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Roland DELRONCHE


Président de la Société belge des professeurs de français
Conseiller du président de la Fédération internationale des professeurs de français
Rédacteur en chef de Dialogues et cultures


Langue et image, compatibilité ou incompatibilité ?



Puisque le multimédia ne concerne à l’heure actuelle que deux sens, la vue et l’ouïe – peut-être un jour concernera-t-il aussi le goût, l’odorat et le toucher – notre exposé va traiter, dans l’optique de l’enseignement, et plus particulièrement de l’enseignement du français, des deux partenaires principaux la langue et l’image ou, si vous préférez, les images, images de toutes sortes, inanimées : dessins, peintures, affiches..., ou animées : cinéma, émissions de télévision, spots publicitaires, réalité virtuelle...



Nécessité de l’image

Lorsque l’on aborde la relation entre les images et la langue, qu’elle soit orale ou écrite, on la présente souvent sous un angle conflictuel. Il suffit de se rappeler la critique de Georges Duhamel, qui dans les années trente avait qualifié le cinéma de « divertissement d’ilotes », par rapport à la lecture, activité plus noble à ses yeux. Une soixantaine d’années sont passées depuis cette condamnation sans appel. Bien que l’opinion de l’auteur de la Chronique des Pasquier nous choque aujourd’hui, je n’oserais pas affirmer qu’elle ait tout à fait disparu. Autrement dit, la guerre entre les images – plus exactement l’audiovisuel – et la langue seule, parlée mais surtout écrite, est toujours latente, notamment quand nous conseillons à nos enfants de préférer la lecture d’un livre à la vision d’un feuilleton télévisé.

Et, pourtant, que ferions-nous sans l’image, sans les images ? Ce besoin d’images ne date pas d’hier, il remonte fort loin, puisque l’un des premiers soucis de nos ancêtres fut d’en créer, comme en attestent, entre autres, les peintures rupestres et les reliefs égyptiens. Même l’écriture, les caractères d’écriture sont dérivés des pictogrammes, c’est-à-dire des images.



La grammaire des images, une entreprise gigantesque

L’utilisation des images s’appuie sur des éléments de la psychologie humaine. Ces éléments nous sont plus ou moins connus et répertoriés, mais l’essentiel nous échappe toujours. L’utilisation des images consacre le règne de l’empirisme. Chacune des applications répond cependant à des lois qui lui sont propres, comme dans le langage littéraire par exemple, mais avec plus de diversité et plus de richesse. Le langage des images échappe à un démontage facile. Les sémioticiens s’appliquent à dégager une grammaire (oserais-je dire une linguistique ?) de l’image, mais, malgré leurs recherches, on est encore loin d’avoir mis au jour tout l’arrière-plan et le fonctionnement de ce langage en constante évolution.



Caractéristiques majeures de l’image

Examinons quelques caractéristiques importantes propres aux images.

L’image est globale et synthétique : elle nous frappe par la présentation simultanée de tous les éléments, alors que le texte, lui, est linéaire, analytique, c’est-à-dire qu’il présente chacun de ses éléments (les mots) successivement. Qui ne se souvient des interminables et minutieuses descriptions des écrivains du XIXe siècle, de Balzac, par exemple ? En quelques images filmiques, on pourrait donner la même information que la cinquantaine de pages de la description de la célèbre pension Vauquer, et même une information bien plus précise. Au point de vue descriptif, il faut reconnaître que les images sont supérieures au langage. Il n’est pas interdit de penser que si le cinéma avait existé de son temps, Balzac y aurait eu recours.

Le langage de l’image est universel., bien plus universel en tous cas que le français, l’anglais ou le latin ne le furent ou ne le sont. Pour l’image, à première vue, pas de frontière ni nationale, ni politique. Pas de limite d’âge. Dès leur plus jeune âge, nos enfants sont plongés dans un bain de sons, de lignes et de couleurs et nagent bien vite comme des poissons dans l’eau au milieu des images, au grand étonnement de certains parents et enseignants. Songeons aux années d’études et au nombre d’expériences nécessaires pour maîtriser, ne fût-ce qu’imparfaitement, une langue comme la nôtre. La culture audiovisuelle se fonde sur des sensations et n’exige, à première vue, presque aucun apprentissage préalable. Voilà pourquoi il faut mettre à profit cette facilité, cet engouement au profit de l’enseignement de toutes les disciplines, y compris le français.

Pour ce qui est des textes, nous savons tous qu’il ne nous est pas possible de comprendre un texte écrit dans une langue que nous ne connaissons pas, comme un texte écrit avec un alphabet que nous ignorons. Pour les images, même tournées par des cinéastes étrangers et dans des contrées que nous n’avons jamais visitées, elles nous paraissent compréhensibles, parlantes, si j’ose dire. Il y a donc dans l’image une universalité que ne possède aucune langue, aussi universelle qu’elle puisse se prétendre.

