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François DELAUNAY


Centre national d’enseignement à distance – Institut de Poitiers


Critères d’évaluation d’outils multimédias d’apprentissage de langues



Je suis d’autant plus honoré de parler devant vous au nom du Centre national d’enseignement à distance que, depuis ce matin, quatre d’entre vous m’ont dit avoir effectué tout ou partie de leurs études grâce à lui. L’intérêt personnel du recteur Moreau, directeur général du CNED, pour tout ce qui touche à la francophonie joint aux incitations de M. le secrétaire général du Haut Comité qui nous ont été lues ce matin sont également des stimulants précieux. Enfin, je me sens d’autant moins étranger à vos préoccupations que le CNED, à travers ses programmes de français langue étrangère et seconde, bien sûr, mais aussi, et je dirais surtout, parce qu’il dispense ses cours au-delà des frontières, apportant à plusieurs dizaines de milliers de personnes hors de France un enseignement de qualité en français, concourt de toute évidence à la diffusion de notre langue.



Le CNED et le multimédia

Le CNED, confronté au défi d’enseigner à distance, est de ce fait bien placé pour s’intéresser aux progrès technologiques dans les domaines de l’information et de la communication. Il joue ici deux rôles :

En matière d’apprentissage des langues, l’émergence commerciale du multimédia se manifeste par une prolifération de cédéroms. Tous les éditeurs en ont à leur catalogue, que ce soient les éditeurs dits « traditionnels » ou ceux qui sont issus du monde de l’informatique. Un apprenant de langues est naturellement tenté de recourir à ces produits qui lui apportent, dans la plupart des cas, un matériau oral et se réclament tous de l’interactivité qui – c’est un truisme – fait défaut à l’apprenant isolé. Il y a donc un éventail important de possibilités séduisantes dans lequel, c’est naturel, on trouve du bon et du moins bon.

La difficulté, devant cette abondance, est qu’à part des « ratages » ou des escroqueries évidentes il est extrêmement difficile de se faire une idée réelle du contenu d’un cédérom autrement qu’en l’utilisant réellement ou en tout cas par une consultation longue et approfondie. Sur ce point, le livre gardera longtemps un sérieux avantage : quelques minutes de feuilletage suffisent généralement pour décider qu’un manuel de langue vous convient – niveau, objectif, style –, alors que la lecture séquentielle qu’impose le support informatique nécessite, pour arriver au même résultat, non seulement beaucoup de temps mais surtout un réel effort de synthèse.

Tous ceux qui, sur la foi du bouche à oreille et des critiques de la presse, ont fait l’achat du cédérom Le Louvre, pour n’en citer qu’un, vrai succès grand public, savent sans doute de quoi je parle : l’abondance supposée des données et la fascination de l’interactivité cache en fait la brièveté des commentaires et l’absence de scénario. « Ça » parle, certes, mais ce n’est pas aussi parlant qu’on aurait aimé.

L’inflation critique que chacun peut constater dans le fait qu’il n’y a plus de quotidien ou de magazine qui n’ait sa rubrique « multimédia » cache par ailleurs un fréquent évanouissement de l’esprit critique. La prouesse technologique nous éblouit souvent, bien sûr, mais aussi le dynamisme d’un secteur, qui n’est pas sans générer un certain star-system. On peut en faire l’expérience en reprenant des cédéroms des « premiers temps ». Certains d’entre eux restent largement supérieurs à la majorité de ceux d’aujourd’hui et témoignent d’une véritable créativité. Or, à l’époque (fin des années 80), les ordinateurs n’avaient que 640 Ko de mémoire vive et « tournaient » à des vitesses qui ferait rire de nos jours ! Ceci explique peut-être aussi cela.



L’évaluation des outils multimédias

D’où le projet que nous avons eu, pour mieux conseiller nos usagers, de nous constituer un outil d’analyse qui ne soit pas une « grille » de plus parmi toutes celles qui existent déjà. La qualité évidente de certaines d’entre elles nous paraissait malheureusement contrebalancée par une trop grande généralité et, la plupart du temps, par un point de vue presque exclusivement technique.

Nous avons procédé de manière résolument empirique, en cherchant à décrire quelques cédéroms de langues vivantes qui étaient alors réputés, soit pour leur qualité, soit pour leur diffusion. Nous voulions surtout mettre en avant la notion d’effet produit sur l’utilisateur plus que les caractéristiques intrinsèques des produits du marché. Je précise que cette analyse porte essentiellement sur les outils se présentant comme des méthodes intégrées et moins sur les outils de référence (dictionnaires, bases de données linguistiques diverses).

