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Alain A. LEVASSEUR

Sr Professor of Law, Associate Director, Center of Civil Law Studies, Louisiana State University


La jurisfrancité dans le droit nord-américain : crépuscule ou aurore ?


Parler de la culture juridique d'une nation, c'est parler de toute l'histoire, politique, linguistique, sociale, culturelle, économique,... de cette nation. C'est concevoir le droit dans un contexte aussi varié et riche que l'histoire de la nation qui l'a fait sienne. Si nous passons du cadre de la nation et de sa culture juridique pour nous élever au niveau d'une tradition juridique comme celle de la common law ou au niveau du système juridique du droit romano-germanique, trouve-t-on alors une identité absolue et nécessairement corrélative entre "culture juridique" et "tradition ou système juridique" ? Une tradition ou un système juridique peuvent-ils survivre à la disparition, même partielle, d'une de leurs illustrations ou concrétisations comme l'est la culture juridique d'une Nation donnée ?

La tradition juridique de la common law prit forme en Angleterre au onzième siècle sous la forme de la commune ley et devait établir son emprise sur de grandes nations comme les États-Unis et l'Australie. Comment saisir, dans le symbolisme de quelques mots, l'histoire encore plus riche de ce grand système de droit qu'est le "système juridique du droit romano-germanique" ou civil law ? Ses racines se perdent dans les profondeurs du cinquième siècle avant Jésus-Christ quand les 12 Tables furent exposées sur la place publique pour que tous puissent en prendre connaissance. Ces racines furent ensuite nourries par Gaius (IIe s. ) et façonnées pour toujours par Justinien (Ve s. ).

S'engager dans la voie de l'analyse de la nature véritable et du fondement historique d'une culture juridique et plus encore de l'influence d'une "tradition" ou d'un "système juridique" sur une "culture juridique" est certainement un exercice périlleux, dont il faut connaître les risques et les chausse-trappes. Il importe, en effet, d'essayer d'isoler de leur vaste contexte de grands pans des riches histoires des nations pour les ramener d'abord dans le cadre aux contours aléatoires des relations entre les hommes, pour enfermer ensuite ces relations dans un cadre plus étroit encore qui est celui des seuls rapports de droit entre les hommes.

Ces relations ou ces rapports "juridiques" entre les hommes sont définis et communiqués à la connaissance de l'homme de la rue dans un langage très particulier, le langage juridique, dont l'originalité et la technicité rendent souvent difficile la compréhension par son destinataire. Ce langage particulier permet à ceux qui savent le manier de manipuler, sous une forme écrite donc présumée accessible tout en étant technique et passive, la conjonction d'une variété de forces créatrices émanant d'une multiplicité de relations et d'équations humaines, qui ont besoin d'un encadrement juridique pour les contenir et leur donner vie au sein de la culture juridique qui est la leur. Par là-même, les juristes font du langage juridique un véhicule d'une haute technicité, qui permet à la culture juridique de confondre dans un même ensemble et de rassembler sous les mêmes concepts des générations d'hommes auxquels il n'a été donné de vivre que l'espace d'un moment, mais d'assurer néanmoins la continuité de leur culture juridique au sein de leur nation par le truchement de ce langage juridique.

Que se passe-t-il alors quand deux cultures juridiques se rencontrent sur le même terrain, au sein d'une même nation ? Ces cultures, du fait de leur riche héritage, de leur âge et, dans une large mesure, de leur homogénéité, sont-elles imperméables l'une à l'autre ? Est-il concevable qu'elles puissent vivre en parallèle sans que l'une ait une influence sur l'autre ? Quel rôle le langage juridique d'une tradition ou d'un système juridique peut-il être amené à jouer sur le langage d'une culture juridique ? Et plus important encore, le langage juridique propre à une tradition juridique comme la common law peut-il avoir, de lui-même, une influence sur un système juridique, comme le droit romano-germanique, alors qu'il est "étranger" à toute la riche culture, oh! combien plus vieille, de ce système ? Une culture juridique, elle-même née d'une tradition juridique, est-elle nécessairement et inéluctablement transformée par un langage juridique autre que le sien au point de passer sous le parrainage ou l'emprise d'une autre tradition ou d'un autre système juridique ? Qui, du droit d'une tradition ou d'un système juridique, ou de la langue juridique d'une culture, l'emporte sur l'autre s'il ne peut y avoir qu'un seul vainqueur ?

Dans notre contexte contemporain, faut-il craindre (ou souhaiter !) que la vivacité et la malléabilité de la langue anglaise ne fassent de cette dernière le véhicule naturel de la substitution de la tradition juridique de la common law au système de droit romano-germanique? Faut-il craindre que la langue française de Guillaume le Conquérant, langue qui fut celle du droit parlé en Angleterre jusqu'au XVIe s., ne devienne, par un malencontreux retour de l'histoire, la victime de la langue anglaise porte-parole de la tradition juridique de la common law ?

