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Louis MILLOGO

Université de Ouagadougou


La littérature orale dans la littérature écrite Burkinabè : Un regard sur Crépuscule des temps anciens de Nazi Boni


Introduction

La littérature écrite africaine en général et burkinabè en particulier est la résultante d'un double ancrage culturel africain et occidental. Des aspects importants de son originalité sont peut-être à rechercher dans cette relation bipolaire.

L'ancrage culturel africain se manifeste souvent entre autres par l'intégration de la littérature orale au genre moderne écrit. L'approche de cette rencontre culturelle dans l'œuvre relève du registre de la stylistique descriptive.

Et elle peut consister dans un premier temps à effectuer l'inventaire des genres oraux dans l'œuvre de langue française et dans un deuxième temps à examiner les modalités de manifestation et d'insertion du texte de tradition orale dans le discours écrit.

Nous appliquons cette démarche au roman Crépuscule des temps anciens du burkinabè Nazi Boni pour contribuer à l'éclairage de la question de la littérature orale dans la littérature écrite burkinabè d'expression française.


I. Inventaire des genres de tradition orale

Crépuscule des temps anciens est vraiment pétri de discours de tradition orale qui en constituent un des principaux matériaux de création. Ce trait dominant se traduit à la fois par la grande variété des genres (une dizaine) et leur distribution qui touche 14 chapitres sur 15.

1) Le genre historico-légendaire

Le genre historico-légendaire dit le passé du Bwamu et du monde vu par les Bwaba. C'est incontestablement le genre le plus important en ce sens que le roman tout entier est d'essence historique. L'auteur lui-même dit ceci de son œuvre :

« Il ne s'agit (donc) pas d'une étude rationnelle corsée de subtilités technologiques, mais de la projection objective de la période d'environ trois siècles qui s'étale de l'apogée à la chute du Bwamu, et empiète de quelques années sur les temps de l'épopée coloniale. » (Avant-propos, P. 19)


Les deux périodes pré-coloniale et coloniale font respectivement l'objet de récits de tradition orale. Le genre historico-légendaire prend la forme du mythe dans bien des cas. On remarquera que plus l'histoire est lointaine plus elle est légendaire, voire mythique comme l'évocation de l'âge d'or par l'Ancêtre du village :

«[......] on était loin des temps merveilleux où le ciel touchait presque la terre, où, selon la légende, les humains n'avaient qu'à lever la main pour cueillir tout ce qui leur permettait de vivre et d'ignorer la misère. Il fallut la négligence d'une femme, il fallut ô malheur! qu'une femme transgressât les recommandations de Dombéni pour que, furieux, le ciel s'envolât haut, très haut, très très haut, encore plus haut, emportât et ses richesses et ce qui alimentait le genre humain. » (P. 23)


2) Le proverbe

Les proverbes forment un genre à la fois populaire et savant; piliers de la parole négro-africaine, ils sont très imagés. Leur forme relativement courte leur a valu avec les devinettes et les devises la désignation de "genre lapidaire". Les proverbes ne pouvaient être absents dans une collection aussi importante des types de discours oraux traditionnels. Ils émaillent le roman tout au long de son écriture. Ils se manifestent dans 9 chapitres sur 15.

Au chapitre VII, une rivalité de compétence au travail des champs éclate entre les initiés, les séniors et les candidats à l'initiation, les juniors. Elle se traduit aussi par des échanges de propos marqués par des proverbes :

«La partie était implacablement engagée. - Fôôbwah ! lança Térhé. C'est maintenant que se lève le soleil des Juniors. C'est maintenant que le travail commence. Une réplique vint du groupe des Pammas :

- Tâmbârikrah! L'enfant peut toiser la lune, mais pas le soleil.

Une réflexion en appelait une autre :

- Aujourd'hui, aucune maman n'allaitera le bébé d'une autre. » (P. 125)


3) La palabre

Nous désignons ainsi un type de discours traditionnel qui nous paraît injustement absent dans les inventaires habituellement consacrés à la littérature orale. Il s'agit d'un genre à caractère dialogique ou conversationnel qui réunit plusieurs partenaires sur un sujet en un temps et en un lieu qui a donné naissance à la locution nominale "l'arbre à palabre". La palabre est attestée dans 7 chapitres du Crépuscule des temps anciens (chapitre III, IV, V, VI, VII, X, XIII). Nous postulons deux sous-genres : la palabre grave et la palabre ludique.

