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Albert DOPPAGNE


Professeur émérite de l’Université de Bruxelles
Membre du Conseil international de la langue française


La formation des maîtres


Nous nous sommes promenés en Europe, en Afrique, en Amérique. Nous avons même posé le pied dans des pays dont la francophonie reste à démontrer, le Portugal et la Roumanie.

Sans la moindre modestie, mais plutôt avec une certaine fierté, je rappellerai que j’étais présent à nos dix-sept rendez-vous internationaux et, qui plus est, que j’y ai présenté chaque fois une communication. Je ne voudrais pas me dérober cette fois-ci, bien que, depuis la Biennale de Bucarest, je sente mon embarras à me hisser au diapason de mes confrères et consœurs orateurs. Je ne puis m’empêcher de penser au fossé que mesurait déjà Gargantua quand il écrivait sa lettre célèbre à son fils Pantagruel. Je dirais même volontiers que le fossé de cette fin de XXe siècle est plus profond encore que celui de la Renaissance : l’informatique entraîne plus de changements que ne firent l’imprimerie et l’humanisme.

Je me contenterai donc d’un regard en arrière qui permettra de juger du chemin parcouru. L’évolution de la situation m’invitera à quelques propositions.

Voyons, rapidement, l’introduction de l’informatique dans les différents degrés de l’enseignement.



L’école maternelle

Jadis, l’intelligence de l’enfant n’était sollicitée que par des jeux de pliage, de tressage, de dessin, de peinture, de modelage ; à l’aide aussi de quelques puzzles.

Aujourd’hui, la gamme des activités s’est notablement élargie, attentivement appuyée par le commerce du jouet ; je veux dire, du jouet électronique. Celui-ci a pris sa place, large et méritée, à l’école maternelle. Toute une série de jeux variés sont proposés aux enseignants ; parmi eux, les jeux du style “labyrinthe” semblent privilégiés. En fait, l’informatique pénètre à l’école maternelle aussi profondément qu’elle pourrait le faire à d’autres degrés, mais ici par un aspect ludique.

Une réflexion personnelle : si j’ai pu pratiquer de façon satisfaisante mon art d’être grand-père, je me trouve singulièrement paralysé devant la mission qui, selon toute vraisemblance, ne tardera pas, à savoir l’art d’être arrière-grand-père !

L’enfant d’aujourd’hui est préparé dès le départ aux circonstances pratiques de la vie qui l’attend et préparé de façon habilement psychologique puisque c’est par le jeu. Le passage du ludique au sérieux s’opérera sans difficulté, sans transition brutale, sans cassure.



L’école élémentaire

Le fait est patent : du XIXe au XXe siècle, l’art de la calligraphie a décliné. L’abandon de la plume métallique a fait disparaître de l’écriture les pleins et les déliés. La pointe bic ne les connaît plus et, souvent, la lisibilité ainsi qu’une certaine élégance en pâtissent. C’est la raison pour laquelle, personnellement, je me réjouis d’avoir vu apparaître parallèlement au marché du jouet des modèles assez satisfaisants, et de prix abordable, de machines à écrire.

Je n’hésiterais guère à proposer que, dès le niveau primaire, l’élève soit familiarisé avec le clavier (unifié, bien entendu) et la dactylographie. Cette pratique, si l’on veut bien y réfléchir, participe plus d’une certaine activité ludique que l’acquisition de l’écriture manuelle, évidemment indispensable. Les notions de précision, de soin et d’esthétique y trouveraient aussi leur compte. Ce serait également un pas considérable effectué dans la formation du simple citoyen ; une corde supplémentaire, gratuite et plaisante, à l’arc du futur demandeur d’emploi. Combien de personnes doivent renoncer à toute tâche de bureau parce qu’elles ignorent la dactylographie élémentaire ? Combien privent ainsi la société d’un bénévolat utile qui pourrait agrémenter leur retraite ?

Le programme des écoles normales primaires doit s’adapter aux conditions nouvelles et, surtout, aux possibilités de l’enseignement contemporain.



L’enseignement secondaire

Nous venons d’en parler : l’enseignement et la pratique de la dactylographie ne devraient plus être réservés aux seules sections commerciales mais être étendus à toutes et cela le plus tôt possible dans les années d’études, de façon à ne pas créer de rupture entre le stade ludique et le stade opératif. Des travaux dactylographiés en plus grand nombre allégeraient singulièrement la tâche des professeurs correcteurs, compte tenu surtout de la dégradation progressive de l’écriture manuscrite à laquelle nous assistons malgré nous.

Il serait souhaitable que l’élève qui entre dans l’enseignement supérieur, université ou haute école, soit, dès le départ, capable de se servir des outils informatiques de la recherche et qu’il ne doive pas commencer par s’y initier.

