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Paul DUBÉ

Université de l'Alberta

The only thing scarier than a young generation with a cause is a generation without one.

(Globe and Mail, 27/8/99 - commentaire sur le fiasco de Woodstock, 1999)


Celui qui n'a point de veille, comment lui ferait-on un lendemain ? (Charles Péguy)


Les effets des natures mortes et de la nouvelle écologie sur le paysage…


Que ce soit l'intuition, - celle qui traverse l'écriture et que même le scripteur n'est pas toujours en mesure de capter -, soit l'inspiration darwinienne ou celle issue des élucubrations de Gobineau, soit encore les signes qui parsèment le milieu, le prix Goncourt de 1927, Maurice Constantin-Weyer, a structuré dans son œuvre consacrée à l'ouest canadien la disparition éventuelle des Amérindiens et des Métis en les privant d'un programme narratif avec objet. S'il devait aujourd'hui répéter un semblable périple imaginaire dans l'ouest, il n'est pas sûr qu'il ne trouve les francophones dans une situation analogue à celle des Amérindiens d'antan, et qu'ainsi ils apparaissent malgré lui dans son œuvre…

Il est peu de commentateurs, de cadres et d'agents de la francophonie aujourd'hui qui ne mentionnent directement ou en diagonale, en sourdine, de façon camouflée pour ne pas éveiller l'ours politique et majoritaire qui sommeille, des besoins urgents de refrancisation de nos communautés, et chez les jeunes, peut-être autant ceux/celles qui œuvrent dans le système que les autres qu'on tente de ramener au bercail. À même la population éparpillée dans les villes et les villages, les représentants communautaires parlent de taux d'assimilation critique, du problème de l'exogamie, du manque de fierté, de la perte de l'habitude du français au quotidien, des difficultés chez les jeunes à s'exprimer en français, en somme, d'une démobilisation généralisée.Voilà des réalités perceptibles, incontestables, qui ne sont à notre avis que les signes d'un profond malaise, plus subtil et plus nocif celui-là que cette tranquille dérive qu'il nous est possible d'appréhender avec peu de discernement.

Deux chercheurs chevronnés tiennent sur la francophonie minoritaire des discours contradictoires: l'un, Charles Castonguay, mathématicien et démolinguiste, dans un article inédit qui paraîtra à l'automne, repasse par sa thématique habituelle, à savoir la puissance assimilatrice de l'anglais, l'assimilation croissante, galopante, des francophones, la disparition tendancielle des communautés. L'autre, Claude Couture, historien/sociologue, oppose au premier un discours de résistance, misant sur l'augmentation du bilinguisme au Canada, la francophilie chez les anglophones, l'importante migration de Québécois/es qui apportent en quelque sorte une solution active au problème de l'érosion. Conclusion selon Couture: l'assimilation n'est pas inévitable ni sans solution; une politique agressive pourrait renverser la donne. D'ailleurs, ajoute Couture, le lourd déterminisme linguistique dont parle Castonguay est idéologique et disparaît lorsque l'on propose des solutions alternatives. Quand on fait état de l'organisation sociale de la francophonie, on constate qu'il s'est développé au fil des ans, et notamment depuis 1982, un réseau institutionnel nourri par une kyrielle d'associations, assis sur l'étendue consolidée du droit en matière d'éducation française, droit qui se déploie bien au-delà de l'institution scolaire dans l'exigence d'une responsabilité générale sociétale et politique - à promouvoir les droits collectifs des communautés francophones du Canada. Cela semble donner raison à Couture: il n'en faut presque pas plus pour ressusciter ce vieux discours de continuité historique qui remonte au mythe d'une résistance atavique, d'une capacité ontologique qu'ont les Canadiens français à survivre. Il en est beaucoup parmi nos chefs à miser encore sur ce récit fondateur, assurance de pérennité.

