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Alain LANDRY

Directeur général de la Fondation Baxter & Alma Ricard et ancien Sous-ministre adjoint (Traduction et langues officielles) Ottawa (Canada)


Le défi de la normalisation de la terminologie de la "common law" en français


Introduction


Dans la foulée de la promulgation de la Loi sur les langues officielles de 1969, le gouvernement canadien avait chargé le Bureau de la traduction, organisme gouvernemental responsable de traduire tous les documents émanant du gouvernement et du Parlement canadiens, de normaliser la terminologie utilisée au sein du gouvernement, c'est-à-dire la terminologie ayant trait à tous les domaines de l'activité humaine puisque le gouvernement touche à tous ces domaines. Compte tenu du nouveau contexte canadien résultant de la Loi sur les langues officielles, il s'agissait bien évidemment de mettre la terminologie française sur le même pied que la terminologie anglaise.

La création, en 1978, de l'École de droit de l'université de Moncton fera que la formation juridique en common law, jusque-là offerte en anglais seulement, sera désormais dispensée en français. Grâce, entre autres, aux travaux du Centre de traduction et de terminologie juridiques de l'université de Moncton, en collaboration avec le Bureau de la traduction et le ministère de la Justice du Canada et les institutions juridiques des provinces de Québec, de l'Ontario et du Manitoba, la common law commençait à s'enseigner en français et force fut de constater qu'il était nécessaire de normaliser les terminologies utilisées par les facultés de droit des provinces de common law et par les juristes pratiquant ce droit.


Le gouvernement canadien décidait, en 1982, de créer un Programme d'administration de la justice dans les deux langues officielles et d'entreprendre, en collaboration avec des partenaires des provinces et des universités, la normalisation de la terminologie française de la common law. Personne n'avait vraiment d'idée précise sur la méthode à suivre, car il s'agissait d'un système juridique propre à l'anglophonie.

C'est alors que des collègues, forts de leurs connaissances et de leur expérience en droit, en traduction juridique et en terminologie, se sont penchés sur l'approche terminologique à adopter pour relever ce véritable défi.

Ce n'est qu'après de longues heures de réflexion, de travail et de consultation que furent énoncés les principes et établis les mécanismes de cette opération complètement nouvelle, pour ne pas dire révolutionnaire, qui consistait à normaliser la terminologie française d'un système de droit qui, essentiellement, s'était toujours exprimé en anglais.

Dès le départ, les experts avaient reconnu que l'opération de normalisation était fondamentalement une opération de dénomination et avaient bien saisi la nécessité de créer un vocabulaire français de la common law autonome et complet en soi, c'est-à-dire qui exclut les besoins de l'expression comparatiste à l'intention des initiés au système de droit civil, de même que l'expression de la common law par le biais des institutions et concepts du droit civil.

Ce sont là les principes fondamentaux qui ont inspiré et soutenu tous ceux et celles qui, depuis une quinzaine d'années maintenant, participent aux travaux de normalisation, et ont permis de donner à ces derniers non seulement une certaine cohérence, mais aussi une crédibilité de plus en plus grande.

Les travaux de recherche et de normalisation du vocabulaire français de la common law, avaient essentiellement comme objectif de répandre l'usage de solutions terminologiques uniformes. Plus particulièrement, ils visaient à donner les moyens d'exprimer les concepts propres à la common law dans un français respectueux non seulement des réseaux notionnels de ce système de droit, mais aussi des exigences de la langue française, et à mettre en place un langage juridique précis et adapté aux besoins des juristes de common law de langue française. Ce qui avait été perçu comme un travail d'uniformisation fut souvent le résultat d'une pure création puisqu'il s'agissait d'illustrer la spécificité de la langue du droit en régime de common law, en français.

Les travaux de normalisation s'inscrivaient d'abord dans une démarche d'ordre terminologique et se voulaient, à ce titre, un outil important de transfert linguistique. Ils offriraient également aux praticiens, juges et professeurs, formés tant à la common law qu'au droit civil, et aux autres spécialistes et experts, des renseignements sur les notions de common law ainsi que sur leurs effets juridiques.


La méthode

La normalisation du vocabulaire français de la common law fut une entreprise à long terme qui excluait les solutions improvisées. Ce principe a fait en sorte que, dans sa méthode de travail, le Comité technique, composé de jurilinguistes, a abordé l'étude du vocabulaire de la common law par familles de termes dont le choix découle d'un examen approfondi des réseaux notionnels au sein desquels évoluent les termes étudiés.

Les travaux se sont soldés par la publication d'un dictionnaire, le Dictionnaire canadien de la common law publié, en 1997. L'exposé présenté ici est tiré en majeure partie de la présentation qui se trouve dans les pages liminaires du Dictionnaire.

Le Dictionnaire est le résultat de la fusion de la terminologie française normalisée présentée dans six des Vocabulaires bilingues de la common law, soit les tomes 1 à 5 du Droit des biens et le Droit successoral, ouvrages publiés et distribués par l'Association du Barreau canadien. Chaque vocabulaire comportait les équivalents retenus par le Comité de normalisation, auquel le Comité technique (linguistes, traducteurs, juristes et terminologues) présentait à intervalles réguliers des dossiers de synthèse d'environ 150 pages chacun, et traitait quelque 700 termes regroupés par familles.