Nos critères se regroupent en trois grandes catégories : le matériau, la scénarisation et ce que nous avons appelé « l’ergonomie pédagogique ». Transposées dans le monde plus classique de l’enseignement, ces catégories pourraient recouper les principales qualités attendues d’un cours : qualité des supports, cohérence et clarté du parcours, et attention portée à l’apprenant.

Le matériau. Qu’en est-il du matériau fourni par un cédérom ? Il doit d’abord être suffisamment abondant et nous avons constaté que les cédéroms de qualité présentent environ trente minutes de parole enregistrée, là où d’autres se contentent de nettement moins. Nous entendons par matériau enregistré uniquement les documents, dialogues, extraits authentiques et non tout l’environnement oral du produit (consignes et items d’exercices, messages divers adressés à l’utilisateur). Il s’agit bien pour nous du matériau « projectif », celui qui permettra à l’apprenant de fréquenter la langue en situation.

Il ne s’agit pas seulement, dans cette exigence de quantité, de défense du consommateur. L’apprentissage autonome suppose, pour que l’apprenant puisse construire son propre parcours, qu’il ne soit pas limité quantitativement. Le choix ne peut s’exercer que dans l’abondance. Mais, serait-il abondant, ce matériau serait de peu d’effet s’il n’était pas réellement exploité. Combien de cédéroms se contentent de faire entendre un document puis entraînent l’apprenant dans une série d’exercices sans même que leur lien, souvent ténu, avec le document soit explicité. Certes, le manuel d’utilisation indique généralement que l’on peut « réécouter le dialogue à tout moment » et cette fonction élémentaire est effectivement présente au détour d’un menu, mais, à vrai dire, elle ne diffère pas vraiment de ce que procure le bouton « retour arrière » d’un magnétophone !

Plus sérieusement, cette conception (ou plutôt cette non-conception) est révélatrice de la pratique éditoriale qui consiste à recycler des manuels sous forme de cédérom : on oublie que l’apprenant ne peut pas être son propre professeur, c’est-à-dire construire lui-même son utilisation des dialogues ou des documents, ce que n’apporte évidemment pas la simple possibilité de « réécouter ».

Les bons cédéroms, à nos yeux, scénarisent la consultation du matériau qu’ils proposent : écoutes successives accompagnées de tâches progressives, reprises de fragments du document dans les activités d’apprentissage, travaux de reconstitution (transcription, remises en ordre, etc.) amènent l’utilisateur à envisager le document sonore sous divers angles, à y découvrir des éléments de sens ou de forme qu’il n’avait pas perçus au premier abord. Le résultat en est l’impression, motivante, que les enregistrements sonores sont riches de découvertes sur la langue et ne s’épuisent pas en quelques minutes d’écoute. La quantité de matériau que j’évoquais tout d’abord n’est donc pas seulement affaire de volumes d’enregistrements mais s’apprécie aussi de façon subjective.

Nous n’oublions pas, enfin, les qualités de facture que devraient toujours avoir les produits audio-visuels : une séquence vidéo trouvée dans un cédérom de français langue étrangère dans laquelle le médecin fait très « étudiant », où la patiente nous convainc difficilement qu’elle est, comme elle le dit, « très fatiguée en ce moment », le tout dans un décor qui évoque plutôt un bureau universitaire, bref, un petit film d’amateur gentiment réalisé mais peu crédible, nous semble malheureusement représentative d’une partie de la production éditoriale qui privilégie la réalisation informatique au détriment de la crédibilité du contenu. Il est vrai que les investissements seraient tout autres.

La scénarisation. Un deuxième type de critère concerne le parcours proposé à l’apprenant. Sans doute en raison des méthodes de production induites par ce qu’on appelle les systèmes auteurs, celui-ci se réduit bien souvent à la juxtaposition d’unités dont, dans certains cas, on ne voit même pas ce qui en définit la progression si ce n’est le numéro d’ordre dont elles sont étiquetées. Mais unité 1, unité 2, unité 3... n’a jamais en soi constitué un parcours !

