Imprimer

Jacques CHEVRIER


Introduction à la table ronde : quelques rappels sur la littérature burkinabè

Cette table ronde réunit des spécialistes des littératures burkinabè. J'emploie le pluriel pour montrer qu'elles sont multiples, aussi bien les littératures dans les langues du Burkina que les littératures qui sont issues de la tradition orale.

L'intitulé de cette table ronde est « Autour de la littérature burkinabè : présence de l'oralité et place dans l'enseignement.» Après l'importance de la littérature orale exposée par Mme Lise Sabourin, nous allons voir comment tout un travail s'est effectué sur le passage de l'oralité à l'écriture qui a caractérisé l'entrée en littérature de trois à quatre générations d'écrivains africains francophones, anglophones ou lusophones. Je voudrais donc faire un rappel qui s'articulera autour de quatre points, étant entendu que je n'aurais pas l'outrecuidance de parler du Burkina, entouré que je suis de spécialistes plus compétents que moi dans sa littérature.


Le premier point sera pour rappeler qu'en Afrique la culture populaire repose encore très largement sur la tradition orale. Le nombre de gens susceptibles de lire, d'écrire, de comprendre le français reste limité. On donne un proportion de 20 à 25% qui varie selon les époques et les pays mais cela reste peu élevé. Qu'est-ce que cette tradition orale ? Les idées sur ce point ne sont pas toujours très précises. On l'imagine comme un magma de paroles. En réalité, et Lise Sabourin l'a rappelé, cette tradition culturelle traditionnelle comporte des genres littéraires bien délimités. Cela signifie, et c'est un fait qui a été longtemps ignoré, qu'il y a une littérarité de la tradition orale. Ce n'est une parole qui est jetée au vent, c'est un parole extrêmement travaillée.

Ce travail est attesté par l'existence de genres bien codifiés qui vont du mythe à l'épopée en passant par les contes, les chants, les proverbes, les énigmes, les devises, etc. Ce qui caractérise ces genres de la littérature orale, c'est d'une part qu'ils obéissent à des lois de composition relativement fixes et souvent très codifiées et d'autre part que les circonstances dans lesquelles on peut les proférer - les performances comme on dit -peuvent varier de manière importante selon le genre dont il s'agit. Par exemple, on ne récitera pas aussi banalement un mythe qu'un conte. Le premier relève très souvent de l'ordre du sacré et il est rattaché à des pratiques plus ou moins rituelles. De plus, le mode d'énonciation pourra varier, le texte pourra être chanté, psalmodié, etc. Enfin, cette littérature orale se distingue de la parole ordinaire par des écarts linguistiques et stylistiques qui font que parfois le langage de ces textes est un langage archaïque, voire ésotérique. Tous les textes ne sont pas accessibles à tous les auditeurs.

Cela se retrouve dans la terminologie. Au Burkina, les Moose distinguent ce qu'ils appellent des «paroles légères» d'autres paroles qui sont dites «paroles à coque». Comme la châtaigne dans sa bogue, ce sont des paroles qui doivent être décortiquées. Il y a aussi une opposition entre des «paroles jetées en l'air», sans grande importance, et des «paroles cuites», plus importantes. Chez les Dioula, on parle de Kuma gbê, pour les paroles claires, et Kuma koro, pour des paroles vieilles. La parole de la tradition orale est donc bien souvent une parole surdéterminée, travaillée par des codes autres que linguistiques, des codes poétiques en particulier. D'où une première réflexion: la littérature orale dans sa manière d'exister n'est pas un simple équivalent parlé de littérature écrite, c'est une parole différente, d'une autre nature. On entend souvent la formule : «en Afrique, l'écrivain est l'héritier du griot ». C'est une position qui appelle examen et prudence.


Seconde observation. Vous le savez, l'un des instruments de la conquête coloniale a été l'écriture, transmise par le biais de l'école, qu'il s'agisse de l'école des missionnaires ou de l'école laïque qu'on a longtemps appelée en Afrique de l'Ouest «l'école des otages» dans la mesure où elle concernait uniquement les garçons des grandes familles et procurait à l'administration le moyen de faire pression sur des féodaux un peu turbulents.
Cette école a joué dans l'histoire culturelle de l'Afrique un rôle éminent dont témoignent les récits largement autobiographiques des écrivains de la première génération. Je pense ici naturellement à L'Efant noir de Camara Laye, au Climbié de Bernard Dadié et surtout au très beau texte de Cheikh Hamidou Kane, L'Aventure ambiguë, texte où l'auteur oppose de manière symbolique le canon et l'école. Les conquérants se sont d'abord imposés par te canon mais ce qui a permis la pérennisation de la conquête, c'est l'école, comparée à un aimant qui attire à lui les esprits.

