecture en langue étrangère ? À l'adolescence, le problème se pose d'utiliser la lecture en langue étrangère pour créer une motivation, d'une part, et pour continuer le processus d'acquisition de la compétence linguistique, d'autre-part. Il s'agit d'accéder au domaine de la compétence de communication grâce au contact du style imagé de la littérature.


La lecture du point de vue didactique

De nos jours, en théorie de didactique des langues, l'on ne conçoit plus le lecteur comme un être passif. Au contraire, la lecture passe pour un phénomène complexe : le texte, en tant que message produit par le scripteur, est soumis à une reconstruction des sens, faite par les lecteurs, en fonction de leurs connaissances linguistiques, de leur expérience de vie, de leur sensibilité, de leur état de réceptivité et de ce qu'ils cherchent dans le texte (information, plaisir). Il s'agit, en somme, d'une communication entre émetteur et récepteur, chacun ayant ses intentions, son projet, ses stratégies de communication.

Les trois opérations fondamentales de la lecture sont : l'anticipation, l'identification et la vérification.

En langue étrangère, contrairement à la lecture en langue maternelle, lire c'est reconnaître, structurer, interpréter, saisir les subtilités de la langue, les sous-entendus, les éléments appartenant à une civilisation inconnue.

Le texte se réfère à un univers culturel étranger, à des faits historiques ou socio-culturels, à des références mythologiques ou légendaires, à des références intertextuelles.

Il y a deux types de stratégies d'apprentissage de la lecture : l'approche globale et l'approche analytico-synthétique.

L'approche globale permet aux élèves d'accéder au sens général du texte, favorisant une prise de décision qui réponde à la question : “Est-ce que le texte mérite d’être lu et analysé ?”

Quant à l'approche analytique, on envisage de sensibiliser le lecteur à la grammaire du texte, de l'entraîner à la compétence narrative.

En dehors de ces approches, nous avons utilisé également les trois types de lecture : la lecture silencieuse, la lecture expliquée, la lecture à haute voix.


Le travail en classe

En alternant les types de lecture déjà cités, l'intérêt des élèves fut également suscité par la recherche des données bio-bibliographiques de Tahar Ben Jelloun, par la lecture de dictionnaires, des articles de magazines français (Télérama), de l'interview diffusée sur le site Internet de TV5. Nous avons également regardé l'émission Fax Culture de la Télévision suisse romande dans laquelle l'auteur fut invité. Pour élargir l'éventail, les élèves ont profité de la Semaine internationale de la Francophonie organisée par FRADEV à Deva, pour découvrir le Maroc, les traditions de la religion musulmane, les contes arabes et la culture maghrébine.

Cette démarche a contribué à créer une atmosphère propice à la lecture du roman, car toutes ces recherches nous ont fourni le matériel nécessaire à la réalisation d'un panneau illustrant toutes les étapes de notre travail.


La lecture intégrale

La lecture intégrale du roman, inspiré d'un fait divers, nous a fait découvrir la vie d'Ahmed, huitième fille d'un couple qui, sans héritier mâle, décide d'élever celle-ci comme un garçon. Découvrant peu à peu le terrible jeu des apparences dans lequel Ahmed est obligé de porter le masque d'un homme bénéficiant d'une éducation masculine, ce personnage choisit d'assumer la révolte de son père, de vivre en homme et d'épouser une fille délaissée, bientôt sa complice dans une vertigineuse descente aux enfers du mensonge social le plus fou.

La trame narratologique se tisse sous la forme d'un journal qu'Ahmed écrit pendant ses moments de solitude, lorsqu'il plonge dans les profondeurs de son âme troublée par la signification de ce qu'on lui dissimule : son propre sexe. Mais le roman introduit également plusieurs conteurs qui représentent autant de points de vue subjectifs que surprenants.

En rappelant le titre, L'Enfant de sable, il faut préciser que pour mes élèves le complément du nom “de sable” qui détermine le nom “enfant” représente l'éternité, l'élément constitutif du désert, symbole de l'errance à travers un monde où le soi-même devient illusoire et changeant, dans lequel le lecteur se voit confronté à une histoire en train de naître au jour le jour.

Une de mes élèves trouva que les parents d'Ahmed avaient modelé son corps et son destin, à l'instar des châteaux de sable, comme ceux que les enfants construisent sur la plage. Une autre élève imagina le geste d'un Pygmalion poussé par des instincts de géniteur en train de recréer l'acte démiurgique, tout en sous-estimant la sacralité de l'acte créateur.

Une autre élève pensa que le destin d'Ahmed, la fille forcée de devenir un homme, se place sous le signe de la fatalité. Mais cette fatalité est aussi sa force, bien que paradoxalement fragile. La richesse de la vie intérieure de ce personnage nous ouvre aux profondeurs de l'âme humaine, puisque la vie est un désert mouvant, changeant, une série d'ambiguïtés.


La lecture des extraits

Après la lecture intégrale du roman L'Enfant de sable, nous avons choisi un extrait du livre, en l'occurrence des fragments du journal où le personnage met à nu ses angoisses, ses faiblesses, ses colères, ses révoltes, ses réflexions. Les extraits illustrent l'évolution intérieure d'Ahmed, ses tentatives de quitter la carcasse dans laquelle ses parents l'avaient enfermé(e), afin de se retrouver en tant que femme.