Or, telle que présentée dans les textes susmentionnés, l'opposition Couture/Castonguay apparaît manichéenne et ainsi rend mal la complexité de la situation. Il est d'autres facteurs à invoquer pour bien saisir l'ensemble: d'abord, le cadre communautaire francophone en tant que structure sociale et politique quelque 35 ans après la rupture du Canada français. Deuxièmement, l'espace langagier, identitaire et culturel des jeunes francophones. Et troisièmement, le grand cadre, le grand système ou empire - c'est selon qui entre dans l'équation et amplifie la donne: les effets, par exemple, sur notre société, celle des jeunes en particulier, de la domination économique et culturelle de la planète américaine (GM, oct/00 ), des phénomènes comme la mondialisation, le consumérisme, la culture populaire, et ce qu'il est convenu d'appeler maintenant la société postmoderne. Entre autres choses…

Une rapide ébauche de ces autres facteurs nous amènera à conclure sur une réflexion prospective…


I. Le cadre communautaire

Je ne compte pas reprendre l'article de Joseph-Yvon Thériault de 1994 Entre la nation et l'ethnie. Sociologie, société et communautés minoritaires francophones - qui retrace le cheminement identitaire difficile des communautés depuis la rupture fatidique du Canada français, mais pour les besoins, en résumer quelques parties pertinentes et les conclusions.

Les communautés de destin (Otto Bauer) des regroupements ayant le sentiment de partager un destin commun sont établies suivant un rapport de communalisation axé sur des déterminations socio-culturelles; ou une relation de sociation à dimension constructiviste et politique. Dans la plupart des cas, les communautés de destin sont fondées sur ces deux modalités, mais peuvent aussi être le résultat de l'une ou de l'autre. Les nations comme les ethnies s'inscrivent à l'intérieur de ces paramètres, le niveau d'historicité étant la différence entre les deux quant à l'intégration des deux aspects et selon le degré de complétude institutionnelle. Entre les deux existent les groupes dits nationalitaires dont le niveau d'historicité dépasse celui de l'ethnie mais reste inférieur à celui de la nation. C'est dans cet espace que se situent les communautés francophones du Canada dont une longue histoire [a] favorisé une condensation particulièrement riche de relations sociales [et] la reconstitution d'une nouvelle communauté d'histoire, mais où le doute identitaire apparaît en raison de la réalité historique qui rappelle toujours son faible niveau d'historicité, c'est-à-dire son statut de minoritaire.

Dans le sillon de la Révolution tranquille, les minorités francophones du Canada sont amenées à miser sur la dimension institutionnelle, c'est-à-dire sur leur insertion dans leur réalité politique respective, les forçant en quelque sorte à délaisser les vieux appareils idéologiques de la nation canadienne française au profit d'outils mieux adaptés à leur nouvelle réalité provinciale. Ce changement crée un véritable traumatisme identitaire dans la mesure où la dimension culturelle médiatrice du rapport au monde de jadis est effacée sans qu'une nouvelle forme politique d'intégration vienne la remplacer. Suit une crise de sens débouchant sur une indécision identitaire dont la difficulté à se nommer et le fait de se rattacher à la vieille idée de nation canadienne française - ne sont que des signes d'une peur de l'ethnicisation, celle à laquelle on tente d'ailleurs de reléguer les minorités francophones au Canada anglais. Mais, dans les faits, cette rupture avec le passé signale une perte d'historicité, une ethnicisation qu'on tente de neutraliser en quelque sorte en acquérant une autonomie institutionnelle. Le résultat: c'est une démarche des plus risquées en raison du caractère hétérogène des réalités provinciales respectives, tendant vers la disjonction qui rend impossible en fait le retour à une francophonie pan-canadienne, laissant les communautés pantelantes, entre la nation et l'ethnie, dans les limbes de l'indécision identitaire.


