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Mariana PERISANU

Maître de conférences - Académie d’Études économiques - Bucarest


Maître DERVILLE et son Étude dans le " COLONEL CHABERT "


Le bicentenaire de Balzac cette année.


Balzac n'a pas été un homme de loi, tout le monde le sait, mais il aurait pu en être un. Effectivement, sa décision à vingt ans d'abandonner l’Étude de notaire où il travaillait depuis deux ans et ses études de droit a provoqué la panique dans sa famille.

Deux années de grâce lui furent pourtant accordées - avec une maigre pension - pour s'affirmer, comme il le promettait, dans le domaine de son choix, les lettres. Les romans "Louis Lambert" et "La Peau de chagrin" disent long sur cette période de sa vie.

Pourtant, à travers les 97 romans et récits de la "Comédie humaine", la galerie d'hommes de loi reste impressionnante, taillée sur le vif, parlant un français du droit des plus véridiques et des plus précis.

Le code Napoléon (si bien évoqué dans cette biennale) fonctionnait, malgré les changements de régimes. Les textes de Balzac répandus et traduits en Europe et dans le monde (la première traduction roumaine par exemple est de 1856) ont brillamment contribué à la diffusion du français juridique comme de tant d'autres domaines que son génie a illustrés.

Le critique allemand Curtius dans son étude bien connue insiste sur l'idée que l’œuvre de Balzac est un triomphe de l'intelligence sur la matière :

«Il a pénétré jusqu'à l'abîme où l'intuition cognitive et celle créatrice se superposent, où l'esprit détient la clé magique qui lui permet à la fois de connaître le monde et de le recréer.»


De la riche galerie de notaires, juges, avocats (Cruchot dans "Eugénie Grandet", Delbecq dans "César Birotteau" et "Le Colonel Chabert", Granville dans "Une double famille", Popinot dans "L'Interdiction", Solonet dans "Le Contrat de mariage", Blondet, Camusot et tant d'autres), je me suis proposé d'évoquer l'avocat Derville qui non seulement lui a été directement inspiré par maître Guillomet de Merville chez qui le jeune Balzac avait fait un stage, mais qui est peut-être aussi la projection de l'avoué que Balzac lui-même aurait pu être, son "alter ego" en fait. Un ancien avoué devenu romancier donne à Derville sa revanche.

La chicane chez Balzac n'est plus quelque chose de monstrueux (comme le Châtelet appelé "L'Enfer" par Clément Marot) ou de ridicule comme dans "Les Plaideurs" de Racine, mais quelque chose de structurel . Elle est même l'une des pièces maîtresses du système. C'est par elle que se saisissent les rapports nouveaux, exclusivement fondés sur la propriété. Elle n'est plus une manie, un détournement, mais la vérité d'une certaine société. Ses représentants sont les interprètes, les metteurs en scène du vrai Pouvoir.

Maître Derville, avoué près le Tribunal de Première Instance du département de la Seine, auquel s'adresse le colonel Chabert, essaie de mettre en place une transaction (d'ailleurs le premier titre du roman), transaction avec l'ex-femme du combattant enseveli à Eylau avec les morts qui, dix ans après, revenu en France, avait perdu toute identité puisque cette femme, remariée comtesse Ferraud, ne voulait plus le reconnaître.

« Nous pourrions à l'amiable donner un jugement pour annuler votre acte de décès et votre mariage, afin que vous repreniez vos droits », voilà en bref la transaction proposée.

Derville, lui, travaille comme Balzac, la nuit aussi, car « sa prodigieuse intelligence est plus libre en ce moment» et l'auteur de nous décrire une journée bien longue de son personnage :

« Le matin de dix heures à deux heures il écoute ses clients, puis il emploie le reste de sa journée à ses rendez-vous. Le soir il va dans le monde pour entretenir ses relations. Il n'a donc que la nuit pour creuser ses procès, fouiller dans les arsenaux du Code et faire ses plans de bataille. Il ne veut pas perdre une seule cause, il a l'amour de son art. Voilà sa vie qui est singulièrement active. Aussi gagne-t-il beaucoup d'argent ».

