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Mariana PERISANU


Académie des Sciences économiques de Bucarest


Enseignement multimédia pour une formation à l’Europe



Je disais en août 1995 à Bucarest que, dans le monde moderne dominé par l’image, l’école n’a nullement perdu son terrain et que le fondement le plus solide de la Francophonie réside dans l’enseignement du français (qu’on me pardonne le crime de lèse-concordance et la banalité de cette évidence). Je le disais peut-être avec émotion en parlant des enjeux de l’enseignement du français en Roumanie et je remercie M. le président Roland Eluerd de l’avoir rappelé dans la lettre circulaire qui inaugurait les démarches pour cette réunion de Neuchâtel.

Le thème de cette biennale et les débats fructueux qu’elle engendre tentent de répondre à ce problème impératif. Je rappellerai encore l’avertissement de Toynbee : «Toute civilisation est une course de vitesse entre l’éducation et la catastrophe », et le fait que les enjeux de la Francophonie en Roumanie sont ceux de partout : pluralité, modernité, solidarité.

Nous l’avons toujours rêvée, nous autres professeurs de français, – cette lecture multimédia et les fameux hypertextes, nous l’avons peut-être pratiquée sans savoir la nommer et avec les moyens du bord, lorsque, pour introduire un texte classique par exemple, on préparait (il y a 25 ans) une cassette audio avec une musique de Lulli et un commentaire enregistré par nous sur le Grand Siècle, tout en projetant des diapos avec des sculptures de Coysevox et de Jean Goujon, des tableaux de Charles Le Brun, de Poussin et des images de Versailles – et cela après avoir discuté avec nos élèves du lycée bilingue de Bucarest d’un petit schéma historique, non pas photocopillé mais adapté du tableau de Guide France par Guy Michaud, et d’un petit document qu’on n’appelait pas encore authentique sur la vie quotidienne ou les mentalités du siècle.

On travaillait en équipe et on avait le sentiment qu’un texte de Corneille ou de Molière passait mieux ainsi et que les grands repères culturels dans la formation de nos élèves étaient l’affaire de nous tous. On tentait de combler aussi les lacunes de nos manuels tristounets et des programmes trop rigides.

Je disais encore il y a deux ans que le multimédia pénètre chez nous aussi en classe de français (là où les moyens le permettent) et que, même si l’opinion qu’il y a trop d’écrans qui tendent à nous séparer du monde se fait parfois entendre parmi nos collègues, le sens pédagogique inné ou acquis du professeur lui permettra de vaincre ses réticences. Le même sens le gardera d’un scientisme béat, de l’idée que les sciences et les techniques vont tout changer spontanément en bien. On a compris que les nouvelles techniques bouleversent non seulement l’économie mais toute la société : la culture, la manière de penser, d’apprendre, de chercher, d’enseigner, de travailler.

Il y a des changements importants en Roumanie depuis la Biennale de Bucarest, les vrais changements (nous l’espérons du moins) qui nous permettront de surmonter un handicap important et je rappelle que je me déclarais plus inquiète pour la perspective d’une Europe à deux vitesses que pour celle des info-riches et des info-pauvres. L’Europe institutionnalisée a des lois et des procédures plus lentes que le réseau Internet ou le Web. Quant à la Roumanie, le progrès économique et le changement des mentalités ne peuvent pas se faire du jour au lendemain. La langue française, par ses riches dimensions spirituelles et par sa modernité, s’avère pour nous un moyen pour réfléchir et pour agir, un catalyseur pour notre intégration rapide en Europe et pour l’affirmation de notre spécificité dans le monde.

Si la jeune génération est de ce monde et qu’on essaie de brûler des étapes, si les nouveaux politiques jouent la carte de la modernité et de l’intégration, tout un appareil institutionnel est là, avec ses acquis et ses savoir-faire, mais aussi avec sa routine et ses réticences. Il fait l’effort de s’adapter, d’harmoniser les lois, d’utiliser les nouvelles techniques, de s’exprimer dans les prises de contact bi-latérales et les réunions internationales.

L’Institut français de Bucarest, en accord avec le ministère français des Affaires étrangères et avec le Gouvernement roumain, a élaboré un programme destiné au personnel intéressé des Ministères roumains qui vise à sensibiliser ces responsables au langage institutionnel en français, à la connaissance des institutions européennes et aux règles de procédure des réunions internationales. En venant à tour de rôle pour des stages intensifs à l’Institut français, ces hauts fonctionnaires découvrent par ailleurs un centre de ressources moderne en français. Il n’est pas rare qu’ils reviennent après le stage pour s’y documenter tout seuls.

Chaque ministère ou agence gouvernementale de Roumanie se voit donc proposer un séminaire spécifique (40 heures) destiné à une quinzaine de fonctionnaires occupant des postes à responsabilité et déjà engagés dans un partenariat avec les différentes institutions européennes. Une dizaine d’heures est réservée à des conférences données par des spécialistes français ou francophones sur les thèmes proposés par les ministères eux-mêmes, une trentaine d’heures proposent des débats sur l’historique et le fonctionnement des institutions européennes, des ateliers de perfectionnement linguistique, en français général, administratif et juridique correspondant aux spécialités des participants.