Nous avons choisi de prendre les États-Unis, pays de common law, et la Louisiane, juridiction de droit mixte, comme laboratoires d'étude pour établir un constat, plus ou moins élaboré, de l'influence d'une culture juridique sur une autre et tenter d'apporter certains éléments de réponse aux questions qui nous préoccupent. Une analyse quantitative et qualitative de ces éléments de réponse nous fera conclure à l'existence d'une rivalité, que j'ai qualifiée ailleurs de "guerre de Troie"(1), entre traditions et cultures juridiques d'une part, et langages juridiques d'autre part. De la réalité vécue de cette rivalité insidieuse, nous tenterons de tirer quelques leçons pour suggérer que nous élevions rapidement des obstacles devant la vague déferlante de la langue anglaise qui, indirectement et par osmose, menace la culture juridique française sous couvert du seul déplacement, déjà néfaste en lui-même, de la langue française néanmoins langue juridique de cette culture.


I. Un constat de l'influence de la culture juridique française aux États-Unis.

En règle générale, l'étude du droit comparé est loin d'être, aux États-Unis, un domaine du droit qui attire de nombreux disciples. Relativement peu nombreuses sont les Facultés de droit qui offrent un cours de droit comparé et encore moins nombreuses sont celles qui invitent leurs étudiants à suivre des cours sur le droit d'un pays ou un autre. Il est très rare de rencontrer des juristes américains qui aient quelque connaissance du droit d'un pays européen, à l'exception, bien sûr, du droit anglais. La place du droit comparé dans les Facultés de droit américaines est, en quelque sorte, infime.

Il est alors facile de déduire de cette constatation que le droit comparé, matière peu enseignée, ne joue pas non plus un grand rôle dans la jurisprudence des tribunaux américains et, par contrecoup, que le droit français n'y a pas de place non plus. C'est en tout cas l'observation qu'on peut faire aujourd'hui alors qu'il fut une époque où le droit français jouissait d'une certaine influence dans la jurisprudence des tribunaux des États des États-Unis. Cette observation ressort d'une brève étude quantitative des références faites au droit français par les tribunaux de certains États des États-Unis d'une part, et par la Cour suprême des États-Unis d'autre part. Cette évaluation quantitative nous permettra alors de porter un jugement qualitatif sur l'influence de la culture juridique française dans le droit de common law de certains États des États-Unis.


A : Etude quantitative et sélective de l'influence du droit français aux Etats-Unis

Nous avons fourni à notre ordinateur un certain nombre de données, certaines géographiques (comme le choix des États de New-York, Californie, Pennsylvanie, Texas, Floride et Illinois), d'autres "juridiques" ou "culturelles", telles que le "Code civil" , le "code Napoléon", "Aubry et Rau", "Carbonnier", "Planiol", "Pothier", "Ripert", "Domat","Weill" "Esmein", "Capitant", "Mazeaud", "Tunc"...L'analyse de ces données a conduit aux résultats suivants qui sont résumés ici . Les résultats numériques obtenus imposent qu'une distinction soit faite entre les 18e et 19e siècles d'une part, et le 20e siècle d'autre part(2).

1: 18e et 19e siècles

Le déséquilibre entre les chiffres que nous avons obtenus nous conduit à rallonger de 20 ans le dix-neuvième, donc à le prolonger jusqu'en 1920.

Les tribunaux de l’État de New-York sont ceux, des six États choisis, qui se sont le plus souvent référés à des sources de droit français. On dénombre 83 arrêts rendus entre 1806, lorsque les premiers jugements de l’État de New-York furent publiés par William Johnson, et 1920. Vient ensuite l’État du Texas avec 48 jugements, puis la Pennsylvanie avec 37, la Californie avec 25 et, à égalité, la Floride et l’Illinois avec 9 jugements. Soit un total de 211 jugements de six États de common law sur une période de plus de cent ans. Pendant cette même période de temps, la Cour suprême, à elle seule [ elle choisit de façon très minutieuse les affaires qu'elle veut juger], rendait 48 jugements qui contenaient des références au droit français.

2: le 20e siècle.

