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Albert DOPPAGNE

Conférence lue par Claire-Anne Magnès

Communauté française de Belgique


Les "Institutes coustumieres" d'Antoine Loisel(1607) : une étape importante dans l'histoire de la langue du droit en France


(J'aurai assisté activement aux dix-sept premières Biennales. Avec le président Alain Guillermou, nous restions les deux seuls à avoir participé à toutes les rencontres. À celle-ci, la dix-huitième, je ne serai pas présent de corps mais j'apporte ma voix. L'âge ne me permet plus guère un tel voyage. Je m'en console en apportant tout de même ma contribution dont Claire Anne Magnès veut bien lire le texte à ma place. Je l'en remercie et souhaite pleine réussite à cette Biennale, la deuxième en Afrique noire.)


Je parlerai plus en ethnologue qu'en juriste; c'est en ethnologue, en effet, que j'ai étudié le passage du droit coutumier au droit écrit. Pour la France, cela remonte aux XVIe et XVIIe siècles; pour le Burkina Faso, c'est encore une question d'actualité. J'ai trouvé qu'une comparaison n'était peut-être pas inopportune.


Guy Coquille (1523-1603) et Antoine Loisel (1536-1612) sont deux juristes français contemporains, témoins et acteurs du passage du droit oral au droit écrit.

Guy Coquille, né dans le Nivernais, fut jurisconsulte, publiciste et poète (notamment poète latin !). Il fit ses études de droit en France et en Italie puis devint avocat à Paris avant de se fixer à Nevers avec, en 1571, une charge de procureur général. Il est l'auteur, entre autres œuvres, d'Institutes coustumieres et d'un Commentaire sur la coustume du Nivernais.

Antoine Loisel, dont nous allons spécialement nous occuper, naquit à Beauvais en 1536. Des études de droit et un début de carrière marqué par de nombreuses mutations dans diverses régions de France le font finalement recevoir avocat au Parlement de Paris. Sa réputation lui valut d'occuper divers postes importants, notamment celui de conseiller de Catherine de Medicis. D'autres missions le conduisirent à Bordeaux où il reçut les éloges de Montaigne pour son discours prononcé lors de l'ouverture d'une session.

Grand travailleur, il est l'auteur d'une série d'ouvrages (dont aussi des Poésies latines) mais on retient surtout ses Institutes coustumieres ou Manuel de plusieurs et diverses Reigles, Sentences, et Proverbes, tant anciens que modernes, du Droict Coustumier et plus ordinaire de la France, ouvrage divisé en six livres et contenant 908 sentences, formules ou articles.

La première édition date de 1607, la deuxième de 1608, la troisième, la plus complète, parue encore du vivant de l'auteur, est de 1611.

Ces éditions ont paru sans nom d'auteur à la suite de l'ouvrage de Guy Coquille, Institutions au droit français.

Ce n'est qu'en 1637 que paraît la quatrième édition, la première qui porte le nom de l'auteur, Antoine Loisel, vingt-cinq ans après sa mort.

Quatre éditions nouvelles voient le jour au XVIIe siècle, trois au XVIIIe . Il existe des rééditions des XIXe et XXe siècles : celle dont je me suis servi date de 1935 et reproduit le texte de 1611 en mentionnant les additions apportées aux éditions suivantes.


Les Institutes coustumieres, comme leur nom l'indique, font rapport à la tradition, autrement dit à un stade antérieur des usages qu'elles notent. Loisel, à de nombreuses reprises, signale cette perspective chronologique : L'on disoit jadis... s'oppose à Aujourd'hui, ou Maintenant que l'on trouve souvent dans le texte qui entoure ou commente une formule, une sentence. De nombreuses allusions sont faites à l'ancien usage de France, aux proverbes ruraux, à certains régionalismes.


Première constatation : la langue des éléments recueillis représente souvent un état linguistique qui est en retard d'au moins deux générations. L'archaïsme semble inévitable dans une formulation qui se veut exemplaire et prétend servir de code.

Une règle, une loi ne peuvent s'encombrer de détails inutiles. De là, un souci de concision qui se renforce encore dès que l'on veut confier une formulation à la mémoire plutôt qu'au papier.

Cette concision est atteinte de plusieurs façons.

La suppression de l'article :

Besoing ou necessité n'a loy (942)

Possession immemoriale vaut tiltre (714)

Voyes de faict sont defendues (777)

Rentes sont indivisibles (515)

Convenances vainquent loy (341)


La phrase commence par un pronom indéfini qui, tel, nul, ou impersonnel il :

Qui a fief a droit de chasse (264)

Tel cuide ferir qui tue (780)

Nul ne peut annoblir que le Roy (12)

Nul ne doit seoir à la table du Baron s'il n'est Chevalier (14)

Nul ne nait Chevalier (15)

Il n'est héritier qui ne veut (303)


L'ellipse du verbe est fréquente :

Nulle terre sans seigneur (24)

Voix d'un, voix de nun (768) [nullus, aucun]

Au prester amy, au rendre ennemy (659)


La formulation prend l'allure d'une sentence, d'un proverbe. D'anciens proverbes trouvent d'ailleurs leur place dans le droit coutumier :

Une fois n'est pas coustume (769)

L'habit ne fait pas le Moyne (331)

Pauvreté n'est point vice (16)

Force n'est point droit (698)

Qui paye mal paye deux fois (662)

Il faut [sic] mieux un Tien, que deux Tu l'auras (648)

Pour peu de chose peu de plaid (681)


Le recours à des formes de langage, que nous pouvons sans crainte qualifier de figures de style, apparaît régulièrement.