Cependant, l’universalité et la transparence de l’image sont loin d’être totales et une confiance totale en l’image, une sorte de foi, peut être la cause de graves malentendus. Le décodage des images, comme celui des textes, est fonction de divers éléments, qu’il n’est pas possible de détailler dans ce bref exposé. Prenons-en un, la culture du récepteur. Je n’entends pas ici le mot culture dans le sens noble du terme, mais dans son sens courant et général. Voilà pourquoi l’utilisation des images pose aux pédagogues le problème de leur compréhension, de leur lecture. Comprendre des images paraît facile – on pourrait dire instinctif, naturel on spontané – mais le message iconique n’est pas univoque.

Prenons un exemple, celui d’une émission de télévision. Chaque spectateur perçoit-il et comprend-il nécessairement la même chose ? On a trop facilement tendance à le supposer. Certes si le commentaire parlé est dans une langue que l’on connaît, si ce commentaire explicite bien les images présentées (ce qui n’est pas toujours le cas), alors il est facile de s’accorder sur la signification des images. Mais ces conditions ne sont pas toujours réunies.

Pour le comprendre, regardons une émission sur une chaîne étrangère, dont nous ne connaissons pas la langue, ou regardons sur Euro-News des séquences de remplissage intitulées No comment et composées d’images d’actualités sans commentaires. Dans ce dernier cas, il est vrai que l’on est aidé par la connaissance que l’on peut avoir de l’actualité et parce que la séquence est localisée dans l’espace et le temps par une incrustation.

L’ambiguïté ou la polysémie apparente peut provenir du spectacle, de la scène, des personnages, des choses dont l’image est le reflet. Prenons quelques exemples : si vous voyez une personne mouvoir sa tête de gauche à droite et de droite à gauche, vous croirez qu’elle signifie « non », or si cette personne est grecque, elle exprime une affirmation, un « oui » (oui qui se dit d’ailleurs né en grec).

Permettez-moi de faire appel à un souvenir personnel. Je représentais la Fédération internationale des professeurs de français (FIPF) à Berlin lors de la première rencontre, préparatoire à la fusion, entre les deux associations de professeurs de français d’Allemagne (celle de la RFA et celle de la RDA). J’avais été invité à prendre la parole et, au cours de mon allocution, je fus brusquement interrompu par les auditeurs, une soixantaine de professeurs, martelant leurs pupitres. Pendant un court instant, je me demandai comment il fallait interpréter ce que je considérais dans mon décodage culturel comme un chahut. Heureusement, je continuai mon petit discours et je compris à la fin que ce martellement était un signe de grande approbation et non de désapprobation, comme je l’avais craint un instant.

L’image est persuasive et probante : le texte fait surtout appel à notre raison, à notre imagination, l’image frappe notre sensibilité, notre affect, elle s’impose. L’image animée, associée au langage, dans le film ou à la télévision, nous paraît si proche de la réalité que nous arrivons à la confondre avec la vie elle-même. Voilà pourquoi un grand nombre d’hommes sont plus réceptifs à l’audiovisuel qu’au langage seul, tant sur le plan intellectuel que sur le plan affectif. Notre mémorisation, grâce à l’audiovisuel, est accrue de moitié, ce qui a comme effet, selon les spécialistes, de nous rendre plus actifs et peut-être moins critiques.On peut donc dire, sans risque d’erreur, que l’utilisation des techniques audiovisuelles permet une meilleure communication, mais qu’elle augmente le risque de favoriser une adhésion irréfléchie. Hitler a exploité machiavéliquement la radio pour soutenir sa cause. Que serait-il advenu s’il avait disposé de la télévision ?

On croit plus facilement à la vérité de l’image qu’à celle d’une relation écrite ou parlée. Et, pourtant, l’image n’est jamais un témoignage tout à fait objectif. Prenons une photographie, par exemple. L’angle de prise de vue, le cadrage, la mise en scène, l’éviction de certains détails, sans compter la retouche possible, constituent des accommodements pris avec la stricte objectivité. L’image peut être falsifiée et manipulée tout autant que le texte.

