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Allocution de M. Alain GUILLERMOU
Président-fondateur de la Biennale de la langue française



Roland Eluerd

En avril 1952, le professeur Alain Guillermou fonde la revue Vie et langage. De Vie et langage naît, en 1957, l’Office du vocabulaire français. Georges Duhamel le préside, André Gillon, directeur des Nouvelles littéraires, que publiait alors la Librairie Larousse, est vice-président, Alain Guillermou en est le secrétaire général et l’âme. De l’Office du vocabulaire français naît en 1963 la Fédération du français universel, et, sous l’égide de cette Fédération, Alain Guillermou organise en 1965, à Namur, un congrès francophone qui devait devenir la première Biennale de la langue française. Le premier président d’honneur fut Maurice Genevoix. C’est aujourd’hui le président Léopold Sédar Senghor.
Voilà d’où nous venons.

Voilà pourquoi, en ce 25 août 1997, nous tenons ici, à Neuchâtel, dans cette salle du Grand Conseil, la séance solennelle d’ouverture de la Dix-septième Biennale de la langue française, la dix-septième session de ce que Jacques Duron baptisa : « les états généraux de la langue française ».

Monsieur le président-fondateur de la Biennale de la langue française, pour ce demi-siècle voué au rayonnement de la langue française, au nom de tous les biennalistes présents et absents, permettez-moi de vous dire merci.



Alain Guillermou

Par un curieux paradoxe, le lieu choisi pour l’ouverture solennelle de la Biennale de Neuchâtel est un vieux château. Il est magnifique et nous savons gré à nos hôtes de leur accueil généreux.
Nous voici réunis, pour la dix-septième fois, depuis Namur en 1965, et prêts à enrichir l’histoire de la francophonie d’un apport traditionnel – ce sera le quinzième – sous la forme d’un volume d’actes. Mme Jeanne Ogée m’a annoncé que la collection de ces volumes est répertoriée dans le catalogue de la Bibliothèque du Congrès, à Washington. Nos amis américains pourront donc les commander pour se convaincre des bonnes raisons qui nous poussent à vouloir maintenir, à côté de leur langue, l’exception française. Cette brillante promotion de nos livres, nous la devons à Mme Jeanne Ogée elle-même qui fut la cheville ouvrière souriante et obstinée de leur publication.

Je ne voudrais pas attrister notre réunion mais je tiendrais à évoquer le souvenir de deux amis de notre Biennale qui viennent de disparaître. Le docteur Georges Durand, d’abord, un homme plein d’affabilité et d’une telle gentillesse qu’on ne pouvait s’empêcher de l’appeler : « le bon docteur Durand ». J’ai pris part avec lui – à une époque où peu de gens, à part le Comité d’étude des termes techniques français, s’inquiétaient de remettre de l’ordre dans les vocabulaires des spécialistes –, aux travaux du Comité Clair Dire, fondé par un apôtre du bon langage médical, le docteur Daniel Eyraud. Le docteur Valetta, anesthésiste à l’Hôtel Dieu, nous hébergeait dans une haute salle de son hôpital et je me souviens que le bourdon de Notre-Dame de Paris scandait nos délibérations à quelques mètres de distance.

Je pense également à mon vieil ami, Maurice Chaumet, plus récemment disparu. Il m’avait beaucoup aidé pour la préparation de la Biennale de Moncton. Nous étions allés du Québec au Nouveau-Brunswick dans une énorme voiture, à travers une forêt très dense et sans fin. Au milieu de la nuit, l’auto s’essouffle et tombe en panne. La route dessinait un V majuscule et nous nous trouvions au plus creux de l’immense ravin. J’étais inquiet. Or j’aperçois au sommet de la branche montante du V une lumière. Je décide d’y aller, espérant quelque secours. Là-haut, que vois-je ? La porte béante d’un très grand garage plein de voitures et tout illuminé. Devant, sur le seuil, un homme s’affairait, penché sur un moteur. Je lui expose mon cas. Il me fait monter dans une petite auto et nous rejoignons en quelques instants notre malheureux véhicule. Il ouvre le capot et inspecte, à la lumière de sa lampe de poche, le fouillis des fils, tuyaux et conduites qui s’entremêlent. Il se relève et me dit : « Essayez ! » D’un quart de tour, je remets le moteur en marche. Je lui demande : « Combien vous dois-je ? » Il me répond scandalisé : « Moi ? Prendre de l’argent pour ça à des cousins français ? »

Quelques instants plus tard, en passant devant l’ouverture lumineuse et béante où le bonhomme se trouvait déjà, je lui fis un signe de la main, le cœur plein de gratitude et l’esprit hanté par la fameuse formule : « Le hasard que les fous appellent la Providence. La Providence que les sots appellent le hasard. »
Roland Eluerd, qui a de la suite dans les idées, et il a raison parce que ses idées sont bonnes, nous propose comme thème de réflexion, cette année : « Multimédia et enseignement du français ». Nous prolongerons ainsi les travaux que nous avons menés à bien, il y a deux ans, à Bucarest, sur un sujet déjà remarquablement choisi : « La place du français sur les autoroutes de l’information ».

Avez-vous noté le fait que nous tenons le plus souvent nos congrès dans le voisinage plus ou moins proche d’une étendue d’eau – qu’elle soit courante, comme le Rhône, le Saint-Laurent, le Danube ou le Mississippi, ou dormante, comme le Léman ou le lac de Neuchâtel ? Dans les deux cas, on discerne un symbole qui touche de près à notre vocation de grammairiens et d’amis du français. Le fleuve, c’est le langage qui évolue, qui se transforme. « Panta rhei », « Tout coule », disait Héraclite. « On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve ». Et puis l’eau d’un lac, c’est la permanence, c’est l’identité maintenue. Nous luttons, à la Biennale, contre toute atteinte portée aux qualités de la langue, contre tout risque d’altération et contre tout danger d’opacité entre les francophones.

Nous féliciterons le directoire de la Biennale, M. Eluerd, M. et Mme Ogée, Mme Randot Schell, du choix de Neuchâtel, au bord d’une si belle eau. Déjà nos lointains ancêtres devaient montrer une prédilection analogue, en s’installant à La Tène, station dite protohistorique, au sud-est du lac. J’aime à croire que l’habitant de cette cité lacustre était un homo sapiens sapiens. Puissions-nous, nous-mêmes, devenir ses descendants, nous montrer des homines sapientes sapientes, par le sérieux de nos travaux, leur valeur et leur efficacité.