- La palabre grave

La palabre grave ou sérieuse traite des problèmes importants du fonctionnement social : citons par exemple la palabre du chapitre trois dont le locuteur central est l'Ancêtre Gnassan; elle porte sur les préparatifs des funérailles du vieux défunt, l'ancêtre Diyioua; la palabre du chapitre X permet aux futurs initiés de se concerter et de s'organiser en vue de l'initiation à subir. La palabre prend parfois un caractère polémique comme celle qui oppose Térhé et Dofini sur la compétence des yenissa lors de la culture collective à Wakara. Elle se déroule alors en une joute oratoire délicieuse pour l'assistance.

- La palabre ludique

La palabre ludique est une conversation entre plusieurs partenaires sur un sujet circonstanciel quelconque qui surgit et évolue au gré de la causerie provoquée elle-même par la situation. C'est le cas au chapitre IV lorsque les femmes en brousse, à la recherche de bois mort, causent des hommes et de l'amour. C'est également le cas (au même chapitre) des hommes qui confectionnent des objets d'artisanat sous les arbres et qui devisent des femmes et de la vie amoureuse. La palabre ludique est plaisante et récréative. Les partenaires rivalisent de figures de style, de proverbes et de récits illustratifs (anecdotiques, historiques, légendaires et mystiques).


4) Le chant

Les chants sont de toutes les grandes manifestations. Leur occurrence concerne 7 chapitres sur 15 (ch. II, III, V, VII, VIII, XIII, XV). On peut les classer par rapport à leur circonstance ou à leur visée :

- chants de culture illustrés au labour collectif de Wakara, (p. 128)

- chants de mariage occasionnés par le mariage de Térhé, (p. 129)

- chants de danses de jeunes filles, (p. 137, 138, 139)

- chants de danses des hommes manifestés encore au mariage de Térhé, (p. 147)

- chants de funérailles exécutés à la mort de Térhé, (p. 252)

- chants satiriques, partie des manifestations des funérailles de l'Ancêtre Diyioua, (p. 93, 94, 95)

- hymne de guerre à la même occasion, (p. 89, 90, 91)

- chants de louange au mariage de Térhé et de Hadonfi. (p. 147)

À cette occasion, le héros danse si bien qu'il suscite l'admiration.

« On le porte en triomphe, et le griot de chanter : Le lion s'est remué ! Son panache et ses grelots se sont envolés! Térhé! Tu es un guerrier invincible, l'incarnation de la puissance humaine, le bouclier des opprimés, le porte-drapeau de toutes les causes de justice, le symbole de la vertu et de l'honneur. Jeune lion! Tes ancêtres ont été d'indomptables guerriers [....] » (p. 147).


5) Les récits anecdotiques

Les récits anecdotiques alimentent les causeries. Ils sont des composantes recherchées du discours de la palabre. Pittoresques, ils tiennent de l'histoire, du conte et du mythe. Mais ce qui semble important, c'est l'intérêt narratif au service de l'argumentation et de la persuasion. Par exemple, on ne doit pas tuer un étranger, cela est applicable au premier blanc arrivé à Bonikuy et qui enfreint à la coutume. Un récit sur le châtiment relatif au manque d'hospitalité achève de convaincre de ne pas tuer l'"homme tout rouge".

« [...] un homme et sa femme enceinte étaient descendus dans ce village (Mankara). Une controverse s'éleva entre les habitants au sujet du sexe de l'enfant que portait l'étrangère en son sein. Ils violèrent les principes les plus élémentaires de l'hospitalité, tuèrent la femme et l'éventrèrent pour satisfaire leur curiosité. Or l'époux était un devin. Il maudit Mankara et "Dieu - Le - Grand" l'exauça. A partir de ce moment, tous les jours, au coucher du soleil, Mb'woa - Yérê-le-Lion se glissait à l'intérieur de l'agglomération, sautait sur une personne et la dévorait. Un pouvoir magique avait paralysé la population à telle enseigne qu'elle se trouvait dans l'impossibilité de se défendre. Finalement, il ne restait que quatre individus qui prirent la fuite. L'histoire est authentique. Tout le monde connaît et peut constater les ruines de Mankara situées à quatre mille enjambées de Pônlo. » (p. 218 - 219)


6) Le langage tambouriné

Le langage tambouriné est en fait un discours verbal traduit par transcodage au moyen du tambour pour des raisons de rite, de solennité ou de communication à longue distance. C'est le rôle surtout du timbwani qui dit des discours de guerre. Ce type d'expression est attesté dans les chapitres IV, V , VII et XV.