Songeons au fait que la simple consultation du fichier, dans les grandes bibliothèques, nécessite déjà un savoir-faire qui dépasse le profane en informatique.

La visite des musées new-yorkais, et particulièrement celle du musée d’histoire naturelle, m’a convaincu des possibilités et de l’excellence des multimédias en ce qui concerne l’enseignement permanent comme l’enseignement scolaire.

Il convient que, dès la fin du secondaire, les appareils qu’embrasse l’informatique ne soient plus pour l’élève des monstres intouchables. Le traitement de texte et l’ordinateur sont devenus, aujourd’hui, les clés de tout travail et de toute recherche dignes de ces noms. Pour les travaux qui méritent d’être publiés, on s’aperçoit que, de plus en plus, les éditeurs demandent ou exigent une disquette et ne se contentent plus d’un texte dactylographié. Le plus souvent, sinon toujours, le manuscrit se rapporte à une époque révolue et il est carrément refusé.

Les écoles normales pour le secondaire inférieur ne prévoient cependant d’initiation aux méthodes nouvelles que pour les sections mathématiques et scientifiques ; rien pour la formation des professeurs de langue maternelle.



L’université

En Belgique, tout candidat professeur, après ses quatre ou cinq années d’études universitaires, est tenu de présenter une épreuve dénommée agrégation mais qui n’a rien à voir avec le concours connu sous ce nom en France. Cette épreuve belge comporte deux volets : d’une part, des examens qui portent sur un programme de cours adapté aux différentes sections (lettres, histoire, sciences naturelles, mathématiques...), d’autre part, un double stage. Le premier consiste à assister à une série de leçons données par des professeurs chevronnés, assistance suivie de considérations critiques. Le second stage, pratique cette fois, impose au candidat de donner des leçons portant sur un thème donné ou intégrées à un enseignement en cours.

À l’Université de Bruxelles, le programme théorique comprend actuellement les cours suivants :

– Théorie psychopédagogique et fondements de l’institution scolaire ;

– Conception de l’éducation et histoire de l’enseignement en Belgique ;

– Didactique générale ;

– Psychologie des adolescents en situation d’apprentissage ;

– Relations de la classe.

Quant à l’Université catholique de Louvain-la-Neuve, voici le programme qu’elle propose :

– Méthodologie de l’observation en classe ;

– Didactique générale ;

– Didactique du français ;

– Séminaire d’intégration ;

– L’adolescent en situation scolaire ;

– Approche épistémologique de la discipline ;

– Réflexions sur le contenu des programmes de l’enseignement du français ;

– Pratique de l’oralité ;

– Formation à la relation interpersonnelle et à la gestion d’un groupe.

Ainsi qu’une de ces matières au choix :

– Sociologie de l’institution scolaire ;

– Approche administrative et juridique de l’école ;

– Analyse comparative des mouvements éducatifs contemporains.

Ces documents officiels prouvent à suffisance le manque total d’ouverture vers une pratique nouvelle et appellent une mise au point dont l’urgence est remarquablement illustrée par ces deux dernières Biennales.

On le voit clairement : en ce qui concerne le multimédia, rien n’est prévu dans les programmes actuellement en vigueur pour la formation des maîtres du secondaire.

Dans les circonstances que nous vivons aujourd’hui, il conviendrait d’ajouter, à titre obligatoire :

– De solides notions d’informatique ;

– La connaissance et le maniement des appareils prévus dans la nouvelle pratique pédagogique ;

– Une vue encyclopédique des ressources qu’offre le multimédia ;

– Un nouveau stage prévoyant des applications réelles et établissant la preuve d’une domination créatrice et non servile des moyens existants.

Tout professeur, dorénavant, devrait être capable de se servir des outils mis à sa disposition pour la formation des élèves. Rien n’empêche, d’ailleurs, de prévoir des stages de recyclage pour les enseignants qui, au cours de leurs études, n’auraient pu bénéficier de cette initiation qui s’avère de plus en plus nécessaire.

J’ai toujours noté, au cours de ma carrière, un sérieux décalage entre la découverte et son application dans la pratique de l’enseignement.

Durant mes soixante-dix ans d’école, en plein vingtième siècle, je n’ai guère pu profiter du film, de la radio ou de la télévision. Je n’ai bénéficié que de l’aide des projecteurs, des rétroprojecteurs et du disque.

Avant la fin du siècle, j’ai tout de même la joie de constater un mouvement sérieux vers l’évolution. Mais il convient de garder un œil vigilant sur les programmes visant à la formation des enseignants.

Certaines pratiques, aujourd’hui, bousculent et devancent les activités prévues par les règlements. L’Université de Liège, par exemple, plus que celles de Bruxelles et de Louvain, se montre disposée à adapter son programme d’agrégation. Puisse ce début d’initiative contribuer à ébranler dans un sens positif les autorités dont dépendent les décisions en matière d’enseignement !