Biennale de la Langue Française

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Les Actes
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Pierre LERAT

Professeur émérite, Université Paris XIII


Exposé présenté par Roland Eluerd


Langue et ontologie dans le vocabulaire juridique


Linguistiquement, la langue juridique n'est rien d'autre qu'un usage juridique du français, du suédois etc., ce qui impose une rationalité linguistique pour l'aborder utilement. Juridiquement, c'est l'expression du droit, ce qui oriente avant tout vers une rationalité juridique. Ce qui va être présenté ici est un effort pour caractériser les différences d'approches mais aussi pour montrer comment elles sont obligées de se rencontrer dans les mots, qui sont à la fois des signes linguistiques et des noms de concepts. Les exemples sont empruntés à une base de données lexicales juridiques plurilingues qui comporte déjà suffisamment d'informations pour que ce qui va suivre reflète une expérience significative.

L'expression du droit dans les pays francophones demande à la fois la prise en compte de différents systèmes linguistiques et de différents systèmes juridiques, ainsi que la considération d'histoires et de géographies nationales. Pour l'essentiel, du côté des langues, ce qui est juridiquement pertinent est le vocabulaire. En gros également, du côté du droit, ce qui est digne d'intérêt terminologique, donc lexical, est la dénomination des choses juridiques; c'est cette nature des choses juridiques que j'appelle ici ontologie; si le mot paraît trop lourd de connotations de la métaphysique, de la terminologie ou de l'intelligence artificielle, il est remplaçable par nature des choses, pourvu que ce soit dans un sens très concret, celui de " réalités juridiques connues et transmises " (dans les textes normatifs, la jurisprudence, l'enseignement et les professions juridiques).

Les langues et les pratiques juridiques ont en commun de faire des distinctions, de procéder à des regroupements et de prévoir des enchaînements. À ce degré de généralité, mon rapprochement pourrait donner l'impression d'une épistémologie assez formelle et assez vaine. Il n'en est rien, comme on va le voir en abordant successivement les types de distinctions, de regroupements et d'enchaînements auxquels conduit une pratique lexicographique juridique qui se veut doublement systématique.


Deux types de distinctions

Ne tournons pas autour du pot : pour la lexicologie les distinctions pertinentes sont d'abord des distinctions grammaticales. Ce n'est pas que les mots juridiques soient des corps étrangers dans les langues, bien au contraire. Mais ce qui est digne d'intérêt, c'est précisément que les usages juridiques soient linguistiquement caractérisables.

Une première caractéristique, sujette à la controverse, est le genre grammatical des noms juridiques. Disons seulement qu'il est largement défectif dans les dictionnaires, où le législateur,par exemple, est exclusivement un masculin.

La conjugaison des verbes juridiques, qui passionne moins les un(e)s et les autres, est souvent défective. Du point de vue de la rédaction et de la traduction, il est indispensable de signaler quelles formes sont effectivement en usage.

Ex 1 : déchu et être déchu de sont les seules formes verbales vivantes face à déchéance au sens juridique

Ex 2 : tenu de est plus isolé encore (tout comme être réputé etc.)

La dérivation juridique se caractérise également par la défectivité.

Ex : fongible a une forme d'adjectif verbal et vient effectivement d'un adjectif verbal latin, mais n'a pas de pendant verbal en français.

Toujours en matière de dérivation, le droit se réserve des sous-ensembles distincts dans les familles de mots français.

Ex 1 : à côté de donner et don, qui sont d'usage très général, ainsi que de donneur, qui s'est spécialisé dans un emploi médical, donation, donataire et donateur, sans oublier l'expression verbale faire donation, constituent un petit groupe conceptuellement original.

Ex 2 : c'est par rapport à une acception très particulière de demeure que se comprennent en demeure, mettre en demeure et mise en demeure, qui n'ont plus de lien qu'historique avec demeurer.


Les distinctions que fait le droit sont d'un ordre très différent : il s'agit de nommer des particularités en vue d'agir; ainsi une majorité électorale sera relative ou absolue, la procédure administrative ne doit pas être confondue avec la procédure judiciaire etc. Toutefois, la langue prend elle aussi en compte ces distinguos juridiquement nécessaires. Elle utilise en effet des expressions telles que majorité absolue, majorité relative ou majorité simple. De la même façon, le début et la fin d'un processus juridique, qui tirent particulièrement à conséquence, ont souvent leurs formulations spécifiques; par exemple, on conclut et résilie un contrat, on prend et abroge une mesure etc.