A la mort de Térhé (chapitre XV), un discours tambouriné (que traduit l'auteur) annonce officiellement la nouvelle :

« Doudoudoudoudou doudou rondoudou doum ! retentit lugubrement le ziri'nko, pendant que le ti'mbwoani après avoir longuement sonné l'alarme à trois reprises annonçait : Térhé, le puissant Térhé est mort Le grand Térhé est mort, Complètement mort. O malheur ! Maintenant le Bwamu est cassé. » (P. 250)


7) La devinette

Les devinettes font partie des différents délassements du soir. Dans le chapitre II où elles apparaissent, l'animateur principal est un griot et l'on constate tout l'intérêt qu'elles suscitent. Leur fonction ludique se traduit par la grande hilarité collective qu'elles provoquent. Très imagée à l'exemple du proverbe, la devinette au contraire de ce dernier est toujours dialoguée. Voici à titre d'exemple les trois premières devinettes de la soirée récréative du chapitre II :

« J'ai rencontré un excellent couturier vêtu d'une blouse d'aiguilles. Qui devine ?

- C'est le hérisson! C'est le hérisson, criait-on dans le groupe.

- Bon ! Voudriez-vous me dire quelle est cette blancheur sous le grenier à pois ?

- L'œuf ! L'œuf ! - C'est très simple, dit quelqu'un. Même les aveugles connaissent cette devinette !

- Ne criez pas trop vite victoire, répliqua Nazouko. En toute chose il faut un début modeste. Dites qui est ce vieillard du Ciel dont la barbe traîne à terre?

- Mb'Woa-Pihoun-la-Lune ! répondit une voix". (P. 38-39)


8) L'incantation

L'incantation est un type de discours traditionnel plutôt religieux mais à la fonction poétique très marquée. Elle s'adresse à Dieu, aux Puissances supérieures spirituelles, surtout aux ancêtres. Au chapitre VII, ce genre est le fruit de Lowan, qui invoque ses ancêtres pour obtenir la mort de Térhé :

« Vous ne pouvez tolérer plus longtemps l'humiliation dans laquelle Térhé plonge cette ville que vous nous avez léguée. Ne la condamnez pas au déshonneur, car une ville où ne chante qu'un seul coq est une ville déshonorée. Térhé est le seul coq de Bwan. Exaucez-moi, et faites que la peau de ce jeune prétentieux ne connaisse point les rides de la vieillesse. Aujourd'hui, je vous asperge d'eau, demain si mes vœux s'accomplissaient, je vous aspergerais de sang. » (P. 130)


9) Le conte

L'auteur parle des soirées de conte (ch. III). Des devinettes sont dites par le griot Naziko à un public très réceptif. Mais aucun des contes supposés racontés et auxquels il est fait allusion n'est rapporté dans le texte. Certains récits qu'on pourrait prendre pour des contes (cf. les récits anecdotiques) apparaissent dans d'autres chapitres : mais on ne peut pas affirmer qu'il s'agit de contes parce que les personnages locuteurs du roman les livrent en plein jour. Ils n'ont ni les introductions ni les conclusions requises pour le conte. Il y a cependant une forte présence du conte dans tout le roman par sa construction linéaire et l'intégration de chansons.


10) La devise

La devise est un genre relativement court. Elle peut être chantée. Il y a des devises individuelles (celle de Térhé, par exemple, livrée par les griots aux funérailles de l'Ancêtre Diyioua). D'autres sont collectives comme celle de la ville de Bwan. Elles ont toujours en commun une forme relativement courte et un contenu philosophique ou moral qui doit guider la réflexion et le comportement de l'individu ou de la communauté.

