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Allocution de Mme Jeanne OGÉE

vice-présidente de la Biennale de la langue française



Évocation du droit dans les biennales


L'écho d'une voix, si chère à notre souvenir, vient à peine de s'éteindre que j'ai le redoutable privilège d'être la mémoire fidèle des biennales, dont il fut l'âme.

Au cours des 35 années où j'ai suivi avec foi son action, depuis la première biennale à Namur, en 1965, je fus témoin de son amour pour l'Afrique et de la place qu'il donna toujours aux Africains. Déjà à Namur, ceux-ci, invités par lui, étaient venus de neuf pays d'Afrique, dont M. Lompaoré, premier conseiller de l'Ambassade de Haute-Volta en Belgique.

En cette année 1999, nous renouons avec l'Afrique. Malgré sa santé défaillante, Alain Guillermou espérait venir à Ouagadougou. Il l'affirmait encore aux premières séances d'organisation de cette biennale, en particulier en juin 1998, quelques mois avant sa mort. Il aurait été heureux d'ouvrir la XVIIIe biennale comme il avait ouvert les 17 précédentes.

Sans doute aurait-il voulu que la biennale accostât plus souvent en Afrique, mais ses projets pour la Tunisie en 1979, pour l'Egypte en 1991 et 1993 furent annulés par des circonstances malheureuses. Après Dakar en 1973, et Marrakech en 1987, Ouagadougou aurait été la cinquième biennale africaine. Elle est la troisième, et grâce à elle l'avenir africain des biennales va renaître.


Que la XVIIIe biennale se donne comme thème l'expression du droit dans la francophonie peut sembler déroger avec toutes les biennales passées. Aurait-on oublié de traiter du droit pendant près de trente-cinq ans ? Ce serait tirer une déduction rapide à l'énoncé des thèmes principaux des biennales. Il suffit d'en rappeler quelques-unes.

En effet la première fois que le droit fut évoqué, en tant que tel, ce fut justement en Afrique, à Dakar, en 1973, devant Léopold Sédar Senghor qui recevait les biennalistes. C'est un académicien français, devenu depuis secrétaire perpétuel, Monsieur Maurice Druon, alors ministre des affaires culturelles, qui évoqua le droit de façon prestigieuse.

Sans traiter le thème principal de la biennale de Dakar "Le français hors de France", Maurice Druon tint à examiner la langue française sous l'angle qui lui apparaissait d'excellence.

« Le français, dit-il alors, est d'abord la langue de la morale. » Ainsi est-elle « la langue du droit, c'est-à-dire la langue des lois, des contrats et des traités. » Elle le doit à sa disposition à l'analyse, à sa capacité d'abstraction, de synthèse. Et Maurice Druon rappelait les grands écrivains moralistes, les auteurs des maximes, le grand fabuliste sans rival La Fontaine, Montesquieu, et tant d'autres : de Du Bellay " France mère des arts, des armes et des lois " à Napoléon, présidant l'élaboration du Code civil, jusqu'au général de Gaulle « dont il serait aisé, dit Maurice Druon, de dégager, précepte après précepte, un manuel de comportement individuel et politique. » Ces propos de Maurice Druon séduisent par leur hauteur de vue et par le rôle qui, selon lui, est dévolu à la langue française.


La biennale suivante en septembre 1975, à Echternach au Luxembourg, avait pour thème

" Le français langue internationale ". Or, le 31 décembre de cette même année 1975, était promulguée par le gouvernement français la loi Bas-Lauriol, relative à l'emploi obligatoire de la langue française dans toutes les situations de communication sur le territoire national et à destination internationale.

Dès février 1976, deux mois plus tard, Alain Guillermou annonçait aux biennalistes la création de l'AGULF, " Association générale des usagers de la langue française ", dont le but était d'unir les consommateurs de français pour veiller à l'application de la loi.

Très rapidement, l'AGULF se rendit compte qu'elle ne pouvait agir en ce domaine que par des mesures contraignantes. Elle usa donc de son droit d'ester en justice contre les contrevenants. En dix ans, de 1980 à 1990, elle lança une cinquantaine d'actions, gagnées pour la plupart, notamment contre la British Airways, la Seita (Société d'exploitation des tabacs et allumettes), l'Opéra de Paris.

Michel Fichet, président de l'AGULF, et Micheline Faure, déléguée générale, rendirent compte de l'action de l'AGULF, le premier à Lisbonne en 1983, la seconde à Lafayette en 1991. Ils dirent leurs difficultés, les obstacles placés sur leur chemin, en particulier par la Commission européenne de Bruxelles.

L'AGULF, en sommeil, fut relayée par les Associations " Défense de la langue française ", " Avenir de la langue française ", " Droit de comprendre ", habilitées à ester en justice. Il est important de rappeler qu'au Québec, sur le modèle de l'AGULF, Robert Auclair créa l'ASULF, qui œuvre avec les mêmes objectifs.

En 1993, à Avignon, Alain Guillermou émit le vœu que soit réactivée la loi Bas-Lauriol. Son vœu fut exaucé en 1994 par la loi Toubon, qui subit les mêmes entraves, et cette fois en France où elle fut désavouée par le Conseil constitutionnel. C'est aussi à Avignon que fut étudié le vocabulaire fiscal par la toute jeune Laure Agron.

Revenons en arrière à la VIIe biennale, celle de Moncton en août 1977.