Quant à son pauvre et curieux client, il se plaint d'avoir été « enterré une deuxième fois sous des vivants, sous des faits, sous la société tout entière qui veut le faire rentrer sous terre. »

Cet homme rebuté par tous trouvera enfin chez Derville la compréhension et le prêt qui lui manquait pour faire venir d'Allemagne les pièces justificatives nécessaires à son procès et il remercie l'avoué en vrai militaire :

« Ma foi, monsieur, après l'Empereur vous êtes l'homme auquel je dois le plus ! Vous êtes un brave !»


La stratégie de l'avoué pour convaincre la comtesse est d'abord un monologue intérieur que Balzac propose au lecteur bien avant la vogue durant notre siècle.

« Maintenant, se dit Derville en remontant dans son cabriolet, allons chez notre adversaire. Ne laissons pas voir notre jeu, tâchons de connaître le sien, et gagnons la partie d'un seul coup. Il faudrait l'effrayer. Elle est femme. De quoi s'effraient le plus les femmes ? Mais les femmes ne s'effraient que de... »

Ici petite analepse suspense de Balzac pour décrire la position du couple Ferraud dans le faubourg Saint-Germain si bien évoqué dans"La Duchesse de Langeais" et présent dans la plupart de ses romans parisiens, et d'introduire Delbecq, un ancien avoué ruiné qui rend aux Ferraud des services fort habiles en tant que secrétaire et qui avait fait tripler les capitaux de sa protectrice.

« Trouvé, se dit Derville, cette femme à la mode aurait peur de perdre son mari qui, au premier retour du roi, avait conçu quelques regrets de son mariage et qui voudrait par-dessus tout entrer dans la chambre haute. »

Et le commentaire de Balzac narrateur omniscient :

« Il avait mis le doigt sur la plaie secrète, enfoncé la main dans le cancer qui dévorait Madame Ferraud. »

Dans le dialogue qui suit il s'amuse à « aiguillonner la colère qui agitait la comtesse afin de lui arracher quelques indiscrétions, par une manœuvre familière aux avoués. »

et, tombant dans le piège, celle-ci perd effectivement son sang-froid naturel. Il peut alors

« la tourner et retourner sur le grill »,promettre une rente, avant de l'effrayer vraiment :

« Si quelqu'un venait dire à Monsieur Ferraud que son mariage peut être annulé, que sa femme sera traduite en criminelle au ban de l'opinion publique.

-Il me défendrait, monsieur.

-Non, madame...

-Quelle raison aurait-il de m'abandonner, monsieur ?

-Mais celle d'épouser la fille unique d'un pair de France, dont la pairie lui serait transmise par ordonnance du Roi. »

« La comtesse pâlit. Nous y sommes ! se dit en lui-même Derville. Bien, je te tiens, l'affaire du pauvre colonel est gagnée. »


Il n'a pas eu l'occasion de gagner cette affaire puisque l'imprudence et les faiblesses de son client, cédant aux ruses de Delbecq et de son ex-femme, lui avaient fait abandonner la transaction en échange d'une simple promesse.

« Après un combat de générosité d'où le soldat sortit vainqueur, il prit la résolution de rester mort pour assurer irrévocablement le bonheur de cette famille. »

Ce sera bien entendu Delbecq qui préparera l'acte à signer et non Derville. Chabert acceptera de signer pour ne pas « commencer avec cette femme la guerre odieuse dont lui avait parlé Derville, entrer dans une vie de procès, se nourrir de fiel, boire chaque matin un calice d'amertume. »

Il préfère à cela rester mendiant.

Six mois après, lorsque Derville rencontre Chabert au dépôt de mendicité de Saint-Denis, le vieux soldat lui tient ce propos :

« Quand je pense moi que Napoléon est à Sainte-Hélène, tout ici-bas m'est indifférent. Il vaut mieux avoir du luxe dans ses sentiments que sur ses habits. Je ne crains, moi, le mépris de personne. »

Vingt ans plus tard, en 1840, le fantôme de Chabert errait dans l'hospice de vieillesse de Bicêtre et Derville n'est pas devenu, paradoxalement, un brillant avocat ou magistrat, il estime même que

« les Études sont des égouts qu'on ne peut pas curer» et que «toutes les horreurs que les romanciers croient inventer sont toujours au-dessous de la vérité. »

Godeschal - le premier clerc de son Étude au début du roman - a bien pris sa place et on a l'impression que tout peut recommencer.