Un ami publicitaire m’expliquait qu’il avait dû réaliser une étiquette pour un potage aux tomates contenant des boulettes de viande. Il me montra le résultat. Devant une cheminée monumentale illuminée par une flambée, un cuisinier, toque en tête, souriait satisfait devant – trônant à l’avant-plan – une magnifique soupière pleine d’un appétissant potage aux tomates sur lequel surnageaient des boulettes de viande. Il m’expliqua que cette photo était en réalité l’assemblage de trois clichés pris à des endroits différents : l’âtre, le cuisinier et la soupière. Il me confia que celle-ci avait été remplie de sable, sur lequel on avait versé quelques louches de potage – dont la rougeur avait été chimiquement avivée – et dans lequel on avait planté sur de petits bâtonnets les boulettes de viande.Il avait dû, me disait-il, recourir à ce dernier artifice parce que c’était la seule manière de persuader le consommateur que le potage contenait bien ces boulettes de viande. En effet, n’importe qui pouvait en faire l’expérience, dans cette sorte de potage les boulettes ne surnagent jamais !

C’est un exemple emprunté à la publicité, on peut aussi en trouver dans la propagande, mais aussi dans l’information si aisément manipulée et muée en désinformation. Il suffit de penser à la guerre du Golfe ou à la révolution roumaine.

Sans parler des trucages, baptisés aujourd’hui « effets spéciaux », le choix des prises de vue, leur angle, leur éclairage, permettent de donner des versions bien différentes d’un même événement. Au cinéma, il faut aussi insister sur le rôle capital du montage : il sélectionne des séquences, en élimine d’autres (pour quelles raisons ?), il les calibre, il les juxtapose dans un ordre qui est loin d’être indifférent. Le film ne se conçoit plus sans la parole : répliques des protagonistes, commentaires off, qui apportent beaucoup de sens aux images. Remarquons d’ailleurs que les paroles peuvent contredire les images, créant des contrastes et des contrepoints qui provoquent réactions et tensions variées chez les spectateurs. Enfin, on sous-estime souvent l’importance des bruits et particulièrement de la musique dont beaucoup de spectateurs ont tendance à ne pas avoir conscience. La musique joue alors un rôle subliminal. L’image n’est pas seule à jouer un rôle, elle n’est que le centre d’une série de langages qui lui donnent valeur et signification.

L’image est porteuse de symboles. Un journal de ce 21 août en première page nous présente en couleur une photo de la perspective du Champ de Mars avec la Tour Eiffel à l’horizon. Deux hommes en short, dont un, torse nu, transportent sur l’épaule un grand Christ en bois décroché de sa croix. Pour nous, la lecture en est simple, d’autant plus que le titre en français, qui surmonte la photo, est : La visite du Pape à Paris mobilise et divise.

Les symboles nous paraissent clairs : la Tour Eiffel = Paris, le Christ = l’Église catholique et – pourquoi pas ? – le Champ de Mars = les controverses. Mais si cette même photo est présentée à un Asiatique ou à un Arabe, on peut douter qu’ils puissent la décoder si aisément, surtout s’ils ne connaissent pas le français.

Beaucoup d’images sont ainsi porteuses d’éléments symboliques qui échappent aux non-initiés ou aux distraits. La compréhension d’une image va bien au-delà de la simple identification de ses éléments.



L’enseignement, médiateur entre les images et les apprenants

Tout au long de cet exposé, nous avons essayé de mettre en évidence les caractéristiques de l’image et nous avons vu que son pouvoir la rend indispensable à l’enseignant qui doit s’en faire une alliée plutôt qu’une ennemie. Il faut bannir l’idée qu’elle serait la concurrente du livre dont elle causerait la perte. (Remarquons à cet égard que le multimédia – par rapport à l’audiovisuel – donne une plus grande place à la langue écrite). Il serait, par conséquent, incompréhensible que l’enseignement refuse de prendre en compte les potientialités offertes par les images sous toutes leurs formes et n’apporte pas aux apprenants une éducation qui leur permette en toutes circonstances, dans leur vie privée comme à l’école, de tirer le meilleur parti des images.

Voyons les principaux aspects de cette éducation audiovisuelle. Il y a tout d’abord ce qu’on a appelé l’alphabétisation audiovisuelle, qui concerne surtout les classes primaires et même maternelles. Elle va du stade de la sensibilisation (faire connaissance avec...) à celui du discernement (distinguer les concepts élémentaires). Puis, au secondaire, à la maîtrise (articulation de différents concepts dans un raisonnement personnel). Cela se fait par des activités pratiques, complétées par le recours à la théorie dans le cycle secondaire.



Les grandes lignes d’un programme

Le Conseil de l’éducation aux médias de la Communauté française de Belgique a élaboré un programme (1) pour réaliser cette éducation aux médias de l’image et du son. Ces spécialistes pensent que cette éducation doit commencer le plus tôt possible, c’est-à-dire dès le début de l’enseignement fondamental. À ce moment, on privilégiera, bien sûr, la communication verbale ; mais la communication par l’image, très présente dans l’univers des enfants, sera également prise en compte dans sa dimension sociale.