Notre 20e siècle commence donc après la première guerre mondiale, en 1920, pour se terminer en septembre 1999. On constate que l'influence, nous dirions quantitative ou chiffrée, du droit français, tombe en chute libre. On passe d'un chiffre total de jugements des tribunaux des six États visés ci-dessus de 211 au siècle précédent à un chiffre de 63 entre les années 1920 et 1999. L’État de New-York est celui de tous les autres États qui tourne le dos au droit français de façon la plus évidente et obstinée: 9 jugements entre 1920 et 1999 (contre 83 au siècle précédent) et, qui plus est, sur ces 9 jugements, 6 étaient rendus entre 1920 et 1950 et 3 seulement entre 1950 et 1999. C'est Waterloo ![au propre comme au figuré si on substitue le droit français à Napoléon et la common law à Wellington]. Les autres États ne font pas mieux : le Texas passe de 48 à 17 (et de 17 entre 1920 et 1950 à 7 de 1950 à 1999), la Pennsylvanie de 37 à 6 (mais de 2 entre 1920 et 1950 à 4 de 1950 à 1999), alors que les trois autres États déjà peu soumis à l'influence du droit français au 19e siècle restent, au 20e siècle, plus près de leur ancien chiffre du 19e siècle.( La Californie tombe de 25 à 21 (mais remonte de 5 entre 1920 et 1950 à 16 entre 1950 et 1999), la Floride de 9 à 7 (mais remonte de 2 entre 1920 et 1950 à 5 entre 1950 et 1999 et l'Illinois de 9 à 3 (mais remonte de 0 entre 1920 et 1950 à 3 entre 1950 et 1999).

Quant à la Cour suprême, alors que 48 de ses jugements des 18e et 19e siècles contenaient des références au droit français, entre 1920 et 1999 seulement 13 de ses jugements se référaient au droit français. (5 entre 1920 et 1950, 8 entre 1950 et 1999). Si, en conclusion, les décisions des tribunaux américains des 18e, 19e et 20e siècles sont relativement peu nombreuses à se référer au droit français, est-ce que les références obtenues révèlent une égale distribution entre plusieurs domaines du droit? Touchent-elles à une variété de domaines du droit ou, au contraire, y a-t-il concentration sur quelques sources et quelques domaines du droit seulement ? Une analyse qualitative des statistiques obtenues suggère quelques commentaires.


B: Étude qualitative: sources de droit et domaines du droit.

Là encore nous avons fourni à l'ordinateur un certain nombre de données que nous avons estimées raisonnables dans leur ensemble mais dont la sélection pourra paraître à certains comme arbitraire. Quoi qu'il en soit, l'exercice auquel nous nous sommes livrés nous permettra d'arriver à une conclusion, parmi d'autres, dont l'authenticité nous paraît incontestable.

1 : Sources de droit

Nous avons volontairement limité nos recherches aux sources de droit privé et exclu toute question de droit international privé puisque dans ce cas-là un tribunal américain pourra ne pas avoir d'autre choix que de prendre en considération le droit français. Nous avons aussi sciemment distribué ces sources de droit sur quatre siècles, du 17e au 20e siècle, pour inclure une liste d'auteurs de Domat à Carbonnier. En outre notre expérience américaine nous a conduit à éliminer des auteurs dont les noms ne sont jamais apparus dans des jugements de tribunaux américains.

Les statistiques des sources de droit privé français citées par les tribunaux des six États américains de common law que nous avons choisis sont très révélatrices en même temps qu'elles sont inquiétantes. Les constatations générales suivantes s'imposent :

a : le Code civil français a été cité 85 fois en trois siècles, dont 31 fois par les cours de New-York, 26 fois par les tribunaux de Californie,...mais une fois seulement par les tribunaux de Floride;

b : parmi les auteurs de droit privé, c'est incontestablement Pothier qui l'emporte avec 100 citations dont 28 par les tribunaux de NY, 27 par les tribunaux du Texas, 21 par ceux de la Pennsylvanie...Vient ensuite, en deuxième rang, Jean Domat qui est cité 77 fois et qui bat Pothier dans l’État de NY avec 30 citations. Après ces deux auteurs, c'est la chute libre : l'auteur qui est le plus près est Troplong avec 6 citations; Mazeaud, Carbonnier, Tunc, Capitant, Rodière...sont des inconnus.

c : quant à la Cour suprême, pendant cette même période de temps, elle a rendu 61 décisions comme nous l'avons vu plus haut. Dans ces 61 décisions, on trouve 21 références au Code civil-code Napoléon, 7 références au Code de commerce, 13 références à Pothier et 9 à Domat; c'est ensuite la chute verticale vers les profondeurs de l'inconnu: Planiol, 1 fois; Esmein, 3 fois; Weill, 0; Carbonnier, 0; Mazeaud, 0; Capitant, 0; Tunc, 0; Rodière, 0.(3)

2 : Domaines du droit.

Dans quels domaines du droit privé trouve-t-on ces quelques références à des sources de droit français ?(4) Après avoir fait les totaux de toutes les décisions rendues par les tribunaux des six Etats visés, il ressort que c'est le droit des obligations qui, avec 78 arrêts, a suscité le plus d'intérêt ou d`"affaires"!.[ sur ces 78 arrêts, 20 venaient de NY, 18 à égalité entre la Pennsylvanie et le Texas...]; vient ensuite le droit de la propriété avec 58 citations, puis la vente et l'échange (29 fois) presque à égalité avec les délits(25 fois) et la famille (24 fois).