Le Comité de normalisation, composé de représentants des procureurs généraux du Canada, des provinces et des territoires ainsi que de représentants des praticiens et des facultés de droit enseignant la common law en français, se penchait sur les dossiers de synthèse et, à la lumière des commentaires fournis par les collaborateurs représentant divers secteurs d'activités juridiques (professeurs de droit, juges, responsables de centres de traduction et de terminologie juridiques, etc.), se prononçait, à la majorité absolue, sur les propositions de normalisation présentées dans ces dossiers. Ses attributions lui permettaient d'accepter ou de rejeter une proposition de normalisation, d'y substituer sa propre solution terminologique ou de renvoyer certaines propositions au Comité technique pour réexamen.

Il convient aussi de signaler que cette normalisation n'a pas force exécutoire. Elle ne lie pas les participants, mais l'on constate que l'usage de la terminologie normalisée tend à se répandre de lui-même, conformément à l'objectif fixé à l'origine.

Le Dictionnaire représente plus qu'un simple amalgame des vocabulaires normalisés précédents. Les entrées ont toutes été révisées et de nouveaux termes ont été ajoutés. Le Dictionnaire s'enrichit par ailleurs de nombreuses notes sur l'emploi des équivalents normalisés et a fait l'objet d'un effort de rationalisation sur le plan de la présentation des termes.


La démarche

De façon générale, la normalisation se fait à partir d'une analyse comparative des termes anglais chez les auteurs, dans la jurisprudence et dans la législation et, pour ce qui est du choix des équivalents, à partir d'une étude des usages existant au Canada français, du vocabulaire juridique en langue française, notamment celui du droit français et du droit québécois, ainsi que des mécanismes de formation des termes juridiques français et des mots et expressions de la langue française courante.

Le processus de normalisation est fondé essentiellement sur l'analyse et l'application du droit interne et non sur une perspective bilingue de droit comparé. Les travaux d'analyse s'appuient néanmoins sur les droits canadien, anglais, américain, australien et néozélandais, l'accent étant mis principalement sur le droit canadien des provinces et territoires de common law.

Même si l'élément d'information principal est l'équivalent normalisé, le Dictionnaire a été conçu de telle sorte que le jumelage des données qui ont trait au terme anglais en vedette et à l'équivalent français constitue l'analyse proprement dite de la notion et permette de situer le sens ainsi que le contexte d'emploi de l'équivalent. Les dossiers de normalisation soumis au Comité de normalisation présentaient une analyse fouillée des termes et des notions.

Le vocabulaire normalisé s'efforce de concilier légitimité juridique et légitimité linguistique. De fait, il procède d'un choix respectueux des exigences linguistiques de la langue française et aboutit à une terminologie qui surprendra sans doute parfois le juriste civiliste de langue française, mais qui sera logique et compréhensible pour un juriste formé à la common law.

La légitimité juridique est l'élément fondamental de la démarche terminologique de normalisation et reflète le principe fondamental en droit interne selon lequel il faut amener la langue au droit et non l'inverse. De fait, pour ce qui est du choix des équivalents, il est essentiel de respecter dans toute la mesure du possible l'intégrité des classifications et réseaux notionnels de la common law, de chercher le plus possible à ne pas les désorganiser, et surtout de ne pas les remodeler pour les faire entrer, par réflexe culturel, dans les catégories connues du droit civil.

La langue n'est pas simplement l'expression d'une culture, mais aussi et surtout un outil de communication entre ses usagers. Elle n'est pas figée; elle doit être en mesure, pour survivre et pour rayonner, d'exprimer des idées nouvelles et de répondre aux besoins nouveaux des usagers. Ainsi en va-t-il de la langue juridique et des besoins des juristes de common law de langue française cherchant à exercer leur profession dans leur langue et à servir la clientèle d'expression française des provinces de common law.

Il ne s'agit donc pas d'intégrer des notions de droit étranger, comme le fera le droit français, par exemple, pour la notion de trust(fiducie), mais de faire véritablement œuvre de dénomination originale afin d'exprimer en français les notions de common law, quitte à créer de toutes pièces, si les circonstances le justifient, une terminologie française respectant la trame lexicologique de la common law.

Le droit anglais est un droit d'origine jurisprudentielle. La solution terminologique doit donc respecter les décisions des tribunaux et s'intégrer aussi harmonieusement que possible aux réseaux notionnels de la common law.

La légitimité linguistique est un principe qui a amené le Comité de normalisation à appliquer un certain nombre de critères, dont les principaux sont énoncés ci-dessous.

La terminologie du droit anglais, ancrée dans l'histoire, est très technique et parfois même ésotérique. Le droit des biens en est l'exemple extrême. Cette caractéristique particulière fait que la terminologie française de common law retenue par le Comité de normalisation est souvent aussi ésotérique. Elle a souvent forcé ce Comité à remettre en usage d'anciens termes ou à faire œuvre de néologie, soit en créant des extensions de sens dans le cas de mots français existants ou en créant des mots nouveaux.