Ensuite suivra l’approche des premières pratiques d’expression et de compréhension des techniques de représentation conjointe de l’image et du son. Puis viendra l’initiation au maniement complexe des instruments et ... au bricolage d’appareils originaux. L’enfant pourra commencer à construire de petits documents sonores et visuels, mettre en forme un récit et le distinguer de la réalité. Au début du secondaire, il lui faudra rechercher, agencer, modifier des documents en vue d’une fin. Ainsi, les adolescents prendront conscience des finalités stratégiques des médias.

Au lycée, l’adolescent partage progressivement la condition des adultes et participe aux problèmes de la vie actuelle. À ce moment, l’éducation à l’audiovisuel et aux médias se confond peu à peu avec la formation permanente souhaitable pour tout citoyen adulte inséré dans la société. Cette éducation promeut à la fois la maîtrise des images et de la langue.

En ce qui concerne l’enseignement du français langue étrangère (FLE), les apprenants, comme leurs enseignants, sont friands d’images des pays francophones. Elles ne sont pas toujours fréquentes ni variées. Je n’en veux pour preuve que ces quelques lignes extraites d’une communication de deux professeurs coréens au IXe Congrès international des professeurs de français de Tokyo en 1996. Il s’agit d’une analyse des manuels de français utilisés en Corée :

« Le support iconographique est pauvre. Quelques manuels coréens intercalent de petit dessins et des photos noir et blanc, non intégrés, à fonction référentielle... Certains manuels coréens ne présentent aucune illustration... Les documents authentiques sont absents de la plupart des manuels. Les quelques photos présentées sont rarement intégrées au contenu du manuel. Leur fonction est donc décorative.. Un manuel présente l’image d’une moisson avec un paysan qui récolte au moyen d’une faux. Elle est reprise de la page 162 de Mauger I. Or, dans l’édition 1969 de Mauger I, la faux était remplacée par un tracteur. » (2)

Ce témoignage montre qu’il reste beaucoup à faire pour donner aux étudiants de FLE les images qui leur permettront de bien apprécier les aspects réels des pays de langue française entre autres. À cet égard, TV5, que l’on peut capter dans beaucoup de régions du monde, apparaît comme une véritable manne. Encore faut-il faire la distinction entre la possibilité de capter et la captation réelle qui exige aussi un matériel approprié et de nombreuses qualités professionnelles de la part des enseignants de FLE qui travaillent la plupart du temps dans des conditions fort difficiles.



Civilisation de l’image

Dans les pays nantis, les images sont si nombreuses, si insistantes que René Huyghe – ce grand historien d’art – auteur d’un volume intitulé Puissances de l’image (Éd. Flammarion) proposa, en 1965 déjà (sur le modèle de l’appellation proposée par l’historien Lucien Febvre : « Civilisation du livre », pour Les Temps modernes), l’appellation de « Civilisation de l’image » pour caractériser notre époque. Huyghe expliquait aussi que les images « supplantent la lecture dans le rôle qui lui était dévolu pour nourrir la vie morale. Mais, au lieu de se présenter à la pensée comme une offre de réflexion, elles visent à la violenter, à s’y imprimer par une projection irrésistible, sans laisser à aucun contrôle rationnel le temps d’édifier un barrage ou de tendre seulement un filtre ».

Il y aurait donc une sorte de pouvoir diabolique des images, qui explique les nombreuses condamnations dont elles ont fait l’objet tout au long de l’histoire : dans la Bible, dans l’Islam, lors de la Réforme...



Dangers de l’image

Ce pessimisme, qui engendre le rejet et même la destruction des images, n’est heureusement pas général. Ainsi, dans une interview au Nouvel Observateur en 1993, Umberto Eco déclare :

« L’image n’a rien de pernicieux. Un tableau de Raphaël serait-il pernicieux comparé à une pièce de Shakespeare ? Ce qui serait dangereux, c’est une image sans explication, sans référence, sans ancrage informatif ou intellectuel. L’image possède une force irrésistible. Elle produit un effet de réalité, même quand elle est fausse. Sans texte, l’image ment, ou bien donne lieu à une multitude d’interprétations. Un univers où on communiquerait seulement par images serait d’une extrême pauvreté. »

L’image seule est dangereuse. Pour ne pas tomber dans le subjectivisme, il lui faut – il nous faut – un antidote : une légende.

Ce n’est donc pas de sitôt que l’image se substituera à la langue.



Notes

(1).L’Éducation aux médias en questions, ouv. coll. Bruxelles, Fondation Roi Beaudoin, 1996.

(2). Osik Shin et Marianne Milhaud, « Analyse de quelques manuels de FLE élaborés en Corée et au Japon », in Actes du IXe Congrès mondial des professeurs de français, Dialogues et Cultures n° 41, 1997, pages 267-274.