Quant à la Cour suprême, sur les 61 décisions qu'elle a rendues entre 1789 et 1999, 27 traitaient de droit constitutionnel, 18 de droit maritime et 16 de droit privé.

3 : Commentaires.

Il est bien connu que des statistiques peuvent prêter à plusieurs interprétations en fonction de la base de départ sur laquelle se place leur interprète. En outre, les statistiques sont le résultat de données préétablies et nécessairement tendancieuses puisque le chercheur définit ces données en fonction de l'objectif bien précis qu'il a en tête. Le seul objectif qui nous a motivé était double : nous avons voulu, d'abord, tenter d'établir un rapport de cause à effet entre la connaissance de la langue française et les références à des sources de droit français; le second volet de notre objectif était d'établir une sorte de constat de l'influence de la culture juridique française sur le droit de common law, soit en conjonction avec la langue française, soit séparément et par le truchement de la langue anglaise, donc de traductions.

Un commentaire qui s'impose est que le droit français, en tant qu'élément de droit comparé, n'a jamais été beaucoup utilisé par les tribunaux américains. Il est très vraisemblable, en sens contraire, que les tribunaux français ne s'inspirent pas beaucoup non plus du droit comparé, du droit américain en l'occurrence !

Une raison que l'on peut avancer pour expliquer la quasi-inexistence de références au droit comparé dans les jugements des tribunaux américains est que le droit de common law est un droit très intimement lié à la pratique du droit, comme au rôle et à l'expérience des tribunaux de common law responsables de la formation du droit de common law. C'est pourquoi les professeurs et auteurs d'ouvrages juridiques, qu'ils soient de la tradition juridique de la common law ou du système du droit romano-germanique, parce qu'ils font partie de la tradition d'un droit "enseigné" dans les Facultés, n'ont jamais été bien reçus par les tribunaux de common law. Et on sait en outre que ces juges de common law, jaloux des prérogatives qu'ils acquirent dès le 12e siècle en Angleterre, ont toujours tenu le législateur à distance pour que ce dernier ne puisse pas envahir leur "chasse gardée", à savoir la création du droit de common law.

Ce n'est que relativement récemment que la doctrine de common law est citée par les juges comme source secondaire du droit de common law mais, en général, pour appuyer des jugements cités en référence. Dans sa période de formation aux États-Unis, au 19e siècle surtout, la common law n'émanait pas des Facultés de droit qui commençaient à peine à s'établir au sein des Universités. Il était donc tout à fait naturel, vu les circonstances de l'époque, que les juges fissent peu de cas des points de vue de la doctrine qui existait à peine. Ensuite le pli était pris et la doctrine mise sur la touche. Lorsque les choses changèrent au 20e siècle il était déjà trop tard pour que les grands orateurs ou oracles du droit romano-germanique puissent avoir une influence sur le droit de common law.

Un second commentaire qui s'impose est que les juristes américains ne sont pas des polyglottes. Jusque vers la première guerre mondiale, il existait chez certains juges américains un goût de la culture et une curiosité intellectuelle qui étaient peut-être des vestiges de l'origine européenne d'un grand nombre de ces juges. Citer des auteurs étrangers était certainement faire étalage de pédanterie mais aussi de savoir. Des ouvrages de certains auteurs français avaient été traduits en anglais; Domat et Pothier en particulier. Cela explique que ces deux auteurs aient été beaucoup plus souvent cités que leurs contemporains et, plus encore, que leurs successeurs dont les ouvrages n'ont pas été traduits. À titre d'exemple : entre 1886 et 1899, la Cour suprême du Texas fit 5 références à la version anglaise du traité de Pothier sur les Obligations; entre 1886 et 1895, la Cour suprême de Pennsylvanie citait 7 fois ce même traité de Pothier; la Cour d'appel de New-York, entre 1884 et 1899, incluait 13 références au traité de Pothier traduit en langue anglaise; que dire de la Cour suprême de l’État de l'Ohio qui, entre 1831 et 1898, citait Pothier 19 fois, toujours dans la version anglaise de son traité sur les Obligations.

Après la première guerre mondiale c'est, pour ainsi dire, le désert ! Sur les 35 arrêts de cours d’États rendus depuis 1950, tous incluaient une référence au Code civil français comme source de droit secondaire; par contre seuls deux arrêts sur 35 citaient Mazeaud et Tunc et Duranton. Les deux premiers étaient cités par la cour de New-York dans une affaire mettant en cause la Convention de Vienne sur la vente de marchandises, et Duranton était cité par la cour du Texas dans une affaire de droits de propriété sur les rives d'un cours d'eau.

