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Naïm KATTAN

Écrivain, Université du Québec à Montréal (UQAM) (Québec)


L'autre Amérique


La semaine dernière, j'étais invité à Windsor par le Comité du tricentenaire de l'arrivée de Lamothe de Cadillac et de la fondation de Windsor et de Détroit. Nous étions une quarantaine d'écrivains venus du Québec, de l'Ontario, de l'Acadie, de l'Alberta ainsi que de la Louisiane, du Michigan, d'Haïti et de France. Nous étions là pour célébrer le français comme langue des Amériques. Pour certains parmi nous, c'était une découverte, pour d'autres ce furent une prise de conscience et un appel au ralliement.

Découverte, car, pour plusieurs d'entre nous, Cadillac n'était qu'une marque de voiture. Ce n'est ni le moment ni l'occasion de décrire ce personnage haut en couleurs, dont l'existence fut remplie de contradictions et de quelques ambiguïtés. Il suffirait de dire que ce fut lui qui affirma la présence française dans cette partie de l'Amérique. Cette découverte une fois faite, on en vient à la prise de conscience. Aujourd'hui l'anglais domine en Amérique mais ce n'est point l'unique langue de l'hémisphère. Nous sommes en terre de migrations et les originaires d'Italie, de Chine et d'ailleurs conservent pour un certain temps leurs langues maternelles. Mais ni le chinois ni l'italien ne sont en passe de devenir des langues d'Amérique. Le français, par contre, n'est pas une simple langue d'immigrants. Certes il pouvait et il peut l'être encore pour certains mais sa présence ici a une autre signification. Dans cette partie du monde, le français est un fait de civilisation et surtout l'expression d'une culture vivante. Elle l'est davantage dans certaines régions, certaines villes, certains quartiers que dans d'autres. Au Québec, c'est la culture prédominante. Présente en Ontario, en Acadie, elle imprègne d'une manière souterraine, parfois imperceptible toute l'Amérique.

Au-delà des victoires et des défaites des conquérants européens, en dépit des révolutions et des bouleversements politiques et des guerres fratricides qui se sont succédé au cours de trois derniers siècles, le grain semé par Cadillac a porté fruit et l'arbre ne cesse de grandir.

En fait, de quoi s'agit-il ? J'ai parlé d'une culture, c'est-à-dire d'une vision du monde, d'un rapport avec le réel. Alors qu'on parle d'une langue dominante non seulement en Amérique mais dans le monde entier, à un moment où l'on craint une hégémonie culturelle, il importe de rappeler que le français comme langue, en tant que culture et en tant que civilisation est là pour rester. Par sa présence, il conteste la domination et l'hégémonie d'une seule langue et d'une culture unique.

Loin de moi l'idée d'établir une hiérarchie entre l'anglais et le français. La civilisation anglo-saxonne, qu'elle soit britannique ou nord-américaine, existe et donne lieu à des œuvres littéraires et artistiques admirables. Ce dont il s'agit est la présence d'une culture autre, différente et aussi riche et qui fonde la diversité. En Amérique, le français ne met pas en question l'anglais, mais conteste sa domination, sa présence unique. La singularité, j'allais dire la distinction, le privilège du Canada est de reconnaître la double présence, la diversité en son sein. Bien sûr, cela ne se traduit pas toujours dans les faits et encore moins dans la vie quotidienne. Dès lors, il importe que la prise de conscience se transforme en reconnaissance, et, au-delà de celle-ci, en volonté.

À Windsor, je me suis rendu compte qu'il importe à tous ceux qui, partout en Amérique, ont le privilège de connaître cette langue et de porter cette culture, de prendre conscience de la richesse dont ils sont les détenteurs et de leur rôle de la préserver et de la faire connaître. Il ne pourrait y avoir là la moindre hostilité envers l'anglais. J'irai plus loin pour dire que c'est à l'avantage de l'anglais qu'il soit ainsi défié. En effet, le sentiment d'être incontesté crée un comportement de supériorité et, ce qui est pis, une attitude de complaisance et de confort. Cela entraîne le relâchement et l'on se rend compte que la normalisation de l'anglais le neutralise comme expression d'une culture et finit par le banaliser et le dégrader. Car une culture ne s'épanouit que dans l'échange, ce qui implique la diversité.

À ce moment de notre histoire, nous nous trouvons, nous Canadiens, dans une position privilégiée dont découle une responsabilité. Nous vivons l'Amérique mais c'est une autre Amérique que nous proposons. Cette alternative, ce choix, enlève à l'Amérique majoritaire ses certitudes faciles qui conduisent à la solitude et mènent à la décadence. Nous sommes les tenants de la francophonie et c'est à nous d'affirmer la richesse de la diversité. C'est là que nous atteignons le point de ralliement. Nous lançons un appel au pluralisme et à l'échange.

Grâce à notre appartenance à la francophonie nous sommes en mesure d'établir d'autres rapports avec le monde. Nous avons accès à l'Afrique, au Proche-Orient, à l'Asie dans l'intimité de leurs cultures, de l'expression de leurs vitalités, de leurs espoirs et leurs attentes. En dépit des difficultés économiques et sociales qu'ils éprouvent, ces pays détiennent des richesses humaines et un patrimoine culturel qui nous enrichiraient si nous nous montrions aptes à les accueillir. Nous contribuerons ainsi à la promotion d'un ordre mondial fondé sur le respect des différences et sur la primauté de l'échange.