Ainsi la devise de la ville de Bwan est : « Bwan-loho Nihi'nlé, » « ville de Bwan, mortalité. » Elle a pour but de faire méditer un massacre que dut subir l'histoire de la ville par manque de solidarité de ses habitants. Elle enseigne donc les qualités selon lesquelles l'union fait la force. (chapitre II)


II. Mise en discours des genres de tradition orale

Les abondants discours de tradition orale qui se manifestent dans Crépuscule des temps anciens ne forment pas une simple anthologie. Chaque occurrence de chaque genre de littérature orale se fond avec l'ensemble du roman de façon à produire une œuvre originale. Pour ce faire, le talent de l'auteur convoque des procédés divers : la condensation et l'amplification textuelles ; l'insertion discursive logico-sémantique, narrative et énonciative etc.


1) Crépuscule des temps anciens au-delà d'une description ethno-historique

Nazi BONI déclare au cours d'une interview (Arozarena, 1973, p. 39) :

« Nos romans ne doivent plus être des fictions, mais la projection authentique de notre vie sociale, de nos aspirations, de notre civilisation, de notre histoire... Notre historiographie doit tenir compte de nos objectifs. Il faut qu'elle soit, en un mot, la consécration de notre propre vision du monde. »

Ce souci d'une "projection authentique" de la "civilisation" et de "l'histoire", Manessy dans la préface du roman (P. 11) le résume en ces termes :

« Le Crépuscule des temps anciens est une œuvre attachante à plus d'un titre : par la sincérité de l'auteur, anxieux de ne point trahir son peuple, par la vivacité et l'exactitude de ses descriptions. »

Crépuscule des temps anciens serait-il simplement une œuvre ethnographique et historique ? Les différents discours de tradition orale qui émaillent le roman ne sont-ils alors qu'une simple traduction d'une transcription documentaire ? Évidemment non ! Et la question est plutôt de s'interroger sur la manière dont le récit digère les textes oraux pour être une œuvre moderne originale.

Nous nous contenterons d'examiner le cas du discours historico-légendaire traditionnel tel qu'il se manifeste dans le premier chapitre du roman. Le passage concerné est plus qu'une simple expression d'authenticité. On peut observer aisément des procédés discursifs qui relèvent plus de l'art de l'écrivain que de la simple traduction des textes oraux. Dans l'examen de ces techniques, commençons par la condensation textuelle.


2) La condensation textuelle

« La condensation [......] doit être comprise comme une sorte de décodage compressif des messages en expansion » (Greimas A.J., 1966, P 74).

« L'inverse de l'amplification est la condensation [.......] où l'on cherche à tout dire en peu de mots. » (Dupriez B., 1984, P. 41)

La condensation suppose deux textes : un texte de départ "en expansion", c'est-à-dire étendu, étoffé, développé ; un texte second qui réduit le premier; stylistiquement parlant, ils sont dans un rapport d'écart l'un avec l'autre. La notion d'écart est difficile en général à gérer surtout in abstracto, mais dans le cas contrastif de textes étendus et condensés il est opérationnel. Nous pouvons mettre en relation ici deux discours sur l'âge d'or :

- le premier tel qu'il a été recueilli dans la tradition Bwa par Cremer J. (1927) cité par Arozarena (1973),

- le second tel que Nazi BONI rapporte le premier dans son roman.

Que dit le texte de Cremer ?

« Nos ancêtres rapportent ceci. Autrefois, le ciel, la terre d'en haut descendait très bas, si bien que les hommes en coupaient des morceaux pour les préparer comme de la viande. Mais, pour cette cuisine, il fallait fermer toutes les fenêtres. Un jour, une femme, mère d'un jeune garçon, reçoit un morceau de ciel récemment coupé, le met dans une poterie couverte, et sort pour moudre le grain sur la meule dormante. Elle recommande à l'enfant de ne pas toucher à ce qu'elle fait cuire, et s'en va en oubliant de fermer les fenêtres. L'enfant se lève, découvre la marmite pour goûter le contenu. La viande céleste jaillit, saute par la fenêtre, et la terre d'en haut remonte avec elle, devient inaccessible. Voilà comment nous avons entendu dire qu'autrefois la terre d'en haut approchait celle d'en bas. » (Arozarena, P. 8)

Et voici la version de Nazi BONI dans son Crépuscule des temps anciens.