Relevons d'abord des manifestations de rythme, élément particulièrement important pour la mémorisation. Ce rythme peut être dû à la répétition du même terme ou de la même construction syntaxique :

Qui espouse le corps espouse les debtes (94)

Voix du peuple, voix de Dieu (761)

Morte ma fille, mort mon gendre (118)

Le mary faict perdre le dueil à sa femme

mais non la femme à son mary (115)


La rime n'est pas loin, chronologiquement elle est sans doute antérieure :

Boire, manger, coucher ensemble

c'est mariage ce me semble (92)


Oignez vilain il vous poindra

poignez vilain il vous oindra (31)


Fille fiancée

n'est prise n'y [sic] laissée (87)


Ancienneté a autorité (727)


Faute de rime, on se contente d'assonance :

Hommes et femmes mariez

sont tenus pour emancipez (93)


Qui tout juge, et qui n'entend,

faire ne peut bon jugement (856)


Un seul œil a plus de crédit

que deux oreilles n'ont d'audivi (760)


L'antithèse conduit facilement au paradoxe. Les exemples ne manquent pas :

Les plus vieux titres ne sont pas les meilleurs (765)

Le mort execute le vif : et non le vif, le mort (879) [ici, un fort en thème crierait au chiasme !]

Bel exemple de paradoxe :

Le Roy ne meurt jamais (3)


L'image stylistique est assez rare, il convient cependant de la mentionner car elle étonne un peu dans la langue du droit :

Jamais chien ne mordit l'Eglise qu'il n'enrageât (72)

Les mariages se font au Ciel, et se consomment en la terre (88)


Plus surprenantes, ces allusions anatomiques :

Par quelques coustumes la verge anoblit, et le ventre affranchit (22)


Le souci permanent de généraliser, de se situer au-dessus de l'accidentel, n'empêche pourtant pas certaines formules d'entrer dans le plus grand concret :

L'oncle succede au nepveu avant le cousin germain (321)

Naturellement les enfans nez hors mariage suivent la condition de la mere (23)

En mariage legitime ils suivent la condition du pere (24)

En nul temps on ne peut mener porcs en pré (232)

Fruits pendans par les racines sont immeubles (198)

Les grands chemins & rivières navigables appartiennent au Roy (218)

Les petites rivières & chemins sont aux seigneurs des terres, & les ruisseaux aux particuliers tenanciers (219)

Grosses rivières ont pour le moins quatorze pieds de largeur, les petites sept & les ruisseaux trois & demi (221)


Le concret se confond assez normalement avec le pratique :

Il n'y a au marché que ce qu'on y met (343)

Une dette n'empesche point l'autre (691)

Qui demande le partage doit faire les lots (366)

Femme veufve porte le dueil aux despens de son mary (119)

Enfans de famille ne se peuvent marier sans le congé de leur pere & mere, s'ils ne sont majeurs, les fils de trente ans, & les filles de vingt-cinq, sur peine de pouvoir estre deheritez (91)


Un excès de concision peut rendre une formule obscure ou incomplète. Au fil des éditions successives des Institutes coustumieres apparaissent des ajouts destinés à éclairer ou à compléter. En voici quelques exemples :

Le mort execute le vif : et non le vif, le mort. L'effet est saisissant mais Loisel doute que la formule telle quelle soit comprise. Prudent, il ajoute : c'est à dire, Que tout droict d'execution s'esteint avec la personne de l'obligé ou condamné (879).

Ce cas est particulièrement éclairant en ce qui concerne le langue : le commentaire est rédigé en une langue juridique alors que l'énoncé de départ relevait de la littérature orale. L'ajout, reconnaissons-le, est écrit dans une autre langue que la sentence initiale.

Le commentaire qui suit la formule Fille fiancée n'est prise ny laissée (87) nous fournit un exemple d'ajout rédigé dans une langue assortie à celle de la sentence : Car tel fiance qui n'espouse point.


Dans les deux premières éditions (1607 et 1608), nous pourrions lire : Boire, manger, coucher ensemble, c'est mariage ce me semble. La troisième édition paraît en 1611 lorsque les décisions très tardives du Concile de Trente (1545-1563) relatives au mariage parviennent en France. Cette troisième édition ajoute donc au distique d'origine ce complément d'information : Mais il faut que l'Église y passe. Cet ajout vient détruire impitoyablement le caractère à la fois poétique et naïf que le droit coutumier avait donné à la formule. Le complément d'information se moque de la métrique et de la rime, il fait crouler l'édifice; c'est un défi à toute expression imagée comme à toute mémorisation !