Un même type de regroupements

La lexicographie la plus explicite, linguistiquement, est actuellement celle qui est à base de compatibilités entre classes de noms désignant des objets et classes de verbes, adjectifs et noms abstraits.

Ex 1 : est un , au sens juridique, tout ce qui s'achète et se vend.

Ex 2 : ce qui peut être dit meuble ou immeuble dans un texte juridique est nécessairement un .

Les classes d'objets juridiques les mieux établies linguistiquement pour le moment concernent les , les , les , les et les . Les doubles appartenances ne reflètent pas des incohérences mais des réalités à deux facettes; c'est ainsi qu'une convention est à la fois un que l'on peut conclure et résilier et un texte que l'on peut produire ou exiger comme .

Des classes d'actions, d'états et d'événements peuvent également être établies sur la base de compatibilités avec des verbes et adjectifs appropriés : les , les , les , les , les , les etc.

Ce que la mise au point d'une base de données lexicales conçue dans cet esprit a révélé de plus intéressant en matière de noms est celle, très nombreuse, des noms d'humains tels que créancier, requérant ou témoin. Il ne s'agit pas de noms de métiers ni de noms de fonctions, mais des rôles juridiques possibles pour n'importe quel sujet de droit.

De façon générale, ce qui est fécond en l'occurrence est la collaboration de connaissances linguistiques (combinatoires) et de connaissances juridiques (définitoires) à la détermination et à la validation des classes.


Deux types d'enchaînements

Linguistiquement, les enchaînements sont à la base du fonctionnement linéaire des langues humaines. Il est clair qu'à cet égard le droit ne bénéficie pas d'une syntaxe particulière au niveau de la phrase. Ce qui est remarquable est seulement l'existence de préférences stylistiques telles que l'impersonnalité ou l'inversion (ex : Sont réservées les dispositions etc.). Au niveau du groupe de mots, on observe deux tendances qui sont au demeurant courantes dans les usages ordinaires et probablement plus développées dans les langues spécialisées en général (médecine, technologies etc.).

La première est le figement.

Ex 1(noms composés) : assemblée générale, l'Assemblée nationale

Ex 2 (phraséologie) : intenter (...) procès, exercer (...) recours

La seconde est la prévisibilité des enchaînements entre groupes nominaux relevant de classes d'objets et expressions verbales, adjectivales ou nominales abstraites appropriées. Cette prévisibilité est précisément le test utilisé pour délimiter les classes.

Ex 1 : les doivent pouvoir être produites et peuvent être exigées, et cela à la fois (on peut produire beaucoup de choses et en exiger d'aussi diverses, mais ce qui est à la fois à produire et exigible est une , sauf erreur);

Ex 2 : les sont à la fois quelque chose dont on bénéficie et que l'on peut perdre.


Les enchaînements qui intéressent le juriste ne sont langagiers que quand il s'agit de la rédaction de textes, ce qui est important mais sortirait de notre propos. Ceux qui concernent le contenu du droit sont tout autres : ce sont des raisonnements de type causal, tels que " condition de début de " et " condition de fin de ", si l'on en juge logiquement ou, pour concevoir ces liens juridiquement, des " effets de droit ".

Ex 1 : la résiliation d'un contrat est une condition (parmi d'autres possibles) de la fin de sa validité;

Ex 2 : la loi française de 1985 sur les faillites dispose que le règlement judiciaire est le début d'une procédure pouvant conduire à la liquidation judiciaire (mais aussi à la cession et même à la continuation de la vie de l'entreprise).

De telles indications, ni nécessaires ni suffisantes, se prêtent mal à la logique des systèmes experts. Elles constituent en revanche pour la lexicographie juridique une part d'ontologie minimale qui, sans sombrer dans l'encyclopédisme (le " régime " juridique, notamment), met à la disposition de l'usager des connaissances de base dans le domaine considéré.


Conclusion

Le français juridique dans la francophonie est nécessairement une réalité culturelle complexe, pour des raisons qui peuvent se résumer en quelques mots, et dont je n'ai traité que partiellement.

