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André A. OBADIA
Professeur à l’Université Simon Fraser (Vancouver)
Directeur des programmes d’éducation en français (langue maternelle et langue seconde)


La pédagogisation d’Internet



Introduction

Depuis le 4 octobre 1957, date du fameux lancement du premier Spoutnik russe dans l’espace et de la course technologique qui suivit entre l’ancienne URSS et les États-Unis, les moyens électroniques de communication ont connu des progrès foudroyants. La première communication internationale en 1973, entre la Norvège et l’Angleterre grâce au réseau ARPANET, mis au point par le ministère de la défense américain, est depuis longtemps dépassée. Aujourd’hui, comme chacun le sait, c’est son successeur, le réseau INTERNET qui connaît une consécration mondiale.

Internet, le réseau des réseaux, comme tout parcours technologique important, qui se doit de passer par l’armée américaine, et par l’industrie et le commerce, arrive lentement, mais sûrement, chez les particuliers et dans le milieu scolaire, dernière étape classique des avances technologiques de cet ordre.

Les TIC — technologies de l’information et de la communication (1) — existent donc depuis quelques années déjà mais très peu d’enseignants semblent avoir pris conscience du potentiel pédagogique qu’elles présentent. Comment assurer le passage des TIC à la salle de classe ? Comment sensibiliser les enseignants à ces technologies ? Comment les amener à trouver dans Internet une source inépuisable et grandissante de documents didactiques, un outil puissant dont on commence à peine à exploiter la richesse pédagogique ?

Mon intervention s’inscrit donc dans un effort de pédagogisation d’Internet, plus précisément dans le cadre de la formation continue de professeurs d’immersion française ou d’enseignement bilingue. Il s’agit, en fait, de trois cours que j’ai donnés à l’Université Simon Fraser sur les applications pédagogiques des TIC. Les deux premiers cours furent suivis par des étudiants du premier cycle et le troisième par ceux du deuxième cycle (maîtrise en éducation).



La nature évolutive des groupes

La première année, des 15 étudiants (tous des professeurs de français) dont se composait le premier groupe, trois ou quatre seulement connaissaient Internet et aucun ne l’avait encore utilisé dans une intention d’exploitation pédagogique. Appréhension et angoisse ont dominé les premiers jours et les questions dubitatives étaient nombreuses (2).

La deuxième année, seul deux des 15 étudiants ne connaissaient pas Internet et nombreux étaient ceux qui avaient déjà navigué dans le Web. Le groupe était nettement moins crispé que le premier et tout à fait prêt à aborder le cours.

Le troisième groupe, celui du deuxième cycle, était composé de 17 étudiants, là encore des professeurs de français en exercice, langue maternelle ou langue seconde. Tous avaient déjà utilisé Internet. L’enthousiasme régnait et tout le monde semblait prêt à aborder une matière qu’aucun d’entre eux n’avait encore étudiée dans un cadre de cours universitaire.

On le voit bien, la nature du groupe évolue d’année en année. Il ne fait pas de doute, grâce à l’apprentissage sur le terrain et à l’achat personnel d’ordinateurs de plus en plus sophistiqués, que l’attitude des étudiants du prochain groupe envers Internet et leur niveau d’utilisation de la technologie seront encore différents des trois groupes précédents. C’est un syllabus qu’il faudra donc, plus que celui de tout autre cours, constamment remettre sur le métier.

Dans l’état actuel des choses, un simple cours de 60 heures permet déjà à ces enseignants d’acquérir une certaine confiance en eux, en démythifiant les TIC et en leur montrant toutes les possibilités immédiates d’application en salle de classe. À eux, s’ils le désirent, de jouer un rôle de catalyseur dans leur école, de promouvoir une utilisation créative des TIC, de réinvestir ces connaissances et de contribuer au perfectionnement professionnel de leurs collègues.



Que vont-ils trouver dans leur école ?

Certains professeurs ont exprimé quelques réserves concernant l’équipement qu’ils ont ou qu’ils pourraient trouver à l’école. Est-ce que les ordinateurs devraient être en réseau ? Sont-ils tous branchés sur Internet (3) ? Doivent-ils être regroupés à la bibliothèque, sous forme de laboratoire, ou doit-il y en avoir un certain nombre dans chaque salle de classe ? Devrait-on, comme le font déjà certaines écoles au Canada, mettre un ordinateur portatif sur le pupitre de chaque élève ? Que devrait-on avoir en réseau : une encyclopédie ? un atlas ?

Si les réponses ne satisfaisaient pas toujours tout le monde, les enseignants étaient unanimes à reconnaître que les TIC à l’école, ce n’est plus une question de choix. Les élèves, souvent, en savent déjà plus qu’eux.