L'ambiguïté sexuelle dans laquelle vit Ahmed se reflète dans l'emploi des adjectifs tant à la forme masculine qu'à la forme féminine :”Je suis las et lasse”.

Dans le cadre de cette étape, la lecture silencieuse, accompagnée de l'écoute sur cassette audio de l'extrait choisi, faite par M. Yves-Jacques Bouin, comédien, poète et rédacteur de la revue littéraire Courant d'Ombres, ainsi que la lecture expliquée et expressive (c'est-à-dire à haute voix), ont permis aux élèves de mieux comprendre le discours narratif du texte, les procédés littéraires , les symboles, le lexique.


L'élaboration du dossier de lecture

Le dossier de lecture fut élaboré en trois temps.

-En premier lieu, les élèves ont rédigé un document qui illustre leurs impressions de lecture. Individuellement ou en petits groupes, elles ont exprimé sous forme de journal de bord leurs sentiments, les surprises, l'étonnement, les émotions ressenties, en y plaçant des éléments de leur vie quotidienne, en y indiquant également la date de leur intervention. Maria Cristina Onell, une de mes élèves écrit : “Le 8 février 2001 - Aujourd'hui, nous avons appris la naissance du héros du roman, Ahmed. Il est né un jeudi matin, un jour ensoleillé. Quelle coïncidence ! C'est le jeudi 8 février et le soleil brille sur Deva."

Deux autres élèves, Marinela Pogan et Cristina Daneasa ont eu l'idée de proposer une autre solution narrative, sous forme de dialogue imaginaire avec l'auteur :

”Le 22 mars - Si nous rencontrions l'auteur du livre aujourd'hui, nous lui dirions que le personnage d'Ahmed est bien élaboré et que sa force provient de sa capacité permanente à faire se plier à ses desiderata tous les personnages qui l'environnent. Nous lui proposerions de changer la trame narratologique pour que quelques scènes soient plus dangereuses pour Ahmed. Nous pensons que les scènes se déroulent en faveur d'Ahmed et l'action, de ce point de vue, est assez monotone. Les personnages secondaires se soumettent à la volonté d'Ahmed et gardent le secret de sa naissance : par exemple Fatima pourrait le révéler, même si celle-ci se confond avec le destin d'Ahmed.”

À travers leurs impressions de lecture, les élèves ont exprimé le plaisir qu'elles ont eu à découvrir ce roman, en invitant les élèves des autres classes à s'intéresser à Tahar Ben Jelloun et à son œuvre.


- En deuxième lieu, la classe a préparé une adaptation d'un extrait de l'œuvre intégrale dans leur environnement, en faisant appel au vécu des élèves. Pour ce document, mes élèves ont choisi le poème, puisque cette forme d'expression littéraire convenait bien à leur profil intellectuel et affectif. Pour écrire le poème, elles ont puisé dans l'atmosphère du roman, adoptant les formules interrogatives, les réflexions sur l'existence en général, mais aussi sur la dualité d’un être déchiré et ambigu.

Pour ces deux documents, en dehors du contenu, nous avons travaillé la forme, l'agencement des phrases et des idées, en s'appuyant sur la grammaire, de façon à ce que les textes réalisés soient cohérents et clairs.


- En troisième lieu, les élèves ont illustré de façon personnelle et originale l'extrait choisi, sous forme de dessins-propositions de couverture pour le roman L'Enfant de sable. L'expression graphique a permis de mettre à l'œuvre le talent graphique de certaines élèves, en l'occurrence Laura Crisan et Cristina Daneasa.

Ce travail collectif aura permis de créer une atmosphère conviviale, de collaboration entre le professeur et les élèves, ce qui nous a donné beaucoup de satisfactions, aussi bien pédagogiques que littéraires.


En conclusion, former les futurs lecteurs en FLE, c'est un des objectifs de tout enseignant. Pour ce faire, l'on s'adresse aux élèves comme à autant de jeunes curieux des réalités dont les livres d’expression française leur parlent.

Tout roman, toute nouvelle peut devenir un bon outil pédagogique pour la motivation à la lecture et à l'expression : son contenu tend autant à apporter des informations qu'à faire réagir et discuter.

Le roman de Tahar Ben Jalloun m'a aidée à rompre le rythme habituel de l'apprentissage, à conduire ma classe vers le texte littéraire, vers l'univers de la littérature francophone ; en l'occurrence, vers la littérature maghrébine, exotique et surprenante.

J'ai fait appel à l'imagination et à la créativité de mes élèves, âgées de 16-17 ans, de futures institutrices jouant le rôle de l'auteur soi-même. Les élèves ont compris qu'un roman ou un texte peut être considéré de divers points de vue, parfois tout à fait opposés, qu'on peut le percevoir et l'interpréter de manières différentes et toujours nouvelles, car il n'y a pas de “recettes” uniques, données une fois pour toutes.


Bibliographie:

- Roman, Dorina La Didactique du français-langue étrangère, Éditions Umbria, Baia Mare, Roumanie, p.204-211.

- Anthologie de littérature francophone, sous la direction de Jean-Louis Joubert, Editions Nathan et avec l'appui de l'Agence de Coopération culturelle et technique (ACCT), 1992.

- Laffont-Bompiani Dictionnaire encyclopédique de la littérature française, Editions Robert Laffont, article sur Tahar Ben Jelloun, pp.88-89.

- Lettre pédagogique de TV5, n° 20, le 10 octobre 2000.