Partant d’une analyse rigoureuse des besoins, on réunit la documentation – sur support écrit, audio ou vidéo – tout en recourant à la Délégation de l’Union européenne et aux centres de documentation sur l’Europe présents à Bucarest. Les ressources disponibles à l’Institut français (y compris celles qu’il obtient grâce à Internet), les acquisitions faites auprès de Sources d’Europe à Paris et les documents fournis par le Centre européen de langue française à Bruxelles sont également exploités.

Une fois le public ciblé et les demandes exprimées, l’équipe pédagogique (cinq personnes) se réunit afin de définir les objectifs fonctionnels et communicatifs pertinents, de programmer les activités de chaque module, de choisir les supports nécessaires.

C’est à partir de cette concertation, et en s’efforçant de s’appuyer sur le contenu des conférences, que la forme finale du séminaire est arrêtée. L’évaluation finale sera réalisée à partir des questionnaires anonymes remis aux stagiaires et au cours d’une table ronde réunissant intervenants et participants.

Les séminaires sur l’écrit institutionnel en français, sur l’acquisition de certaines techniques (rédaction de lettres, de rapports, contraction de textes, articulation d’un discours) sont estimés fort utiles par la plupart de nos stagiaires, tout comme les simulations d’une conférence de presse et/ou d’une conférence internationale.

Les dimensions du groupe (15 personnes) et l’absence d’un cédérom adapté à chaque situation nous ont déterminés à opter pour d’autres moyens tels que la vidéo (une sélection de TV5 magazine et d’autres documentaires sur le domaine géré par le ministère respectif), la cassette audio, des cartes, schémas, statistiques, l’iconographie.

La lecture de l’image, la compréhension orale, posent parfois des pièges à ces hauts fonctionnaires formés différemment.

L’Express (26 juin – 2 juillet 1997) débattait sur un problème pareil en France (toute proportion gardée), constatant une sous-utilisation des nouvelles technologies par les entreprises de l’Etat :

« Pour nos élites l’ordinateur est un outil d’ingénieur ou de secrétaire [...]. Toutes les promotions de l’ENA jusqu’à l’an dernier sont sorties de l’École avec une pratique des outils informatiques proche de zéro. La peur des élites face à ces bouleversements se traduit dans un discours de résistant hexagonal aux techniques venues d’ailleurs comme Internet. »

On ne saurait pas parler de résistance de la part des élites roumaines, mais d’un manque de temps et de forces pour résoudre les problèmes complexes de la transition, de certains handicaps linguistiques ou, tout simplement, d’un certain manque de modestie ou de rigueur, nous rappelant qu’on est quand même placé aux portes de l’Orient, nous faisant vivre en même temps l’idée que la suffisance est toujours insuffisante.

On reparcourt d’ailleurs, de façon très condensée, le trajet de leur formation : « Je ne sais pas que je ne sais pas », « Je sais que je ne sais pas », « Je sais que je sais », « Je ne sais pas que je sais ».

Lors des simulations de conférences de presse on fait une préparation avec un mini-point presse, le choix du cadre général et du thème des interventions, le choix du lieu (il n’est pas rare qu’on opte pour la Suisse comme lieu de conférence), les identités (fiches signalétiques des experts gouvernementaux et des journalistes). Un point linguistique est prévu ayant comme support des fiches terminologiques ou de grammaire/communication. Le débat proprement dit est d’habitude animé, houleux parfois et il finit par un compte rendu aux médias (informations radiodiffusées ou télévisées, compte rendu pour une revue spécialisée ou brève pour un quotidien). Certaines déclarations des experts pourront être communiquées aux agences de presse.

Quant aux simulations de conférences internationales ou conférences d’État, on fait également un travail de préparation linguistique – appuyé sur une fiche d’actes de parole : « négocier en conférence » et sur des exercices (praxéogrammes).

Les règles de procédure sont ensuite expliquées et adoptées et une fiche signalétique est élaborée pour établir l’identité des délégués. On leur propose un pays fictif (voir le livre La conférence internationale, Chantal Cali, Mireille Cheval et Antoinette Zabardi. Hachette 1995) mais nos stagiaires préfèrent généralement représenter un pays européen et ils acceptent de se documenter pour remplir correctement la fiche en question.

Le discours de présentation, puis les discours des intervenants s’appuient sur des modèles réels (documents vidéo + textes imprimés).

Une fois l’ordre du jour établi, on vit la conférence avec ses séances plénières et ses réunions en commissions, avec enfin la rédaction du document final et la clôture des débats.
On évalue la simulation à partir des notes prises ou d’un document enregistré.
Comme activités linguistiques servant d’accompagnement, on utilise la vidéoscopie : visionnement et synthèse des discours enregistrés ; les points linguistiques (synthèse, correction des erreurs, élargissement sémantique) et les points pragmatiques (étude des formules de prise de parole selon le rôle assumé).

Mettre en route ce genre d’expérience, déterminer les stagiaires à entrer dans le jeu s’avère parfois difficile pour l’animateur, mais, lorsque la motivation est forte et que le premier pas est fait, tout s’enchaîne et les supports proposés sont largement adaptés, voire abandonnés. Ce qui compte, c’est l’expression libre de leurs idées.

On ne sait si les équipes ministérielles actuelles vont changer ou non dans le proche avenir, si l’accès de notre pays aux institutions européennes deviendra effectif dans les années qui suivent, mais ce qui est sûr, c’est que la France et les pays francophones nous soutiennent, que l’enseignement du français et le multimédia se conjuguent dans ce combat vital pour notre pays.