La première scène du roman dans l’Étude poussiéreuse, où les jeunes clercs copient les actes et s'amusent, est un texte supposé parlé avec des collages du stéréotypé, du ritualisé sur le vivant. Ce bout d'espace parisien est, comme partout chez Balzac, un espace socialisé, professionnalisé. C'est une géographie de fonctions où les objets acquièrent une valeur symbolique et, à la fois, une valeur diégétique.

« L’Étude était une grande pièce ornée du poêle classique qui garnit tous les antres de la chicane. Les tuyaux traversaient la chambre et rejoignaient une cheminée condamnée, sur le marbre de laquelle se voyaient divers morceaux de pain, des triangles de fromage de Brie, des côtelettes de porc frais, des verres, des bouteilles, et la tasse de chocolat du Maître-clerc. L'odeur de ces comestibles s'amalgamait si bien avec la puanteur du poêle chauffé sans mesure, avec le parfum particulier aux bureaux et aux paperasses, que la puanteur d'un renard n'y aurait pas été sensible. Le plancher était déjà couvert de fange et de neige apportées par les clercs. Près de la fenêtre se trouvait le secrétaire à cylindre du Principal, auquel était adossée la petite table destinée au second clerc.

Le second faisait en ce moment " le palais ". Il pouvait être de huit à neuf heures du matin. L’Étude avait pour tout ornement ces grandes affiches jaunes qui annoncent des saisies immobilières, des ventes, des licitations entre majeurs et mineurs, des adjudications définitives ou préparatoires, la gloire des Études ! Derrière le Maître-clerc était un énorme casier qui garnissait le mur du haut en bas, et dont chaque compartiment était bourré de liasses d'où pendaient un nombre infini d'étiquettes et de bouts de fil rouge qui donnent une physionomie spéciale aux dossiers de procédure. Les rangs inférieurs du casier étaient pleins de cartons jaunis par l'usage, bordés de papier bleu et sur lesquels se lisaient les noms des gros clients dont les affaires juteuses se cuisinaient en ce moment... Cette Étude obscure, grasse de poussière, avait donc, comme toutes les autres, quelque chose de repoussant pour les plaideurs et qui en faisait une des plus hideuses monstruosités parisiennes. »

Comme dans la plupart des descriptions balzaciennes il y a une caméra qui focalise et promène les regards verticalement, horizontalement ou de façon circulaire, qui donne une image d'ensemble et s'arrête sur l'objet ou le personnage principal. C'est la fameuse technique des cercles concentriques - le travelling dans le cinéma.

Dans cet espace clos, bien hiérarchisé il y a :

¦ des dimensions :

-la pièce est grande

-la table du second clerc est petite

-les affiches sont grandes

-le casier à dossiers est énorme

¦ des couleurs : affiches jaunes, fils rouges, cartons jaunis, papier bleu.

¦ des odeurs : la triple odeur des vivres, du poêle surchauffé, des paperasses

=> puanteur

Les deux objets sur lesquels se concentre le regard sont le poêle servant aussi de dépôt de vivres et le casier à dossiers. La présence du poêle surchauffé, des vivres et des odeurs nous donne une sensation de cuisine, mais on y «cuisine les affaires juteuses». La pièce maîtresse est naturellement le casier qui occupe tout un mur et sur lequel le regard se promène de haut en bas s'arrêtant sur tous les détails.

Dans cet espace clos, professionnalisé, il y a donc un inventaire d'objets qui l'envahissent, qui s'amoncellent (un nombre infini d'étiquettes) et créent des tensions qui vont engendrer des déplacements - l'action. La description est par conséquent diégétique.

La brève notation sur le plancher «déjà couvert de fange et de neige apportées par les clercs» contient des signes indiciels sur le temps (l'heure, la saison, même la météo) et sur l'activité qui s'y déroule.