Quelles leçons peut-on tirer de cette évaluation quantitative et qualitative, décevante certes, de l'influence de la culture juridique française sur la culture juridique des États nord-américains de common law ? Culture juridique et langage du droit sont-ils synonymes et indissociables ? La culture juridique française, en proie à une crise de croissance et de conscience, est-elle sur le point d'entrer dans son crépuscule ?


II. Crise de croissance et de conscience de la culture juridique française

Une culture juridique, quelle qu'elle soit, ne peut-elle s'exprimer dans toute son authenticité que par un seul langage qui serait propre à cette culture au point qu'un langage et une culture juridique ne pourraient former qu'un même tout indivisible ? Une culture juridique ne peut-elle trouver sa plénitude, son épanouissement et son intégrité que dans le langage de sa naissance, de sa croissance et de sa maturité ? Peut-elle préserver l'état d'âme d'un peuple et sa conscience nationale en empruntant un véhicule langagier autre que celui avec lequel elle s'est identifiée ?

En sens inverse, est-il concevable qu'une culture juridique puisse devenir autonome, vivre en autarcie en quelque sorte, indépendamment d'un langage qui permettrait de la véhiculer, de la transplanter d'un peuple au profit (ou au détriment) d'un autre peuple ? Peut-on identifier une culture juridique à un langage quel qu'il soit, c'est-à-dire à un enchaînement de mots, de sons et d'expressions qui permettent aux hommes de communiquer entre eux oralement et par écrit ?

Des éléments de réponse à ces questions peuvent être glanés ici et là dans l'histoire du droit de l'Etat de Louisiane qui a été, et demeure, un laboratoire d'expérimentation de l'affrontement entre le système de droit romano-germanique et les cultures juridiques française et espagnole d'un côté, la tradition juridique de la common law avec la culture juridique anglaise d'un autre côté.

La culture juridique française, en particulier, pouvait-elle survivre après 1803, quand la Louisiane devint un territoire nord-américain ? Les chances de survie de la culture juridique française étaient-elles assurées quand, en 1808, la Louisiane adoptait son premier Code civil en langue française ?(5) Au fil des décennies, la disparition de la langue française en Louisiane portait-elle en elle-même la disparition inéluctable de la culture juridique française ?


A : La culture juridique française en Louisiane aux prises avec la common law.

Aux 18e et 19e siècles, la culture juridique romaniste, française et espagnole, de la Louisiane trouvait de solides appuis dans des textes législatifs comme Las Siete Partidas, les grandes ordonnances de Colbert et d'Aguesseau mais aussi dans les écrits de Domat, de Pothier et de Febrero. En 1808 le premier Code civil du Territoire d'Orléans, [code rédigé par Louis Moreau Lislet et James Brown] ressemblait comme un frère jumeau au Projet du Code de l'an VIII et au code Napoléon. Le second Code de 1825, promulgué après que la Louisiane fut devenue un État en 1812, n'était qu'une version plus détaillée du premier Code, maintenant par là-même la Louisiane dans la zone d'influence de la culture juridique française. Et, chose tout à fait normale à l'époque, ces Codes de 1808 et 1825 étaient rédigés en "français" ; la version en langue française devait l'emporter sur la mauvaise traduction en langue anglaise (ce qui est encore le cas aujourd'hui). La langue du droit était donc la langue française et la culture juridique restait la culture juridique de Domat et de Pothier.

Mais cette langue du droit n'était pas la langue politique, elle n'était pas la langue de la majorité de la population qui affluait en Louisiane, s'emparait des affaires et du commerce comme de l'administration de l’État. La Cour suprême de Louisiane allait même, dans les années 1820, rendre une décision qui excluait du barreau les avocats qui ne parlaient pas suffisamment l'anglais. Le courroux des Louisianais francophones traduisait leurs justes craintes que leur culture juridique ait atteint son crépuscule et que la nuit n'allât pas tarder à tomber. Leur cri d'alarme vaut d'être entendu, et médité, car il pourrait bien être le même plaidoyer auquel tous ceux qui sont aujourd'hui les hérauts et les ténors de la culture juridique française devraient souscrire sans tarder. Écoutez cette brève leçon de nos prédécesseurs dans la défense de notre culture juridique :

« La modestie est un défaut; et, quelquefois, selon les circonstances, un crime. Quoi, être modéré envers des personnes qui attaquent avec acharnement nos droits les plus chers ! Quoi, ménager les auteurs d'actes arbitraires qui blessent les privilèges imprescriptibles que nous tenons de la nature, par des actes odieux qui n'ont d'autre but que de nous vexer ! Non, nous ne devons pas souffrir un tel outrage; nous devons le repousser avec l'énergie de l'honneur et de la justice....Notre prudence et notre patience deviennent chaque jour plus funestes pour nous...On attaque nos droits les plus chers avec un système réfléchi et combiné. Disons-le une fois à nos concitoyens :....l'introduction de la common law ou loi commune... élèvera majestueusement son trône au milieu de nos tribunaux et le partagera avec ses sœurs utérines la chicane, la confusion et l'instabilité,... »(6)