Une remarque semblable peut être émise pour Qui espouse le corps espouse les debtes que l'on pouvait lire dans l'édition de 1607. Les éditions suivantes ajoutent platement : sinon qu'il soit autrement convenu & à ceste fin faict inventaire !

On mesure ainsi le fossé qui sépare la langue des Institutes coustumieres de celle du droit qui se fait jour.

Par la maladresse avec laquelle une précision est ajoutée ou par la rupture que celle-ci provoque dans l'énoncé, il est parfois tentant de revenir à la forme primitive plus concise, mieux venue :

L'on ne peut accuser une femme d'adultere, si son mary ne s'en plaint, ou qu'il en soit le maquereau (792)

L'habit ne fait pas le Moyne mais la profession (331)


À titre d'illustration stylistique, je résiste mal au désir ou au plaisir de terminer par quelques détails historiques que cet ouvrage nous permet de découvrir ou de retrouver :

Il n'est pas foüetté qui veut : Car qui ne peut payer en argent, le paye en son corps (823)

En crimes qui meritent la mort, le vilain sera pendu, & le noble decapité (835)

De toutes amendes estans en loy les femmes n'en doivent que la moitié (840)

Mais les iniures faictes aux femmes se punissent en double (841)

Femme veufve renonçant à la communauté jettait jadis sa ceinture, sa bourse & ses clefs sur la fosse de son mary : maintenant il faut renoncer en justice, & faire inventaire (116)

Ce qui se disait jadis que le mary se devoit relever trois fois la nuict pour vendre le bien de sa femme a finalement esté reprouvé par plusieurs Arrests & Coustumes modernes (100)

Le vassal faisant la foy, doit mettre ses mains iointes entre celles de son seigneur disant : Sire, ou Monsieur, ie deviens vostre homme, vous promets foy & loyauté de ce iour en avant, viens en saisine vers vous, & comme à seigneur, vous offre ce. Et le seigneur luy doit respondre : Ie vous reçoy & prens à homme & en nom de foy vous baise en la bouche, sauf mon droict et l'autrui (543)

Le vassal ne trouvant son seigneur en son hostel, doit heurter par trois fois à sa porte, l'appeler aussi par trois fois. Et après avoir baisé la cliquette ou verrouil d'icelle, faire pareille déclaration que dessus... (545)

Les enfans ne doivent coustumierement que bouche & mains, avec le droict de Chambellage, qui est deu par tous (546)

En quelque contree de France la femme ne doit que la main, mais la courtoisie Françoise doit aussi la bouche (547)


Pour conclure, il convient de se souvenir qu'au départ d'un style oral destiné à la mémorisation existaient des éléments importants : la volonté de concision alliée à une précision relative; la recherche de la formule, de la sentence pouvant aller jusqu'au proverbe; une syntaxe particulièrement élémentaire; un souci évident de l'effet se permettant, à l'occasion, le recours à l'image.

Cette orientation et, spécialement, le culte d'une syntaxe simple constituent un contraste étonnant, mais compréhensible, avec le style des prosateurs littéraires des XVIe et XVIIe siècles, style qui prône la subordination poussée à l'extrême et qui se situe dans le sillage de la phrase latine dite période. Le meilleur exemple en est fourni par Montaigne chez qui il serait vain de vouloir trouver quelque volonté didactique ou une aide à la mémorisation.

La comparaison des éditions successives des Institutes coustumieres révèle clairement le passage d'un style à un autre, de l'oral à l'écrit. Nous avons pu observer que les ajouts à la forme première participaient déjà d'un autre style moins figuré, moins recherché, mais visant à l'exploration plus complète des situations.

Détail curieux à souligner, la langue juridique naissante au XVIe siècle était, grammaticalement, plus simple que celle des littérateurs.

À partir du XVIIIe siècle s'amorce un changement important qui n'a cessé de s'accentuer jusqu'à nos jours. C'est la langue du droit qui se trouve être la plus complexe en face de celle des littérateurs. La langue juridique s'est encombrée d'éléments circonstanciels à un point tel que l'on doive s'occuper aujourd'hui de plus de lisibilité pour les textes juridiques et administratifs.

Restent présents le souci de précision, une tournure elliptique de l'expression ainsi que le recours à de nombreux archaïsmes.

Ont disparu toute velléité de recourir à des éléments de style, toute recherche d'éléments provoquant un effet de surprise pour frapper l'imagination.

Néanmoins, en prenant le recul nécessaire, il apparaît qu'une tournure d'esprit, certaines préoccupations de style remontent au droit coutumier. La grosse différence réside dans le souci croissant d'être exhaustif et dans l'abandon de procédés littéraires.


NOTE

1 L'indication chiffrée qui suit chaque sentence que nous citons représente son numéro d'ordre dans l'édition qui nous a servi : Les Institutes coustumieres de Loisel, nouvelle édition avec les variantes des éditions antérieures, une table de concordance et des tables analytiques, par Michel Reulos, Librairie du Recueil Sirey, 32, rue Soufflot, Paris 5e, 1935.