L'indice 0 - l'absence des chaises dans cette description est également significative et elle sera expliquée deux pages plus loin. Chabert n'a pas où s'asseoir car

« par système les avoués laissent peu de chaises dans leurs Études. Le client vulgaire, lassé d'attendre sur ses jambes, s'en va grognant, mais il ne prend pas un temps qui, suivant le mot d'un vieux procureur, n'est pas admis en taxe. »

On a dit que les descriptions sont toujours longues chez Balzac parce qu'il était payé à la ligne. Peut-être, mais chez lui tous les détails sont toujours significatifs, le mot est juste, tout prépare, comme une caisse de résonance, le moment culminant de l'action et le dénouement très rapide.

Même si les techniques romanesques se sont tant diversifiées, le roman de type balzacien reste un terme de référence.

Le cabinet d’Études vivant par lui-même est déjà une scène toute préparée, le premier décor du théâtre où va se jouer le drame du colonel exhumé de la fosse d'Eylau - ce hiéroglyphe vivant auquel la ville refuse l'identité, le transformant en un objet inutile, une pierre qui roule au fond du gouffre.


Dans ce roman actif qui abonde, comme "Le Contrat de mariage", en termes et procédures juridiques, la figure de Derville est bien dans son siècle. Mais, paradoxalement, tout ce qui est d'abord accumulé pour faire de lui un ambitieux en cours de réalisation aura finalement pour effet de donner plus de force à sa décision finale de s'en aller. Les certitudes de l'homme de fonction, Derville, ont vacillé devant la révélation de l'Histoire. Chabert avait donc contribué au gain d'une victoire qui n'en est pas une.

Balzac se sert de Chabert et de Derville pour conduire son propre combat contre le libéralisme triomphant depuis 1830. Derville s'en va, comme Alceste. Il s'en va pour devenir narrateur, pour écrire sans doute "La Comédie humaine".

Stefan Zweig, qui avait travaillé une dizaine d'années à son "grand Balzac", écrit ces lignes ayant trait au sujet évoqué :

« L'étudiant Balzac doit en même temps faire le robot comme un scribe chez un avocat, Guillomet de Merville - le premier de ses chefs d'ailleurs dont il reconnaisse librement l'autorité et que sa gratitude a immortalisé sous le nom de Derville, parce qu'il sut apprécier avec intelligence la valeur de son copiste et donner généreusement son amitié à son subordonné pourtant beaucoup plus jeune que lui. Ayant passé son baccalauréat de droit, Balzac ne peut pas tarder à devenir l'associé du brave notaire.

Mais le feu de la révolte flambe enfin. Au printemps 1819 il se lève soudain, un beau jour, du tabouret du notaire, laisse en plan les actes poudreux qu'il a commencé à écrire. Il en a assez, pour toujours, de cette existence qui ne lui a pas donné une seule journée de liberté et de bonheur. Résolument, il redresse la tête pour la première fois devant ses parents et déclare, sans précautions oratoires, qu'il ne veut être ni avocat, ni notaire, ni juge, ni fonctionnaire.

Pas de profession bourgeoise, quelle qu'elle soit ! Il est résolu à devenir écrivain, et, grâce à ses futurs chefs-d’œuvre, à se rendre indépendant, riche, célèbre....

Cette annonce éclate comme un coup de tonnerre au-dessus de la famille. Faire un métier aussi suspect que celui d'écrivain ! La littérature, c'est un luxe superflu. »



Roland Eluerd

En vous voyant, Madame, c'est le mot "Roumanie" qui s'impose à nous. Nous pensons tous à Monsieur Guillermou et à notre biennale de 1995 à Bucarest ainsi qu'à l'Agence de la francophonie dont l'aide nous a permis de vous y inviter ainsi qu'à Neuchâtel et ici. Votre présence nous est précieuse car elle nous rappelle l'attachement que nous éprouvons pour votre pays. Parfois nous oublions la Roumanie qui frappe aux portes de l'Europe et les liens entre ce peuple et la Francophonie. Vous êtes désormais la seule à pouvoir nous dire en roumain "Merci", c'est-à-dire


Maria Perisanu : Multumesh.