II. Perception des jeunes

Si les communautés sont confrontées à de telles ambivalences identitaires, on peut supposer que les jeunes qui seraient en mesure d'y accéder dans la conscience ne soient pas loin du cafouillage identitaire total parce que leur crise se vivrait à deux niveaux. À moins que… À moins que pour eux l'identité ne balance que légèrement dans l'équation…

Force nous est de constater, suivant les recherches empiriques récentes dans l'Ouest qui confirment hélas! les tendances identifiées par Roger Bernard il y a déjà plus de dix ans, que le jeune francophone ne vit pas forcément de crise identitaire dans la plus belle tradition canadienne française. Dans son étude sur la perception qu'ont les jeunes francophones en Alberta de leur identité, Christine Dallaire découvre que ceux-ci ne sont guère préoccupés par l'existence de la nation francophone, qu'elle soit linguistique ou culturelle. De fait, leur identité semble rattachée à une nation bilingue, à la fois nationale, on parle deux langues et quelque peu minoritaire en raison d'une appartenance résiduelle française quelconque. Dallaire note une grande ambivalence par rapport à cette dernière, les jeunes privilégiant une vision inclusive de la communauté. Dans la pratique, les jeunes se disent à peine interpellés par la communauté et ils participent peu aux activités francophones. Elle conclut qu'entre la manifestation dune affiliation quelconque à la communauté et la performance de l'identité française, il y a loin de la coupe aux lèvres (phrase qui n'est pas sans rappeler le fameux cri de cœur du sénateur Simard!). Elle termine sur une interrogation qui n'est pas de pure rhétorique: comme ils s’expriment d'abord et spontanément en anglais et insistent sur leur appartenance à une société qui inclut les anglophones, (…) s'ils ne vivent pas un attachement à la langue française assez profond et routinier pour s'exprimer en français de façon courante et établir des pratiques qui feront deux des francophones, est-ce qu'ils s'impliqueront et reprendront le flambeau de la cause à leur tour…. À supposer qu'il en existe encore une! Mais n'anticipons pas…

Dans des études qui marient savoir théorique et travaux empiriques, le sociologue Jean Lafontant du CUSB effectue une recherche semblable à celle de Dallaire portant, selon le titre, même sur l'orientation identitaire des jeunes finissants (1998) des écoles françaises du Manitoba (dont les deux parents sont de langue maternelle française). A partir de sondages, statistiques et interviews, après avoir constaté d’entrée de jeu que les jeunes Manitobains de langue parentale française ressemblent à s'y méprendre à leurs pairs de langue anglaise, excepté qu'ils possèdent les deux langues officielles, qu'il n'y a pas de véritable altérité qui puisse fonder une différence(1-2), Lafontant rapporte les résultats suivants: 1) il s'effectue un important transfert linguistique vers l'anglais dans les années qui vont de l'enfance à la fin de l'adolescence; 2) les jeunes sont plus à l'aise en anglais, préférant l'anglais comme médium de communication, autant dans les situations intimes qu'instrumentales; 3) ils sont fiers du fait qu'ils ont une langue de plus, mais non en raison d'une particularité identitaire significative, ou de son caractère de nécessité dans le contexte canadien ou international, mais comme atout supplémentaire; 4) une majorité de ces jeunes finissants croit que les francophones sont une minorité comme les autres.

Lafontant peut conclure que chez ces jeunes le choix identitaire se caractérise par le refus de l'exclusivisme, donc de référents collectifs essentialistes, et que l'héritage culturel (…) n'est pas conçu comme une châsse précieuse à conserver et à transmettre intacte, mais comme des éléments de l'ordre du supplément utilisables à l'occasion. Il ajoute que l'appellation enfants de Trudeau dont on les qualifie souvent en raison de leur identification au bilinguisme officiel est insuffisante: il propose enfants du monde car selon lui, il ne semble pas qu'il y ait pour ces jeunes telle chose qu'une hiérarchie linguistique de droit, mais seulement un marché de langues, conception indifférente au prestige politique des langues, qui rejoint cependant l'idéologie du multiculturalisme, celle tant clamée par l'idéologie nationale fédérale de légalité dans la diversité et promulguée par les réseaux institutionnels.


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Résumons avant de passer à la prochaine étape.