Son thème " Langue française et identité culturelle " ne semblait pas inclure l'étude du droit. Et cependant deux événements y créèrent, juridiquement, un rapport étroit avec le droit :

- Le premier fut l'annonce aux biennalistes du vote de la loi 101 qui instaurait au Québec la Charte de la langue française. Plusieurs orateurs parlèrent des principes linguistiques et sociolinguistiques de cette charte, qui reflétaient bien l'identité culturelle.

- Le second événement, sans qu'il en fût encore parlé à tous les biennalistes, fut le projet du recteur Jean Cadieux, qui recevait la biennale dans son université, d'y créer une Ecole de droit pour enseigner en français la Common Law; cette école vit le jour cette même année 1977.

Jean Cadieux, membre d'honneur de notre Association et de cette biennale de Ouagadougou, vient du reste d'être fait membre de l'ordre du Canada, le 23 septembre dernier, avec cette citation : « pour avoir fait la promotion de la création d'une Ecole de droit enseignant la Common Law en français »; en 1980, à Jersey, il en présenta les premiers résultats, puis en 1993 à Avignon, résultats qui, internationaux, dépassaient son espérance.

À côté de ces deux événements relatifs au droit, et datant de vingt-deux ans, l'actualité du Sommet de Moncton en 1999 y fit revivre notre biennale de 1977. Jean Cadieux en parla au Congrès international de France-Canada en Acadie, en 1999.

De même que le huitième Sommet faisait une large place à la jeunesse, déjà en 1977 à la biennale de Moncton, Alain Guillermou l'avait mise à l'honneur. À l'issue d'un concours et d'un sondage qui m'avaient amenée à consulter 4 000 jeunes dans 43 pays sur la langue française, liée à l'identité culturelle, j'eus le grand plaisir d'y couronner un Burkinabè ici présent, élément moteur et opiniâtre de cette biennale de Ouagadougou, Théodore Boukaré Konseiga, premier prix du concours.

Jean Cadieux m'a rappelé que, peu avant la biennale de Moncton en 1977, il avait reçu le Président de la République du Burkina (qui s'appelait encore Haute-Volta), Son Excellence El Hadj Aboudacar Sangoulé Lamizana, lequel avait tenu à converser avec des élèves du secondaire qui avaient, sur sa demande, bénéficié d'un congé, ce qui n'était pas réglementaire !


Je voudrais encore signaler quelques dates de biennales :

- En 1989, à Québec, toute la XIIIe biennale tourna autour du droit pour les francophones du Québec de décider en français, de travailler, de se former, de communiquer, de créer, de se regrouper en français, mettant en somme en pratique les principes de la Charte de la langue française adoptée au Québec douze ans auparavant, mais déjà en germe dans les déclarations faites également à Québec en 1967, lors de la deuxième biennale.

- En 1991, à Lafayette en Louisiane, toute une journée fut consacrée à l'action des gouvernements et des associations en faveur de la langue française. C'est là que fut évoquée la réforme de l'orthographe, qui agitait tant les Français, mais ne fut pas suivie d'effet.

- Enfin, l'aspect juridique des autoroutes de l'information ne fut pas oublié dans les deux dernières biennales, celle de Bucarest en 1995, et celle de Neuchâtel en 1997. Les interférences politiques, juridiques, institutionnelles, socio-culturelles y furent étudiées, en particulier par M. Buffelan-Lanore ici présent et qui nous parlera de l'internet juridique. Le rôle des gouvernements dans la maîtrise de ces autoroutes y fut évoqué.

Neuchâtel, la dernière biennale s'intéressa à ce même aspect du droit à la formation et du droit du consommateur à être informé dans sa langue, quelle que soit la pression économique de la langue dominante. Et un de ses vœux formulait cette exigence.


Ainsi, sans que l'énoncé d'aucune biennale ait mis l'étude du droit comme thème principal, toutes les biennales se sont intéressées à un aspect du droit, lié naturellement à la langue française. Elles ne dérogeaient pas à leur vocation première, qui est d'unir les francophones dans leur souci de défendre et de promouvoir la langue française, tout en reconnaissant à chaque pays le choix de la politique à adopter pour y parvenir. Alain Guillermou le proclamait inlassablement avec humour : « La biennale a une politique linguistique mais qui n'est pas une linguistique politique. » Que son désir soit exaucé.


La XVIIIe biennale, qui a choisi pour thème " L'expression du droit ", remonte en fait aux principes mêmes du droit français qu'Alain Guillermou dénomma la " jurisfrancité ", et le compare aux autres. Elle change ainsi de fond en comble l'angle de vue. De là sa grande nouveauté.

En commençant, j'ai parlé de la biennale de Dakar en 1973. J'y reviens en terminant pour, une fois encore, rendre la parole à Alain Guillermou. Il y confiait, en boutade, à André Reboullet, rédacteur en chef de la revue  " Le français dans le monde ", qu'il verrait bien la XVIIIe biennale s'achever le 31 décembre 1999 à l'aube du troisième millénaire, dans un pays auquel nous n'avons pas pensé et où la biennale ne se rendra jamais, faute d'auditeurs : La Terre Adélie. Sans doute la Terre Adélie est-elle française, mais, en dehors des manchots, qui convaincre ? Il y ferait moins chaud, c'est vrai, mais ce serait moins convivial !