La langue anglaise s'implanta officiellement comme la lingua juris de la Louisiane alors même qu'elle se disait appartenir encore à la culture juridique française. La langue du nouveau Code civil louisianais de 1870 était devenu l'anglais, sonnant en quelque sorte le glas d'une culture juridique qui avait été celle de la Louisiane depuis le début du 18e siècle selon le souhait du roi Louis XIV. La méthodologie de la common law pénétrait au grand galop, emportée sur la vague déferlante de la langue anglaise; le désir d'uniformiser le droit qui animait, et anime toujours, les juges, ces instruments officiels de la création de la common law, a fait qu'aujourd'hui des pans entiers du Code civil ont été livrés corps et âme à son rival, la common law; c'est le cas en particulier du droit de la responsabilité civile. Les articles de nos Codes sont construits autour des notions de "faute" et de "garde" ; la jurisprudence louisianaise, poussée en cela par l'usage de logiciels établis par des juristes de common law s'exprimant en anglais, feint d'ignorer le vocabulaire de son Code civil pour emprunter des concepts de common law comme négligence, assumption of risk, strict liability, contributory negligence... Par le truchement de ces mots, de cette langue anglaise du droit de common law, la culture juridique de ce droit de common law pénètre dans le droit civil louisianais pour s'installer comme le ferait un conquérant déterminé à ré-écrire l'histoire de son nouveau peuple.

L'usage de la langue anglaise dans le Code civil louisianais de 1870 pour s'efforcer de préserver le formalisme, les principes et l'essence de la codification n'a pas pu, au-delà de la lettre des mots, préserver le génie du droit français. Celui-ci s'est révélé être beaucoup plus qu'une expression écrite sous la forme de symboles, de sons, de mots qui sont ceux de la langue anglaise en l'occurrence. On comprend alors facilement pourquoi la culture juridique française n'a pu avoir qu'un petit rôle dans l'immense océan de la common law des États des États-Unis. En effet, le génie de ce droit romano-germanique sous la forme de la culture juridique française est plus qu'une langue, plus qu'une masse de symboles. Comme l'écrivait Gérard Cornu,

« une langue elle-même n'est-elle pas porteuse des valeurs de civilisation infusées dans le droit ?.... Le langage du droit a vocation à régner non seulement sur les échanges entre initiés, mais dans la communication du droit à tous ceux qui en sont les sujets. En ce sens, on peut dire que le langage du droit est un langage public, social, un langage civique.. Le langage du droit est, en majeure part, un legs de la tradition. »(7)

Suffit-il alors d'être bilingue, de manier le français comme l'anglais pour permettre à la culture juridique française de survivre ? Suffit-il de traduire en anglais des ouvrages de droit français pour trouver dans ces traductions des palliatifs, des expédients, au défaut de connaissance de la langue française ? Une traduction en anglais permet-elle d'apprécier et de ressentir avec la même intensité et authenticité les valeurs juridiques, humaines et culturelles dont un auteur français imprègne son œuvre rédigée en langue française ? Les deux langues sont-elles "interchangeables" ? Sont-elles capables de transformer un "auditeur" en un "citoyen" par leur simple expression ?


B : Le langage du droit et la culture juridique française.

Jean Monnet, dont le projet d'une Europe de Paix et Justice prend forme sous nos yeux, nous a dit que sa vision d'une Europe unie ne pouvait pas être la simple coalition d’États « mais bien plutôt l'union des peuples.» Un peuple a le sentiment de son histoire, il est uni par une même culture et souvent par une même langue. Ces éléments ne sont pas reliés par un disjonctif mais bien plutôt par un conjonctif. Comme l'écrit Lopes Sabino à propos de l'Union européenne :

« dans un ordre juridique démocratique, il ne serait pas concevable de produire des normes dont les citoyens sont les destinataires dans une langue autre que la leur. Il ne s'agit plus de ménager l'orgueil des États qui traitent les langues en tant qu'images de marque de la souveraineté; ... plus que la langue officielle de l’État,... c'est la langue maternelle du citoyen qui est en question. »(8)