Malgré la reconnaissance légitimante des années 1980 qui accorde un certain poids dans un cadre politique dit de bilinguisme officiel, il reste qu'une kyrielle de torts historiques et de droits bafoués ainsi qu'une minorisation accrue ont laissé des séquelles dont l'indécision identitaire au niveau du groupe permet d'entrevoir d'autres facteurs d'échec: l'assimilation, l'exogamie, la perte de l'habitude de français, son instrumentalisation, la baisse croissante des effectifs; sans parler de la prégnance de la culture anglo-américaine dans laquelle baigne la totalité de ces communautés…


Dans un tel contexte où l'on subodore l'échec, il est sans doute pertinent d'évoquer li'mage du corps biologique incapable de se reproduire suivant l'imaginaire de Michel Houellebecq, comme métaphore d'une francophonie moribonde, victime d'une trop longue négation historique et traînée aujourd'hui dans les poussières d'une civilisation d'où a été abolie la référence, un monde éclaté, peuplé de simulacres, en somme, le McWorld dont parle Benjamin Barber.


III. La mondialisation

Par une sorte de glissement presque inconscient, le monde s'est muni de ce que Georges Balandier appelle le grand système, ou d'une sorte d'empire agissant sur les identités culturelles comme un virus informatique, d'autant plus coercitif qu'il est moins perceptible (NO,62) dans les paroles d'Antonio Negri et Michael Hardt, deux perspectives se situant à un niveau dans les traces du concepteur du global village, Marshall McCluhan. Quel que soit son nom, et malgré sa nébulosité en tant que concept fonctionnel, cet empire reste quand même intelligible par ses composantes. Celles-ci entre autres, l'espace économique mondial, la culture de masse, le consumérisme, l'espace postmoderne, des éléments qui participent de la globalisation si elles infiltrent et menacent les sociétés dites nationales ou majoritaires, il faut peu d'imagination pour apprécier l'étendue de leur pouvoir auprès de communautés en appel d'être et d'identité, partageant de plus la langue et l'espace géographique du dominant!

Imaginons ensemble l'infiltration et la prégnance de quelques-uns de ces éléments dans la texture de notre espace social particulier et leur emprise chez les jeunes d'aujourd'hui, plongés comme ils le sont depuis la naissance dans cet univers, ces jeunes personnes qui seront appelées dans le cas qui nous occupe à assurer la relève. J'énoncerai simplement ce que ces éléments représentent dans notre paysage linguistique et culturel, sans commenter pour l'instant, mais en nous incitant à bien regarder la coloration particulière qu'ils apportent à l'ensemble et apprécier les nuances déterminantes qu'ils affectent.


a)le postmoderne

Éclatement, fragmentation, dissolution, rupture, équivalence, ambivalence: voilà les notions qui incarnent les valeurs, les savoirs, les relations et l'identité des jeunes. Nous sommes dans la dérive des références collectives et identitaires, explique Ellen Corin, professeure aux Départements d'anthropologie et de psychiatrie à l'Université McGill, nous assistons, poursuit-elle, à une crise de représentations, comme à une crise de fondements aboutissant à une véritable crise de la signifiance. Le vide spirituel engendre une prolifération sans fin et sans frein des objets, des formes, une surabondance de signes non signifiants et d'absence de référents ou de sens. À cette absence correspond, selon Corin, une décentration et une désintégration du sujet. Ce dernier n'existe plus qu'en tant que positionné par le langage, par d'autres clivé en fragments qui, manquant d'un centre organisateur, se trouveraient projetés dans toutes les directions. Ainsi, l'individualisme de nos sociétés n'est pas le fait d'un sujet plein, distinct dans sa différence, explique Louis Dumont, mais celui de l'équivalence et de l'interchangeabilité (cité par Corin, 258).