Dans l’enseignement présentiel, le « parcours d’apprentissage » ou bien est établi de manière externe (le programme, les directives officielles) ou bien – et c’est mieux – se construit, de façon plus ou moins souple, grâce au « dialogue » qui s’établit entre l’enseignant et l’apprenant. Son existence résulte grandement des capacités d’écoute de l’enseignant. Cette réalité disparaît évidemment dans l’apprentissage autonome. Son absence doit donc être suppléée par autre chose et nous voyons dans l’effort de scénarisation un effet puissant, l’affirmation d’une autorité, une présence en somme.

Deux types de scénarios cœxistent dans les productions actuelles, et parfois se complètent dans un même produit. Dans la première, les données sont organisées en récit : ce scénario raconte une histoire et, même si de larges possibilités de navigation sont offertes à l’apprenant, celui-ci peut les utiliser en connaissance de cause, sachant que, s’il saute une étape, il pourra toujours y revenir, ne serait-ce que par l’effet d’une vraie curiosité (1).

Autre manière, plus pédagogique, de proposer un scénario : le découpage en sous-objectifs d’un objectif explicitement énoncé et sans cesse rappelé. Ces produits proposent à leur utilisateur une analyse de la compétence visée, lui indiquent des étapes et traduisent cela dans l’organisation de leur matériau. De la même façon que pour un récit, il s’agit de situer le travail entre un début et une fin ou -pourquoi pas ?- , entre plusieurs débuts et plusieurs fins possibles, mais qui soient repérables autrement qu’en termes d’épuisement du contenu (2). À cette condition seulement, la « navigation » et la signalétique qui en est l’outil (sommaires, index, cartes topographiques, icônes permettant de se déplacer) jouent un vrai rôle pédagogique.

« L’ergonomie pédagogique ». Le troisième plan selon lequel un produit multimédia peut être analysé est celui de l’ergonomie, c’est-à-dire de la manière dont le travail est conçu, dans tous les sens de ce verbe. Plus précisément, au-delà de ce qui touche à la facilité d’utilisation et à la clarté du mode d’emploi, je préfère parler d’ « ergonomie pédagogique », à défaut d’un mot plus précis pour désigner les caractéristiques qui font qu’un didacticiel fait ou non apprendre quelque chose de façon durable.

Ainsi, au premier niveau, une sémiologie assez simple peut suffire pour juger de la manière dont un écran de travail est composé : clarté et pertinence des consignes de travail, redondance suffisante, pertinence et intérêt réel des graphismes, de la vidéo, etc. Un deuxième niveau d’analyse pourrait concerner la manière dont le travail est organisé dans le temps : cadence à laquelle un écran succède à l’autre (si elle est trop rapide, ce qui est souvent le cas, l’utilisateur ne perçoit plus la globalité), durée proprioceptive des actions à effectuer (le « glisser-lâcher » est sans doute meilleur que le clic fugitif dans une case), variété et rythme des effets de pause (laisse-t-on à l’utilisateur des temps de « germination » ?)... Tout cela peut être déterminant dans la rétention à long terme de ce qui a été fait par l’apprenant.

Enfin, et c’est peut-être plus subtil, comment le corps de celui-ci est-il mobilisé ? Rythme, amplitude et cohérence des mouvements de la main qui guide la souris, charge perceptive (ces terribles petites musiques qui récompensent ou sanctionnent...) sont autant de facteurs qui contribuent sans aucun doute à rendre plus ou moins impliquant le travail proposé.



En conclusion, je dirai que tous ces critères de qualité peuvent se résumer en un seul mot : Y a-t-il un auteur derrière le cédérom ? A vrai dire, on aimerait qu’il en soit ainsi pour tous les produits éditoriaux, quel que soit leur support. Le problème, cependant, paraît plus brûlant dans le domaine de l’édition multimédia dont le processus de production laisse, à notre avis, la part encore trop belle aux intervenants techniques, au détriment de ceux qui ont en charge le contenu.



(1) Les cédéroms construits sur ce principe diégétique sont fréquemment issus de vidéodisques interactifs. Cette technologie n’a eu qu’une courte durée de vie commerciale mais a suscité, dans les années 80, beaucoup d’expérimentations et de créativité, que l’on retrouve aujourd’hui réinvesties dans les cédéroms.

(2) Excellente question à poser à un commercial : Vous annoncez 20 heures de travail, mais comment les calculez-vous ? La nature de la réponse en dira très long... ou très court