C'est donc l'école occidentale qui, l'une des premières, a permis aux Africains de prendre conscience de ta richesse et de la diversité de leur patrimoine culturel. On peut souligner tout particulièrement le rôle qui a été joué par une école célèbre au Sénégal et en Afrique, l'École normale William Ponty. Cette école a été dirigée à un moment par Charles Béart qui exigeait que ses élèves consacrent leurs congés à la collecte et à la mise en forme - et aussi à la mise en scène parce que c'était un homme qui aimait le théâtre - des traditions de leurs villages, de leurs régions. L'attention portée à la tradition a donc été véhiculée et dynamisée par l'école William Ponty dont on sait que sont sorties la plupart des élites africaines des indépendances.

On ne s'étonne pas dans ces conditions de lire en 1947, dans la première livraison de la revue Présence africaine, livraison à laquelle participèrent de nombreux intellectuels dont André Gide, un texte d'Emmanuel Mounier, qui prend la forme d'une lettre à un ami africain, où il prophétise l'éclosion, l'émergence d'une «civilisation eurafricaine». Il estime que cette civilisation ne pourra s'accomplir qu'à travers un indispensable retour des Africains aux sources de la tradition. Afin d'éviter une adhésion irréfléchie des nouvelles générations aux modèles occidentaux qui ne produirait que «des ratés et des pantins» ou, dans le meilleur des cas des «européens en contreplaqué», Mounier exhorte ses lecteurs à faire retour vers leurs origines: «J'aimerais que beaucoup d'Africains instruits se retournent vers ces sources profondes et lointaines de l'être africain, non pour se gorger de folklore et pour buter ensuite, désorientés, sur le monde moderne, mais pour regarder et éprouver les racines africaines de la civilisation eurafricaine de leurs enfants, et dégager les valeurs permanentes de l'héritage africain afin que l'élite africaine ne soit pas une élite de déracinés.»

Cette recommandation d'Emmanuel Mounier a trouvé, me semble-t-il, un large écho chez les écrivains de la première génération dont je parlais tout à l'heure et qui pour beaucoup, Bernard Dadié par exemple, ont été des élèves de l'école William Ponty. Ces écrivains qui ont été formés par l'école coloniale - Paul Hazoumé, Birago Diop, Djibril Tamsir Niane, Nazi Boni - ont témoigné de l'authenticité africaine en fixant par l'écrit une parole qui avait longtemps été reléguée au rang de folklore et ont apporté par là-même la preuve de leur maîtrise de la langue et de la culture du maître.

Leur culture n'était pas que ravalée au rang de folklore : quelquefois cette culture africaine extrêmement riche était simplement niée. Là-dessus on a un témoignage capital de Léopold Senghor qui dans le rapport sur la doctrine et la propagande du parti, lors du congrès constitutif en 1959 du Parti du rassemblement africain, qu'il dirigeait, évoque ses années parisiennes. Durant cette période lui et ses amis, Césaire, Damas et quelques autres, ont pris conscience de ce qui allait s'appeler, un peu plus tard, leur négritude.
Voilà ce que Senghor écrit: Nous étions alors plongés avec quelque autres étudiants noirs dans une sorte de désespoir panique. L'horizon était bouché. Nulle réforme en perspective. Et les colonisateurs légitimaient notre dépendance politique et économique par la théorie de la table rase. Nous n'avions, estimaient-ils, rien inventé, rien créé, ni sculpté, ni peint, ni chanté. Pour asseoir une révolution efficace, il nous fallait d'abord nous débarrasser de nos vêtements d'emprunt, ceux de l'assimilation, et affirmer notre être, c'est-à-dire notre négritude.»