b) la culture de masse

Dans son livre récent We Want Some Too: Underground Desire and the Reinvention of Mass Culture, le jeune essayiste canadien Hal Niedzviecki aborde la question de la culture populaire de la perspective du sens: comment, se demande-t-il, transformer la culture de masse qui nous assaille et pénètre de partout en quelque chose de vrai et d'audacieux qui soit life affirming for each of us, qui mette du sens dans la vie de chacun? En identifiant un changement significatif de paradigme qui n'est pas sans ressembler au postmoderne, Niedzviecki explique que les générations télé ont remplacé les valeurs traditionnelles par la culture pop à laquelle elles consacrent un dévouement presque servile. L'auteur appelle ce phénomène lifestyle culture, qui dépasse selon lui une consommation boulimique de télé: c'est plutôt une autre façon de l'intégrer à sa vie, comme d'ailleurs de toutes les manifestations de ce monde impersonnel. Ce qu'on y fait est simple, dit-il: nous accordons un sens quelconque à ces choses films, groupes musicaux, mode, jeux, jouets, séries télévisées, etc. qui en sont dénuées. Nous leur accordons la première place dans nos vies, nous exaltons le non-sens (…).

Sa déconstruction des composantes de la culture populaire l'amène à dévoiler un paradoxe déterminant au cœur de cette culture du spectacle: à peu près toutes les histoires, les récits fabriqués par/pour ces médias étalent le triomphe de l'individu sur les forces lourdes de l'homogénéité et du conformisme, mais cela dit-il, via the mechanisms of a mass culture that depends on our silent acquiescence and conformity, c'est-à-dire grâce à des mécanismes qui reposent sur notre assentiment muet et notre conformisme. Dans notre monde, la télé n'est plus une source d'information, mais a way of life, une façon d'être. Ainsi, la vie devient une narration construite avec soin dans le but d'amener le plus grand nombre de personnes dans la même voie. Niedzviecki constate la disparition de la référence, ou plutôt son usurpation par d'autres sortes de références: "Je n'ai jamais cru, dit-il, que j'acquérais un savoir tellement vaste et total qu'il viendrait un jour à supplanter l'histoire et à consolider des perspectives complètement nouvelles d'auto-détermination" (notre traduction). La question à poser n'est pas de savoir comment on peut se détourner de ce entertainment-lifestyle culture continuum, mais ce que cela signifie pour nous d'être submergés de la naissance à la mort dans un tel univers culturel. Et Niedzviecki parle ici des effets sur la population qui produit les modèles et les poncifs culturels! Qu'en est-il pour les minorités emportées comme elles le sont dans ce raz-de-marée culturel, déjà disposées à le recevoir en raison de l'appartenance culturelle, la proximité, et investies d'une même langue. La question posée à la fin par Niedzviecki doit être complétée chez les minoritaires par une logique parallèle qui passe par le travers de leur particularité.


c) la société de consommation

Zygmunt Bauman, dans un chapitre de son livre Le coût humain de la mondialisation, parle du caractère éphémère de tout pacte, de la volatilité nécessaire comme principe dans une société de consommation; il précise que les biens consommés doivent apporter une satisfaction instantanée et instantanément; en fin de compte, que la culture de la société de consommation est fondée sur l'oubli. Jean-Claude Guillebaud, pour sa part, identifiant la logique marchande nécessitant le renouvellement ininterrompu des modes et des désirs, montre qu'il faut donc travailler à l'élimination de ce qui fige, de ce qui stabilise et, à la limite, de ce qui rassure rejoignant ainsi ce que Maurice Bellet appelle l'impératif de déstabilisation productive(cité par Guillebaud) inhérent au marché, cette logique qui investit la totalité du paysage symbolique, cette grammaire universelle capable d'investir toutes les autres formes de pensée, de conclure Guillebaud.


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Éclatement de la valeur, disparition de la référence, culture de banalisation axée sur le spectaculaire, fabrication du réel, oubli et manque jumelés dans la consommation: combinés à l'indécision identitaire des communautés qui encadrent et à la seule instrumentalisation qui définit l'usage de la langue, ce sont d'autres aspects d'une réalité qui rendent presque impossible la création de conditions de résistance pour les communautés francophones canadiennes d'aujourd'hui. De plus, comment construire un avenir sur ces bases mouvantes ou, comme dirait Raymond Breton, la nécessaire symbolique capable de fonder des engagements et mobiliser les gens ?


