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Claire LUCQUES


Écrivain


Pourquoi célébrer le centenaire de Maurice ZUNDEL ?



La première scène se passe à Lausanne, lors du congrès des sociétés de philosophie de langue française, en août 1994. Rencontre avec un professeur, évidemment ! En lisant la carte de participant au revers de son veston, on voit qu’il est de Neuchâtel. Alors de m’écrier : « Quelle merveilleuse semaine d’hiver passée chez vous ! Tout près de ce lac si doux, au velouté de pastel, si proche de votre bibliothèque : tout en haut, des heures de grand silence dans la bibliothèque personnelle de Maurice Zundel » ! Figure étonnée et curieuse de ce jeune professeur. « Vous savez qui est Le Corbusier ? » – « Oui, évidemment ! » – « Vous lisez Blaise Cendrars ? » – « Certainement » – « Et vous ne connaissez pas leur concitoyen ? Il est un peu plus jeune qu’eux, car son centenaire sera célébré en 1997 seulement. Au stand de librairie du congrès, vous pouvez commencer à apprendre quelle fût cette personnalité neuchâtelloise... » À ce moment mon interlocuteur fut abordé par une personne de ses connaissances.... Et c’est à vous, maintenant, en cette année de son centenaire que je puis dire qui fut ou qui est Maurice Zundel puisqu’il laisse une œuvre écrite considérable, dont la partie posthume ne fait que croître, en France, au Canada, en Suisse.

Sa vie allait être errante, puis pérégrinante : Rome, Paris, ses diverses banlieues, Londres, Beyrouth, Jérusalem, Le Caire, enfin Lausanne (1946-1975), port “d’attache” seulement, d’où des appels incessants le font rayonner. À Lausanne toutefois, sa silhouette devient familière, légendaire : Il allait vers tous ceux qui demandaient aide, de cette démarche quelque peu dansante qui effleurait à peine le sol, sa large cape flottant au vent.

Quand il est au loin, voici comment le souvenir de sa ville natale se présente à lui : « C’était une ville intellectuelle et universitaire, une ville savante et aristocratique qui, pour le petit nombre de ses habitants, comptait un grand nombre de gens distingués. La ville est située près d’un lac plein de poésie et dans un site admirable. »

Son adolescence studieuse et joyeuse se passe au Collège latin, au sein d’une “volée” exceptionnelle. Ses condisciples étaient des individualités remarquables dont la plus célèbre sera Jean Piaget. Mais tous assumèrent, pour la meilleure efficacité, la responsabilité d’avoir bénéficié d’une formation intellectuelle excellente.

Voici un fait qui cautionne l’emploi de ces superlatifs : ces jeunes gens furent choisis par le directeur du collège et le professeur de latin pour une expérience qui ne put être conduite dans aucune autre classe. Il s’agissait de la méthode qui consiste à déduire la grammaire des textes lus. C’était se familiariser directement avec l’histoire romaine et la mythologie. Quelle attention pour capter la structure de la langue !

Mais, avant de quitter Neuchâtel pour Fribourg, Einsiedeln, puis encore Fribourg et Genève, c’est dans sa ville natale encore que son esprit s’ouvrit aux valeurs du cœur. Dans sa quinzième année, il s’était lié d’amitié avec un voisin de son âge qui faisait un apprentissage manuel de mécanicien. Son père lui avait offert de poursuivre la vie scolaire au delà de l’école primaire, mais il avait refusé. Protestant, il était familier de la Bible et lisait quotidiennement l’Évangile. Il avait une belle voix et sa diction était belle aussi. Un jour, il porta les Béatitudes à l’oreille de son ami catholique. La qualité de la diction exprimait l’esprit même des formules : « Ce fut l’élan foncier, dira Maurice plus tard, qui a fait naître et alimenta ma vocation...Aurore d’une vie religieuse qui ressemblait à un mouvement de l’esprit ». Cette écoute était de nature à approfondir la morale de manière bouleversante et durable : les Béatitudes sont tellement plus exigeantes que le Décalogue. Elles appartiennent à un autre ordre !

Et, comme si la communication des Béatitudes ne suffisait pas à combler tout son être, c’est encore par l’entremise du jeune apprenti que le collégien allait recevoir d’autres bienfaits ; ce garçon s’adonnait à la lecture d’œuvres littéraires : il fit connaître et aimer Pascal à son ami. Puis, comme il était plongé dans Les Misérables pendant ces mois, là, un soir, de sa si belle voix, il conta l’épisode de l’évêque Myriel. L’abbé Zundel écrira plus tard :

Ainsi sa première formation, soit intellectuelle soit spirituelle, reçue dès son adolescence, était l’assise de l’immense culture qui allait alimenter sa vision mystique de la condition humaine. Étonnant que, bien que jeune, il sente la nécessité d’aborder le droit à la propriété, le problème du chômage, celui du vote féminin.