Cette négritude, elle va passer, dans un premier temps, à travers une série de textes de transcriptions et de réécritures de la tradition orale: Le Pagne noir de Bernard Dadié, les Contes d'Hamadou Coumba ou de Birago Diop, l'épopée mandingue déclinée par plusieurs auteurs.

La qualité de ces textes n'est pas remise en cause mais ils posent un problème. Bien entendu, ils se réclament de la tradition orale qui est leur source, leur origine, mais quand on les lit et qu'on les compare avec d'authentiques textes de la tradition orale, on se rend compte qu'il s'agit d'une production très élaborée. Cela se voit dans la structure du texte, les descriptions par exemple, si rares dans les contes oraux traditionnels, ou sur le plan de la psychologie des personnages, plus succinctement évoquée dans les textes sources.

Il y a donc un paradoxe dans le travail de ces pionniers de la littérature africaine : ils produisent des textes destinés à assurer la promotion de l'oralité mais ils le font en trahissant tes codes de ce type d'expression culturelle, ne serait-ce qu'en s'éloignant de l'anonymat, en écrivant leur nom sur la couverture.

Ce paradoxe était sans doute inévitable. Il conduit les écrivains à pratiquer différentes stratégies, en particulier celle du collage: dans un texte de facture occidentale on glisse des proverbes, un conte, on met en scène des personnages de l'oralité. L'Étrange Destin de Wangrin, d'Amadou Hampaté Bâ, présente ces procédures narratives. On y rencontre des proverbes: «Ce n'est pas le jour de la battue qu'il faut dresser son chien», un conte comme l'histoire du paysan qui donne un jour du miel à son âne et s'étonne que l'âne refuse d'obéir quand la nourriture redevient plus commune. Ces marques d'oralité sont distinguées par les guillemets, l'italique.



À partir de ce travail de la première génération, d'autres écrivains vont aller plus loin et pratiquer ce qu'un critique sénégalais a appelé l'oralité feinte, à laquelle je consacrerai mon troisième point. Il s'agit là encore d'une stratégie de narration qui s'articule autour d'un certain nombre de procédés : interférence linguistique, calque structural, surcharge burlesque, théâtralisation, recours à l'énigme, au merveilleux, tous éléments plus propres à l'oralité qu'à l'écriture occidentale. Un bon exemple de cette tentative d'aller un peu plus loin qu'Amadou Hampaté Bâ, est donné par Amadou Kourouma dans son célèbre roman Les Soleils des indépendances'. Il y a là quelque chose de déroutant pour un lecteur occidental puisque la première phrase du livre est: « Il y avait une semaine qu'avait fini dans la capitale Koné Ibrahima. » Cette phrase, qui veut simplement dire que Koné Ibrahima est mort, est la transcription pure et simple d'une expression malinké courante : abana, qui veut dire c'est fini, c'est terminé.

Toutefois, même chez des écrivains très classiques, comme Hampaté Bâ, on peut observer tout un jeu entre l'oralité et l'écriture. Quand il fait parler Wangrin, qui est un interprète, et que celui-ci doit désigner des réalités nouvelles qui ont été apportées par l'Occident, il a recours à des images, des néologismes qui sont des traductions du peul ou du bambara. C'est ainsi que l'interprète est le répond-bouche, le secrétaire est le porte-plume, le cuisinier le cuit-repas.

Beaucoup d'écrivains se livrent à ce jeu. Je pense ici à quelqu'un de plus contemporain que Kourouma, Soni Labou Tansi et à ce qu'il appelle l'usage des «tropicalités». L'une de ces tropicalités consistant à fabriquer des néologismes. Dans La Vie et demie, un dictateur se heurte à une opposition irréductible et les opposants sont des pistoletographes parce que, la nuit venue, ils «taguent» sur les murs des slogans hostiles au régime.

Donc on peut dire, pour résumer ce point, qu'une parole protéiforme, proliférante nourrit le roman. Mais, et c'est là qu'on voit le plus clairement l'évolution de la prose africaine, cette parole n'est plus uniquement le langage du village, la parole traditionnelle, elle est la parole moderne véhiculée par les moyens modernes de communication.