IV. Des lieux de résistance potentielle

a) l'envers de Janus

Est-il possible de concevoir une autre version de la mondialisation, une version positive comme celle, par exemple, que Jean-Loup Amselle nous propose dans son dernier livre, Branchements. Anthropologie de l'universalité des cultures. Celui-ci vante les bienfaits de la globalisation en défendant l'usage de signifiants planétaires pour exprimer des signifiés particularistes (ou la glocalisation),la culture américaine fonctionnant selon lui comme un opérateur d'universalisation par rapport auquel les autres cultures se redéfinissent ou au contraire s'affirment (NO, fév. 2001,62). Son exemple d'un McDonald français offrant une salade niçoise, ou grec qui offre une feta, comme expression d'un particularisme, ne convainc pas, cependant, car ce n'est pas à ce niveau que pénètre l'idéologie et où se manifeste l'emprise de la mondialisation. De toute façon, pour nous les banlieusards des États-Unis, c'est toujours la même salade qu’on nous sert! Il n'est pas impossible, cependant, qu'il faille retenir l'équation signifiant/signifié dont Amselle fait usage ici comme modèle de repositionnement des particularismes parce que ce signifiant est peut-être aujourd'hui incontournable…


b) le discours culturaliste

Les études, commentaires, discours ne manquent pas sur l'état actuel du vécu franco-minoritaire canadien. Malgré certaines différences dans le diagnostic, à peu près tous s'accordent sur la fragilité et les menaces qui pointent à l'horizon si les tendances actuelles devaient se maintenir. Pour contrer cela, on réplique par un discours culturaliste d'atavismes, on rappelle ces capacités dites ontologiques de résistance et de mobilisation du Canadien français, et on s'épuise en fin de compte en aphorismes, en propositions surannées, dans le but de recréer les conditions nécessaires à la survie et à l'épanouissement des communautés. Or, supposer qu'une telle vision puisse produire une symbolique suffisante pour mobiliser les gens, surtout les jeunes, mobilisation nécessaire au sentiment d'appartenance et à la création d'allégeances (Raymond Breton, 2001), c'est se méprendre sur le rapport qu'ont les jeunes à leur milieu, à la langue, la culture, l'identité, et à la majorité. Il est impensable qu'utilisé seul un tel discours puisse avoir une quelconque pertinence, une symbolique mobilisatrice.


c) L'institution scolaire

Telles qu'énoncées plus haut, les luttes dans les années 1980 pour l'obtention d’un réseau scolaire où le français tiendrait la première place ont porté leurs fruits dans les années 1990, et toutes les provinces jouissent maintenant de leur réseau d'écoles et de sa gestion. Faut-il croire que par ce contrôle de l'institution la plus importante de la communauté, dans les paroles même de la décision Arsenault-Cameron, le vent a tourné, et que nous sommes désormais en mesure d'orienter notre destin collectif ?

Or, l'école n'est pas exempte, malheureusement, des phénomènes susmentionnés: elle en représente même un terrain fertile d'influence et d'appropriation dans la mesure où sa population en est la plus vulnérable en tant qu'elle a été intimement formée aux paradigmes dominants. Dans La reproduction, Bourdieu et Passeron rappellent comment l'école est un lieu par excellence par où passe et circule l'idéologie: toute action pédagogique est objectivement une violence symbolique en tant qu’imposition, par un pouvoir arbitraire, d'un arbitraire culturel, c'est-à-dire d'un pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force (et qui) ajoutent à sa force, proprement symboliques. André Turmel abonde dans le même sens en précisant que l'institution exerce son action au niveau de la structuration de la vie quotidienne dans le cadre de connaissances et de règles culturelles impersonnelles, standardisées et régularisées(…) où travaille une symbolique (…) prégnante, dotée d'une efficience certaine. Nous sommes en plein dans les régimes de vérité de Michel Foucault.