Tout rapport entre droit et langue soulève le problème de la relation entre le langage et la pensée, l'esprit et le mot, à tel point que nous ne pouvons pas penser sans faire usage de mots. Plus que des signes ou des symboles, les mots sont en réalité la concrétisation visible ou audible de la pensée et du raisonnement. On ne peut pas mieux expliquer ces phénomènes qu'en empruntant la sagesse de Gérard Cornu qui nous dit que « le vœu primordial est que le langage du droit soit dans le génie de sa langue : qu'il en ait la correction, la pureté, l'élégance... »(9) La Louisiane a été, malheureusement, un laboratoire de cette confrontation entre langue ou langage et culture juridique et a vécu ce phénomène qu'une culture juridique et, au-delà, une tradition ou un système juridique ne peuvent survivre au recul et, encore plus bien sûr, à la disparition de la langue de leur droit. La promulgation en langue anglaise du Code civil louisianais de 1870 devait sonner le glas, non seulement du maintien des langues française et espagnole en Louisiane mais, par delà, rendre impossible le maintien du système juridique qui s'identifie au Code civil. La méthodologie de la common law, son essence et ses types de raisonnement, hérités de son histoire, pénétrèrent en Louisiane sous la forme de la confrontation agressive des plaideurs, de la chicanerie entre les hommes, de l'analyse "anatomique" des arrêts et en chevauchant la croupe de la langue anglaise. Une multitude de forces créatrices se combinaient pour assurer le triomphe de la common law. L'émigration libre et sans retenue d'une population anglophone, une intégration économique forcée de la Louisiane dans le courant des échanges économiques inter-Etatiques ; la formation de juristes à une école qui championne la chicanerie, la confrontation et l'agressivité de l'esprit individualiste de ses adeptes; l'intervention d'un pouvoir central fédéral soucieux d'uniformité et d'égalitarisme..., tout concourait à piétiner l'héritage culturel et juridique de la Louisiane : la tradition civiliste, romano-germanique, celle de Justinien, de Domat, de Pothier, de Portalis, de Moreau-Lislet... devait rapidement manquer de souffle. L'absence d'ouvrages français traduits en anglais par des professionnels du droit formés dans les deux cultures juridiques a toujours été un obstacle à la survie du droit de tradition civiliste en Louisiane (et a fortiori aux États-Unis). La langue française et la transcription dans cette langue du message philosophique, moral, culturel, social... du droit de tradition civiliste ne peuvent plus être que difficilement reçues en Louisiane parce que les instruments indispensables à leur réception et à leur compréhension survivent à peine. L'exemple du régime de la responsabilité civile exposé dans des articles du Code civil et rédigés en langue anglaise mais inspirés, voire copiés, de textes français démontre que la connaissance de la langue française qui était celle du texte original est une condition sine qua non de la survie du système juridique que connaissait la Louisiane jusque vers la fin du 19e siècle. Une culture juridique ne peut s'acquérir par une connaissance purement formelle d'une langue. On ne peut prétendre être civiliste parce qu'on est linguiste. Le formalisme et la spécificité de la langue anglaise ne peuvent suffire à eux seuls à refléter, et encore moins à reproduire, le génie de la culture juridique française.



Conclusion

La langue française, telle qu'elle est utilisée dans le monde, ne jouit pas de la même situation dans tous les pays où on peut la trouver. Il n'y a vraiment qu'en France qu'on peut parler de l'unilinguisme de la langue française; ailleurs elle partage l'espace national d'un pays soit avec une autre langue, comme l'anglais au Québec, au Nouveau-Brunswick ou à Maurice... ou avec l'arabe comme au Maroc, au Liban, en Tunisie... ou avec des langues africaines comme au Burkina Faso, en Côte-d'Ivoire.... Dans la majorité des pays, donc, la langue française est soit une première langue à égalité avec une autre (en Belgique, par exemple) ou, plus souvent, une seconde langue. Aussi la francophonie devrait-elle avoir un double objectif : d'une part faire de la langue française une langue complémentaire à l'usage d'une langue nationale, l'anglais par exemple, et d'autre part une langue internationale dans les domaines des sciences, des affaires, du droit... où le français deviendrait une alternative à la langue dominante d'aujourd'hui qui est l'anglais. Il n'y a aucun doute que les États-Unis et la France sont essentiellement des pays qui ne connaissent qu'une langue et qui, par là-même, ont adopté une attitude de méfiance, voire de défi, à l'égard des langues étrangères. La France a remis entre les mains de ses gouvernants la défense de sa langue et de sa culture alors que les Américains, sans aucune intention de mettre la langue anglaise en avant, ont fait jouer leur puissance économique, technique, militaire... pour des raisons essentiellement pratiques de laisser-faire et d'esprit d'entreprise. Les gouvernements américains ne poursuivirent pas une politique agressive de propagation et de défense de la langue anglaise. C'est le peuple américain qui a mené cette bataille; c'est la culture de ce peuple qui a pris pied sur les autres continents et dans les autres nations au nom de la liberté des échanges et de l'expression des idées et des croyances, et en application des principes du Bill of Rights. La suprématie de la langue anglaise allait inévitablement suivre dans la voie que lui traçait le génie de la culture et de la tradition de ce droit de la commune ley dont Guillaume le Conquérant avait posé les bases quand lui-même installait ses tribunaux à Westminster. C'est le même phénomène que celui qui se produisit dans le laboratoire louisianais aux 19e et 20e siècles : la langue anglaise s'imposait d'abord comme langue de communication et d'échanges de toutes sortes, pour s'immiscer ensuite dans le culturel et le juridique. Les mots comme les pensées ne sont pas des cristaux transparents, géométriques et uniformes, mais ils sont plutôt comme un fragile revêtement d'une pensée animée et vivante, qui lui fait changer de ton et de composition selon les circonstances des lieux et des temps qui lui ont donné naissance.