Et cela dans les mêmes temps où il lui fallait communiquer toutes les beautés naturelles et artistiques rencontrées et goûtées sur les chemins de sa vie. Faut-il choisir ici le moment d’expliquer l’étrange itinéraire de cette vie de prêtre ? Il faut pour cela remonter aux années qui suivent son ordination (1920-1925). Vicaire dans le quartier des Eaux-Vives à Genève, c’était pour lui, qui avait tant aimé ses études classiques, une souffrance de voir que de jeunes esprits en seraient privés par la nécessité de gagner très tôt leur vie : il organisa pour eux un cours hebdomadaire où ils furent initiés aussi bien à Virgile qu’aux Pères de l’Église, à Corneille et Racine comme à Verlaine, Claudel et Péguy. Les philosophes ne furent pas oubliés non plus : de Platon jusqu’à Maritain.

Délation....Survient un ordre : se rendre au plus tôt à Rome faire de “sérieuses études”, et c’en sera fait pour toujours, pour lui, du moindre ministère paroissial. Il lui fallut souffrir vingt ans pour connaître vraiment la cause de cette mise à distance : il l’apprit occasionnellement...

Mais nous, petits, maintenant, en suivant l’itinéraire géographique de l’abbé Zundel pendant ces années de discrédit, nous pensons que son éloignement de son port de départ a correspondu à la complexité de sa forme de vie. L’épreuve fut à la taille de cette personnalité hors-pair, et nous l’imaginons mal sans le réseau magnifique des relations de tout genre que lui valut cette épreuve.

Et partout, il est un lecteur infatigable. Sachant combien des discussions sont vaines et fallacieuses, il demandait à la lecture le tête-à-tête avec les auteurs. Il s’agit même de corps-à-corps : les marges et les couvertures de ses livres en témoignent : regardez donc son exemplaire du Phénomène humain, celui des Mots ou encore la vie transfigurée du poète Marietta Martin !

Ses connaissances, chacun en devinait l’étendue et la profondeur en écoutant ses conférences, ses prédications et ses retraites données en tant de monastères et d’abbayes, et jusqu’au Vatican au Carême de 1972.

Cependant son style étonne souvent. Ne cherchons pas trop loin un exemple de sa syntaxe commandée par le souffle (dans tous les sens du mot !) :

Si ses pages de méditation sont souvent difficiles et demandent au lecteur une attention soutenue, la manière dont il vit du mystère de Dieu est étrangère à la preuve objective et objectivante... :

Quant à Maurice Zundel lui-même, l’amour pour la création anime sa puissance d’observation : ainsi est-il conduit aussi bien à de fortes synthèses d’éthique économique que, aussi parfois, au poème :

Dans le métro
Un reflet sur la vitre
Une main tient un livre
Une bague à cette main
Ouvre au rêve un chemin.


Main blanche, pierre azur :
Bleu regard aux ailes
D’ambre : joint si frêle
De deux règnes, et si sûr :
L’humain et le minéral :
Étreinte des Mondes
Recoupement génial
Enlacement de rondes.


L’amour qui joint les hommes
Les joint à l’univers
Synthèse du divers
Admirable somme.



Le Métal et la Pierre
Ennoblis par l’amour
Symboles de lumières
À la source de nos jours.



Langue des éléments
Rite des Sacrements
L’univers n’est qu’un cri
Le corps mène à l’esprit.

Quant au Poème de la Sainte Liturgie, c’est l’œuvre grâce à laquelle il commença à être connu, du moins en France. Donnons-nous la joie d’en lire ici une page. Elle est inspirée du rite liturgique de l’Aspersion : quelle admirable promotion de l’eau, quelle tendresse, quel respect et quelle charité !

Le voilà donc tout ensemble prêtre, poète, philosophe, théologien, mystique...Tout ensemble conférencier, écrivain, épistolier, hôte indéfinitivement appelé et toujours répondant.

Sa place est au sein de cette pléiade de notre génération qui va de Pierre Teilhard de Chardin et Louis Massignon à Emmanuel Levinas en passant par Henri Gouhier, Jean Guitton, Emmanuel Mounier, Gaston Bachelard, Paul Couturier, Jules Monchanin...

Maintenant prennent fin les courts moments où nous nous sommes approchés de la personne de l’abbé Maurice Zundel. Pourrons-nous quitter la Biennale neuchâtelloise de la langue française en ayant répondu à la question : Pourquoi célébrer le centenaire de Maurice Zundel ?