À partir de ces principes, n'est-il pas logique de supposer que l'école française soit elle-même incapable de ne pas véhiculer la même configuration idéologique que l'école de la majorité? En raison de son insertion dans le grand réseau institutionnel éducatif de son milieu, de la prégnance totalisante de la culture ambiante, n'est-il pas raisonnable d'avancer qu'en vertu de cette récupération ou neutralisation idéologique qui la rend disponible à la domination de la dominante, l'école ne peut contribuer que légèrement au ralentissement de la perte du français, ou, pour le dire plus brutalement, qu'elle contribue en tant qu'institution à la transmission d'un système idéologique et culturel qui évacue la différence, celle qui pourrait permettre à la francophonie de survivre ?


V. Pour une nouvelle francophonie

La francophonie compte encore des modèles, des parents qui insistent, des enseignants qui s'acharnent, des leaders qui s'engagent et qui cherchent des solutions. Mais que faire exactement ? Il y a sans doute des signes qui nous amènent à des réponses possibles du côté des mouvements de contre-culture chez les jeunes, de l'immense appel qui résonne depuis Kyoto et Québec en passant par Porto Alegre, dans celui que l'on décèle dans les œuvres d'écrivains comme Houellebecq, Beigbeder, Le Clézio, Tournier, Berger, Poulin, Lalonde, dans les mouvements écologiques, ou encore, plus fondamentalement, dans la recomposition du sujet suivant la vision d'Alain Touraine.

Dans notre optique, allons au plus pressé et préparons le terrain. D'abord, quelques paramètres: Guillebaud nous met en garde contre la futilité de toute déploration parce que cela cache un projet plus ou moins avoué de restauration. Ellen Corin propose une interrogation fondamentale qui ne recadre pas aisément la crise de la signifiance qui nous traverse; il faut se méfier, ajoute-t-elle, de tout ce qui se présenterait comme solution totale (totalitaire) sans passer par la reformulation d'un projet de société qui tienne compte des conditions de la postmodernité et de la nécessité de reformuler un nouveau contrat symbolique permettant un redéploiement des subjectivités. Or, comment reconstruire le monde, rétablir un contrat symbolique dans les conditions de la postmodernité dont la première intuition passe par l'écart et (la) déconstruction et met en procès toute idée de cohérence et de continuité ?

Si l'expérience commune d'une société de destin à laquelle aspirent les communautés ne peut être formulée à des fins de mobilisation collective par le discours culturaliste, ne faut-il pas alors regarder du côté de son pendant, examiner la relation de sociation, cette sorte de construit politique qui est davantage le résultat d'une mobilisation autour d'une lutte pour les ressources que le déploiement naturel du sentiment de partager un destin commun ? Comment établir ce projet de sociation ?

On a vu que le paradigme du postmoderne et de la mondialisation et ses dérivés rend désuet le discours essentialiste, celui de communalisation. Or, il s'avère doublement irrecevable à d'autres éléments de l'ensemble social pour qui seul le discours de sociation représente un début de pertinence. Il s'agit, on l'aura deviné, de ces populations mouvantes, immigrants et réfugiés, ces francophones dits multiculturels qui cherchent un lieu d'inclusion qui leur accorde une place réelle. Au-delà de la diversité des expériences qu'ils apportent à la table identitaire, il y a surtout peut-être un rapport au monde dénué des séquelles d'une longue histoire de minorisation. S'ils ne récusent l'essentialisme, ils ne peuvent s'y identifier, et sont vite exclus par cette obsession minoritaire masochiste qui n'a de cesse d'être ressassée dans notre mur imaginaire de lamentations…