NOTES

(1) Voir dans Écrits en hommage à Gérard Cornu, "La Guerre de Troie a toujours lieu...en Louisiane".

(2) Les chiffres donnés ici ne sauraient être pris comme absolus et indiscutables; nous avons probablement omis d'identifier certains arrêts du fait de la sélection des données que nous avons soumises à l'ordinateur. Néanmoins,nous estimons que les chiffres obtenus donnent une bonne image relative de l'influence du droit français aux États-Unis.

(3) Il est important de rappeler ici que nous nous sommes penchés uniquement sur les Etats américains de la common law et que nous avons exclu l’État de Louisianecomme le territoire de Porto Rico. À titre d'exemple, si nous incluons la Louisiane et Porto Rico dans une recherche qui couvre les années 1955 à 1992, on trouvera 14 arrêts louisianais qui citent Aubry et Rau et 2 arrêts de Porto Rico citant ces deux auteurs; entre 1973 et 1989, cinq arrêts de Porto Rico et un arrêt louisianais citent les noms de Mazaud, Mazaud et Mazaud.

(4) Nous avions choisi le droit de "la Famille", "la Propriété", "les Obligations", "Vente et Échange", Délits et Quasi-Délits, et "Autres", comme successions, testaments....

(5) Nous passons sous silence la controverse qui a divisé les historiens du droit louisianais sur la question des vraies sources, espagnoles ou françaises, du droit louisianais du début du 19e siècle.

(6) Le Courrier de la Louisiane, vendredi 1er juin 1821.

(7) Gérard Cornu, Linguistique juridique, Introduction, p.22 à 25, Monchrestien 1990.

(8) Les langues dans l'Union européenne, enjeux, pratiques et perspectives, Amadeu Lopes Sabino, RTD eur. 35(2), p.159, 1999.

(9) Gérard Cornu, Linguistique juridique, Introduction, p. 22 à 25, Monchrestien 1990.



Débat


Paul Sabourin

Je m'adresse aux trois précédents orateurs, Pierre Decheix, Michel Doucet et Alain Levasseur : On a coutume de dire qu'une langue entraîne un système culturel, donc scientifique et juridique, mais ceci doit être nuancé. Il y a en effet des phénomènes d'interdépendance : Une traduction peut dominer un système juridique mais aussi une langue peut dominer une traduction. La solution n'est donc pas la traduction mais la corédaction. L'exemple du Canada fédéral où 2 systèmes juridiques coexistent est-il transposable à l'Europe fédérale de 25 États où la corédaction serait très difficile à mettre en œuvre ? Serait-il possible que l'Union européenne choisisse 2 ou 3 langues de façon que le système culturel européen puisse s'inspirer de l'exemple canadien sur le plan de la coexistence des langues et des systèmes juridiques ?


Pierre Decheix

Il est très difficile de répondre à cette question. Nous, juristes de la base, devons faire un effort d'imagination créatrice pour trouver des solutions.


Alain Levasseur

Votre question est pour moi un dilemme depuis longtemps. J'ai souvent fait des traductions que je refuse de faire de plus en plus pour me consacrer davantage à la rédaction d'ouvrages en langue française. Pour faire de la traduction juridique, il faut non seulement être parfaitement bilingue mais également bijuriste. Les traducteurs-rédacteurs en français au Canada sont-ils tous des juristes ?


Michel Doucet

Je ne suis pas le rédacteur législatif du Canada. Je suis d'accord qu'il est préférable de s'attarder à rédiger en français mais il faut d'abord digérer et traduire la common Law avant de la rédiger en français, en utilisant s'il y a lieu des termes juridiques anglais mais ce n'est pas satisfaisant. Il faut être imaginatif et créer la langue appropriée. Il y a plusieurs modèles de common Law en français!

La Cour suprême du Canada qui comprend de plus en plus de juges bilingues et bijuristes sera intéressante à suivre dans les prochaines années dans son adaptation du droit civil et de la common Law au Canada.

À l'Université de Moncton, les cours de droit administratif utilisent les textes du Québec en français, inspirés du droit administratif français. L'expérience de Moncton est en quelque sorte un coup de poing à l'histoire, car, lors de la déportation, on avait voulu se débarrasser des Acadiens; maintenant ils reviennent et on est en train de traduire la common Law qui était autrefois uniquement exprimée en anglais.