Le fait de partager une même langue est essentiel comme instrument de communication (je crois l'avoir mis en évidence), mais aussi comme vecteur d'une doctrine juridique reposant sur des valeurs universelles.

En même temps, il faut assumer sereinement la pluralité des dénominations de réalités juridiques qui, elles, sont en partie différentes, parce que les normes et les pratiques transmises ici et là appartiennent à des patrimoines nationaux et font partie de l'identité des États; c'est aux juristes comparatistes qu'il appartient d'en parler, mais le linguiste, tout en proclamant que les langues ne sont pas de simples nomenclatures, sait que les langues servent aussi à inventorier des réalités (c'est ce que voulait ici mettre en valeur l'idée de " ontologie ").

Enfin, la diversité des formulations du droit dans une même langue ne dépend pas seulement de la dénomination des réalités, mais aussi des langues et des cultures partenaires, comme le montre l'exemple du Canada. Si l'on met entre parenthèses l'un des paramètres (langue, culture, système juridique), comment prendre la mesure de la " jurisfrancité " ?


Jean-Paul Buffelan-Lanore

Pierre Lerat dit que les systèmes experts ne sont pas ou sont peu utilisables. Il y a un domaine juridique qui s'y prête admirablement, c'est le droit pénal qui demande pour caractériser l'infraction la réunion de plusieurs conditions; par exemple, si le fait incriminé est un vol à main armée, qu'il a eu lieu la nuit et qu'il y a eu effraction d'un bâtiment, il s'agit d'un crime qui relève de la Cour d'Assises. Voilà, très grossièrement , comment pourrait fonctionner un système expert en matière juridique.

 


Accréditation OING Francophonie

Sommaire des Actes de la XVIIIe Biennale

SOMMAIRE

XVIIIe Biennale de la langue à Ouagadougou 1999

L'expression du droit. Le français, langue africaine et internationale.

La jurisfrancité. Le Burkina-Faso et la francophonie


Préface de Roland ELUERD

Remerciements de Roland ELUERD


SEANCE SOLENNELLE D'OUVERTURE

Allocution de Roland ELUERD

Allocution d'Hélène GUILLERMOU

Allocution de Jeanne OGEE

Discours de bienvenue de Filiga Michel SAWADOGO

Allocution de S. E. Maurice PORTICHE

Discours solennel d'ouverture de S. E. Youssouf OUEDRAOGO

Message de Sheila COPPS

Message de René MONORY

Message d'Anne MAGNANT

Message de Stelio FARANDJIS

Message de Franck BOROTRA

Allocution de Marcel BEAUX

Message de Jacques LEGENDRE


I L'EXPRESSION DU DROIT

Le français, langue africaine et internationale

Jean CLUZEL

A. Le temps et l'espace

Jean-Claude TAHITA

Albert DOPPAGNE

Yvaine BUFFELAN-LANORE

Ouango Paul ZEMBA

Paul SABOURIN


B. Les domaines et les nouvelles technologies

Edmond JOUVE

Pierre LERAT

Jean-Paul BUFFELAN-LANORE

Karl CROCHART


C. La jurisfrancité

Shaheda PEEROO

Pierre DECHEIX

Michel DOUCET

Alain A. LEVASSEUR

Alain LANDRY

Floiran TAVARES

Ridha MEZGHANI


D. Expressions littéraires du droit

Oumar KANOUTE

Mariana PERISANU


II. LE BURKINA FASO ET LA FRANCOPHONIE

A. Structures institutionnelles

Paul Ismaël OUEDRAOGO

Baba HAMA

Salaka SANOU

Urbain AMOA

Herman ZOUNGRANA

Patrick BERGEN

Jean R. GUION

Simon COMPAORE


B. Langues, littératures et enseignement

Michel TETU

Lise SABOURIN

Alain VUILLEMIN

Gisèle PRIGNITZ

Youssouf OUEDRAOGO

Auguste Robert NEBIE


C. Table ronde «La littérature burkinabè: présence de l'oralité, place dans l'enseignement »

Jacques CHEVRIER

Alain Joseph SISSAO

Joseph PARÉ

Louis MILLOGO

Maître Titinga Frédéric PACERE


Discours de clôture de Roland ELUERD

Vœux de la XVIIIe Biennale

Liste des participants


A la Une

« La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93