Celui qui excelle à rendre cette parole c'est Henri Lopès dans un roman qui, là aussi met en scène un dictateur bouffon, Le Pleurer-Rire. Lopès le dit très honnêtement : je n'ai pas été élevé au village, je ne peux pas dire que j'ai entendu des contes dans ma jeunesse, j'ai été élevé en ville. Le langage qu'il répercute c'est donc celui de ta ville, l'oralité urbaine. Elle est faite de slogans, de chansons, de discours politiques, de commérages, de ce que Lopès appelle radio-trottoir, toutes tes rumeurs qui traversent la ville. Et quand on lit ce roman, on a l'impression d'entendre une sorte de fond sonore. Au point d'ailleurs de susciter les réserves d'un des collaborateurs du président Bwakamabé Na Sakkadé, dont le surnom est plus facile à retenir, Tonton: « Nous, les nègres, nous aimons trop le blablabla. C'est bon, mais, il fit une grimace, c'est trop. Surtout avec le long français, long, long, long, on trompe le peuple. » C'est évidemment une pierre jetée dans le jardin de Bwakanabé Na Sakkadé qui, en bon dictateur, occupe tous les espaces de parole, que ce soit à la radio, à la télévision ou dans les meetings «spontanés» qu'il organise périodiquement. On peut relever dans le roman qu'il s'exprime en public dix-huit fois, sans compter les interventions privées ponctuées d'apostrophes, d'expressions familières, de jurons, de redites, de digressions, soulignés par l'emploi du pronom personnel tonique ou de locutions vides de sens. Ce roman, enraciné dans le contexte congolais, n'est donc plus seulement le lieu de la représentation de ta parole, mais un espace dans lequel interfèrent le français, le kigongo, le lingala, le malinké, toutes les parlures populaires qui environnent le personnage.

Dernier point en forme de conclusion et d'interrogation. Je ne remets pas en cause la légitimité de ces pratiques, les écrivains procèdent comme ils veulent. Mais n'y a-t-il pas un danger à mêler ainsi des éléments appartenant à l'oralité et des éléments appartenant à l'écriture ?

Un premier piège a souvent été dénoncé. C'est justement celui du folklore, de l'ethnologisme. L'écrivain qui veut à tout prix faire revivre, faire parler des traditions risque tout simplement d'être ennuyeux et de perdre de vue l'objet de son récit.

Il y a aussi le problème de la cohérence puisqu'il s'agit d'une œuvre métissée, inscrite au carrefour de pratiques fondamentalement dissemblables : une oralité populaire dans son essence, en prise avec le public, communautaire et l'écriture, pratique étrangère à la plupart des Africains et le plus souvent solitaire. D'où le besoin de recourir à l'oralité feinte, de faire comme s'ils s'adressaient à un auditoire.

Cette pratique du double-jeu peut être l'occasion d'exercices de virtuosité dans la mesure où l'écrivain s'efforce de feindre une adhésion complice aux valeurs traditionnelles tout en prenant une distance critique, ironique, par rapport à ces mêmes pratiques. On le voit très bien dans Le Soleil des indépendances, où Kourouma, tout en parlant de la tradition matinké l'égratigne au passage à plusieurs reprises.

Si donc on a affaire à une modernité textuelle, il conviendrait de s'interroger - surtout dans la perspective du développement de littératures nationales - sur la mesure dans laquelle la littérature africaine, et en ce qui nous concerne, la littérature burkinabè, fonctionne comme un réceptacle, comme un véhicule, un mode d'insertion ou une recréation de la tradition. Il y a dans cette littérature une tension permanente entre deux systèmes de culture, deux visions du monde, sinon antagonistes ou contraires, du moins différentes et différenciées.

Un dernier mot. Cette problématique n'est pas spécifique aux écrivains d'Afrique noire. Elle parcourt très largement la littérature du Maghreb. Je pense à Khatibi, écrivain marocain qui a intitulé un de ses romans, Amour bilingue. Son récit pose le problème de la création au carrefour de deux systèmes de valeur et de représentation. Il crée lui aussi un néologisme: la bilangue. Bilangue, c'est l'écriture dans laquelle il s'installe, jeu constant entre l'arabe et le français.

Maintenant nous allons entrer plus avant dans le sujet de la littérature burkinabè et je vais d'abord passer la parole à Alain Sissao. C'est un de mes anciens étudiants qui a fait sa thèse de doctorat sur cette problématique en réfléchissant à l'apport de la littérature traditionnelle, la littérature moaga, à la littérature burkinabè.