Comme tous les minorisés, le francophone ne se voit pas, ou pas dans la représentation qu'on lui donne de lui-même. Il lui est impossible de souscrire à un programme narratif fondé sur un mythe historique et une identité désincarnée. Lui/elle qui aspire à l'intégration ne se voit nulle part dans la représentation collective francophone. L'espace culturel contemporain est traversé par une pluralité de langages, d'images, de textes, de cultures, de discours; il se formule par l'hétérogène, le multiple, le polymodal, l'hybride, la fragmentation. Dans une semblable constellation de valeurs où le paradigme de l'hétérogène domine, tout discours ou texte culturel unitaire, homogénéisant, essentialiste /culturaliste, est nié par le vécu comme par le paradigme, et voué à l'échec. Il ne possède aucune valeur d'appartenance, ni de symbolique pouvant susciter une mobilisation.

Nous devons laisser le paradigme de l'hétérogène s'installer chez nous. Cela suppose que différence et altérité ne soient plus perçues comme des signes de contamination, mais comme des lieux d'enrichissement, de valorisation, dans l'exercice même d'une francité multiple, capable de créer des modèles à la mesure de la pluralité qui traverse le quotidien. La fameuse schizophrénie identitaire à laquelle on échappait par l'assimilation se trouve ici effacée dans le paradigme, car l'être francophone sera désormais le lieu où se situe la multiplicité, la différence, l'altérité, tous des éléments menaçants dans un autre discours, comme dans la réalité d'antan. C'est dans cette nouvelle configuration qu'on pourrait ramener la représentation culturaliste canadienne française qui aurait une part entière dans la nouvelle constellation identitaire et culturelle, celle d'une francophonie nouvelle, tournée vers l'avenir, capable d'adapter les moyens du bord, plus solide et résistante parce qu'enrichie par l'apport de chacun, et liée par un projet de société…


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Il existe évidemment de nombreuses pistes prometteuses si on pouvait les intégrer toutes à une action collective de toutes les communautés. Un véritable programme narratif avec objet…


1.Recomposer le sujet (Touraine) francophone en développant au foyer la pratique, la valeur et la nécessité du français. Cela suppose une conscientisation et une remobilisation des parents y compris ceux en situation exogamique, ainsi que le nécessaire investissement réciproque entre eux, la communauté et ses institutions.

2.Cela transforme la problématique de l'exogamie qu'il faut concevoir comme tremplin et non comme abîme.

3.Déjà, on passe à une plus grande valorisation de la francité, à un véritable capital symbolique (Bourdieu), parce qu'elle n'est plus l'unique apanage des minorités dispersées et d'un Québec tendu vers la souveraineté.

4.Quand la valeur et la pratique ont été établies au foyer, l'école a des chances d'ajouter au capital symbolique; sans cela, elle stagne et piétine dans un don-quichottisme parce que coincée dans une contradiction radicale.

5.Dans un contexte scolaire renouvelé par le tandem foyer-école, il est impératif de dépasser les demi-mesures: il faut transgresser l'ordre scolaire qui nous est imposé. Cuénot disait que le hasard est l'absence de finalité; il est temps de ne pas laisser le hasard induire le succès ou l'échec. Au contraire, il est temps de formuler une pédagogie innovatrice en fonction des finalités précises d'une éducation en milieu minoritaire, de révolutionner les structures scolaires, les contenus, la pédagogie de la langue, de l'histoire, de notre histoire. Il est temps d'invoquer nos prérogatives en matière d'éducation française comme nous y convie d'ailleurs le jugement Arsenault-Cameron qui donne dans la hiérarchie des responsabilités la première place à la communauté sur celles du ministère.

6.Les universitaires de toutes les disciplines doivent aussi s'engager dans une recherche-action, et participer par leur savoir à l'action et à la conscientisation de la communauté.


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En dernière conclusion: puisqu'on se nourrit de modèles, il serait sans doute utile d'emprunter aux groupes écologiques leur solidarité et leur discours en matière de vision, de mobilisation et de lutte, car au- delà des parallèles avec notre situation, cela nous ramène à une des grandes constantes de notre histoire…


Bibliographie

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