Vers un essai de définition de pédagogie des TIC

Avec Internet, l’enseignant n’est plus le seul dispensateur du savoir. Il doit le partager avec ce formidable allié devant la puissance duquel il s’effacera souvent. Le rôle de l’enseignant oscille entre celui du guide et du facilitateur, du partenaire et du gestionnaire et, à l’occasion, du catalyseur. Les nombreuses activités, dont le contenu se trouve suffisamment détaillé dans les milliers de sites Web, vont lui permettre de se consacrer davantage à la réflexion pédagogique et à la meilleure manière de tirer parti de cet outil. Il sera donc amené à créer des activités stimulantes et interactives pour de jeunes apprenants, des écoles primaires ou des lycées, impatients de faire entendre le crépitement velouté du clavier et de naviguer dans l’espace cybernétique...

Cela représente un défi de taille pour les enseignants. En effet, nous avons remarqué qu’ils avaient tendance, dans un premier temps, lors de l’exploitation pédagogique des sites, à se servir du contenu comme de celui d’un livre ou plus simplement comme si cela était écrit au tableau, en oubliant d’exploiter les capacités interactives de l’outil. Un poème ou une nouvelle devenait un texte que l’on regarde à l’écran mais que l’on va analyser sur papier, comme d’habitude. Le seul avantage était de l’avoir trouvé en cliquant sur quelques hyperliens. Dans son approche pédagogique, on reste, en somme, fidèle au livre.

Les discussions sur la pédagogie des TIC, souvent fort passionnées, amènent les étudiants à sortir des ornières et à porter un regard neuf sur leurs approches méthodologiques, un exercice parfois déchirant car il faut s’arracher à de vieilles habitudes pour envisager d’en créer de nouvelles avec un instrument dont on commence à apprécier les formidables possibilités.

Utilisés à bon escient, les TIC devraient permettre aux jeunes apprenants d’être plus créatifs et de développer leur esprit critique. Comment peut-on arriver à cela ?

Les principes de l’enseignement coopératif y trouvent un cadre d’application facile : recherche en petits groupes, présentation de travaux en partenariat, entraide des élèves, projets divisés en groupes pour un résultat d’ensemble cohérent, échange de fichiers, critique des sites Web et création de sites personnels ou pour son école, etc.

Il faudra, bien sûr, veiller à ce que les jeunes ne s’égarent pas dans l’espace cybernétique et commencer par leur apprendre à trouver rapidement ce qu’ils cherchent grâce à une bonne utilisation des moteurs de recherche (Alta Vista, Lokace, Yahoo France, Francité, etc.), tout en prenant en compte leur capacité en lecture. Car ils vont devoir lire souvent et parfois vite. Une certaine domestication d’Internet s’impose, si on ne veut pas tomber dans le chaos total. Les directives concernant les activités doivent être précises et limitées dans le temps pour éviter tout égarement et pour revenir constamment à l’activité demandée par le professeur.

Les approches méthodologiques appliquées aux TIC s’amélioreront au fur et à mesure que les enseignants auront l’occasion de prendre un peu de recul à la suite de leurs premières expériences avec les TIC. À l’aube du XXIe siècle, notre approche méthodologique est appelée à changer. Les TIC nous permettent de mieux recentrer notre enseignement sur les apprenants et de réfléchir davantage sur notre action pédagogique. Comme a dit Roger Shank (5), le meilleur ordinateur ne vaut pas le meilleur professeur, mais le meilleur professeur n’est pas à la disposition de chaque élève pour un enseignement individuel.

Il ne tient qu’aux enseignants de faire preuve maintenant d’inventivité didactique.



Notes

(1) Certains les appellent encore les NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication). Il va de soi qu’elles ne pourront s’affubler de cet adjectif bien longtemps. C’est pour cette raison que nous préférons, comme beaucoup d’autres, l’appellation TIC.

(2) Voir André Obadia (août 1997). Internet au service de la formation des maîtres. Québec français, 106, 40-42.

(3) Selon un communiqué du 26 mars 1996, de M. Doug Hull, Directeur général, Promotion de la science et affaires académiques, Industrie Canada, les 6,5 millions d’élèves canadiens du primaire et du secondaire, de même que 16 500 écoles seront lancés, à la fin de l’année 1997, sur l’autoroute électronique, au moyen d’un partenariat entre le gouvernement canadien et 11 compagnies téléphoniques régionales. C’est un projet de 16 millions de dollars.

(4) Voir la « sitographie » (mot que nous nous sommes permis d’inventer) préparée, en grande partie, par les étudiants des deux derniers cours, en visitant le site et en cliquant sur Ressources. Plus de 250 sites en français, choisis spécialement pour les professeurs de français, parmi des milliers de sites.

(5) Conférence de Roger Schank au Congrès FLEAT 1997 à Victoria, Canada.