La terminologie française serre l'anglaise d'assez près afin de ne pas risquer de présenter en français une version déformée du système ou de la situation juridique qu'elle est chargée d'exprimer. Cependant, le vocabulaire normalisé n'est pas une invitation à la traduction littérale. De fait, le choix d'une terminologie française spécialisée comme «biens réels» pour rendre la notion anglaise de real property ou de real estate n'empêche pas l'utilisation de l'adjectif «immobilier» dans certains emplois courants comme dans les expressions «agent immobilier» (pour rendre real estate agent), ainsi que «pratique de l'immobilier» (pour rendre le terme conveyancing) En effet, dans ces emplois courants, l'adjectif «immobilier» ne renvoie pas à la classification technique des biens en common law.

Comme autre critère figure aussi le souci de donner au juriste de common law de langue française des termes suffisamment souples et précis pour restituer sous la forme la plus concise possible les notions que véhiculent les termes anglais correspondants et suivre l'évolution de ceux-ci.

C'est ainsi que les normalisateurs ont privilégié dans la mesure du possible les équivalents qui permettent d'épouser les méandres de l'évolution des termes sans devoir changer l'équivalent selon le sens que le terme avait à une époque donnée. La normalisation du terme fee simple illustre bien cette approche. Même si à notre époque le terme fee simple correspond à peu de choses près à la notion de pleine propriété en droit civil, le Comité de normalisation a pris la décision de faire revivre le vieux terme français «fief simple» en raison du caractère magique que revêtait et que revêt parfois encore aujourd'hui le terme anglais dans les transferts de biens réels. Un autre élément important dans la décision du Comité a été l'usage fortement ancré du terme «fief simple» chez les juristes de common law de langue française.

À l'inverse, les normalisateurs ont essayé d'anticiper l'évolution possible des termes anglais dans le choix de l'équivalent français. Prenons par exemple le cas du terme deed. Même si, de façon générale, celui-ci vise un document sur lequel on a apposé un sceau pour en souligner le caractère officiel, les normalisateurs ont tenu compte des rapports de commissions de réforme du droit de différents ressorts du Commonwealth qui recommandaient de modifier l'obligation d'employer le sceau pour souligner le caractère authentique ou formaliste de l'acte.

Il convient de noter également que la normalisation n'a pas pour objet de résoudre les ambiguïtés de l'énoncé juridique. La terminologie choisie se devait donc d'être neutre et de laisser au juriste de langue française les mêmes possibilités d'argumentation que son homologue de langue anglaise.

L'un des principaux critères découlant du principe de la légitimité linguistique est celui de la maniabilité du terme français. Il s'agit notamment à cet égard d'évaluer les possibilités de dérivation du terme (existence du verbe et des substantifs pour exprimer l'action ou nommer les protagonistes de l'opération). La préférence a également été donnée aux termes posant le moins de difficultés grammaticales d'emploi. Les termes retenus se devaient donc d'être d'un emploi aussi aisé que possible pour les professeurs, praticiens, rédacteurs et traducteurs, sous peine, surtout dans le cas des néologismes, de ne jamais passer dans l'usage.

L'usage représente, justement, un critère de décision fondé sur une analyse de l'usage de termes français déjà implantés dans la common law par la pratique. Cet usage a parfois influencé le Comité de normalisation, surtout dans le cas de termes français employés dans la version française des lois traduites dans les provinces et territoires canadiens de common law, lorsque ces termes avaient déjà acquis une certaine uniformité d'emploi.

Par ailleurs, le Comité de normalisation a dû aussi tenir compte du destinataire du terme juridique lorsque le terme fait partie de la vie ordinaire des gens. Citons l'exemple du terme anglais tenant,dont l'équivalent français a été dédoublé en «tenant» pour ce qui est du sens primitif et technique, et en «locataire» pour ce qui est du sens contemporain usuel.

Les conventions internationales ont eu une influence limitée sur les travaux de normalisation, le Comité de normalisation faisant plutôt primer la cohérence interne de la terminologie française de common law, ainsi que nous l'avons indiqué précédemment.


Conclusion

Quelque quinze années se sont écoulées depuis les premiers efforts de normalisation et nous pouvons en constater les résultats. Les premiers pionniers de cette initiative avaient eu raison d'y croire : les termes normalisés se retrouvent de plus en plus dans les textes législatifs des instances gouvernementales qui participent à la normalisation de la terminologie de la common law ainsi que dans les textes traduits destinés aux étudiants, professeurs, praticiens et autres usagers de la common law en français.

Enfin, l'expression de la spécificité bilingue et bijuridique du Canada constitue une référence pratiquement inévitable pour de nombreux pays ou régions qui ont à composer de plus en plus avec des régimes juridiques dans deux ou plusieurs langues. Dans un monde en constante évolution, où les frontières s'estompent et où les systèmes de droit font souvent partie intégrante des échanges de toute sorte, l’œuvre de pionnier du Canada peut, pensons-nous, modestement, servir de modèle. C'est le cas sur le continent qui nous accueille aujourd'hui, l'Afrique, où précisément le droit civil et la common law se côtoient.