«Il est vrai qu'on était loin des temps merveilleux où le ciel touchait presque la terre, où, selon la légende, les humains n'avaient qu'à lever la main pour cueillir tout ce qui leur permettait de vivre et d'ignorer la misère. Il fallut la négligence d'une femme, il fallut ô malheur! qu'une femme transgressât les recommandations de Dombéni pour que, furieux, le ciel s'envolât haut, très haut, très très haut, encore plus haut, emportât et ses richesses et ce qui alimentait le genre humain. » (P. 23)

Le texte de Nazi BONI est une condensation par rapport à celui de Crémer. Les deux versions partagent deux idées essentielles :

1 - le ciel nourricier proche de la terre,

2 - le retrait du ciel par la faute d'une femme.

Nazi BONI réalise les deux composantes avec une tendance à la thématisation c'est-à-dire à l'abstraction, à la généralisation pendant que Crémer abonde en détails, en précisions, en figures concrètes. Tandis que dans Crépuscule des temps anciens il est question dans la première idée essentielle de "cueillir tout ce qui [.....] permettait de vivre et d'ignorer la misère", le recueil de l'ethnologue souligne que "les hommes en (le ciel) coupaient des morceaux pour les préparer comme de la viande". Dans la deuxième idée (le retrait du ciel), Nazi BONI synthétise les faits tandis que chez Crémer ils sont étoffés.

Ce que Nazi BONI exprime en deux mots pleins, "négligence" et "femme" ("la négligence d'une femme"), constitue tout un récit chez Crémer où nous avons un développement de l'interdiction et de la faute avec des précisions qui produisent une description du type de l'hypotypose : présentation des scènes et des choses comme si on les avait sous les yeux.

La condensation de Nazi BONI est un architexte, un "hyperonyme", un dépassement de plusieurs textes : elle vise à transcender les particularités pour exprimer le général. En effet il existe d'autres versions de ce mythe comme celui-ci :

« A l'origine, Dieu, voûte céleste, était si proche de la terre qu'on pouvait le toucher de la main, et c'était le bonheur, la paix, l'abondance. Mais un jour, une femme peule portant sur sa tête une charge de bois qui touchait la voûte pria Dieu avec humeur de se soulever un peu. Dieu accéda à son désir, monta très haut, et depuis lors laissa les hommes en butte aux puissances inférieures sans plus intervenir dans leur vie. » (Arozarena, P. 3)

L'idée commune à ce texte recueilli par le R.P. Cuenot et à celui de Cremer est que c'est par la faute d'une femme que le ciel s'est retiré. Et c'est ce thème général qu'exprime Nazi BONI. En stylistique, la figurativisation est a priori plus pittoresque que la thématisation. Cependant le choix du thème de la femme en général est plus pertinent ici. Car dans l'interprétation du mythe, c'est à l'espèce féminine que les Bwaba en veulent. Les femmes particulières, leurs mères et leurs épouses calment leur courroux :

« De nos jours, les hommes [....] vocifèrent après chaque journée de dur labeur : Ah! Ces femmes! Toujours ces femmes! Ces êtres de malheur! Nous les aurions égorgées toutes si elles n'étaient nos mères et les mères de nos enfants! » (p. 23)


3) L'amplification textuelle

Le discours de l'"Ancêtre" du village" est une amplification des mythes de l'âge d'or et des enfants divins, Karanvani et Hayovani. Nous avons présenté ci-dessus le texte de l'âge d'or dans ses versions différentes. Voici celui du mythe des deux enfants divins :

« Mais là-haut, tout à fait là-haut, auprès du Grand-Maître-de-l'Univers, deux êtres tenaient et tiennent encore dans leurs mains le destin de l'Humanité : deux enfants divins, Karanvanni, le fils terrible et Hayovanni sa sœur débonnaire. Le premier ne décolère jamais, pique des crises de nerfs, tempête : Pran! Pran! Pranpan! pan! pan! Les éclats de sa voix font trembler la terre, alors que le flamboiement de son épée aveugle les hommes. L'autre intervient chaque fois et lui conseille la douceur en ces termes : Yêrêdê-dêdêdêdêdê... Et voilà pourquoi ce que les profanes appellent grondement de tonnerre se termine toujours par un roulement sourd, signal d'apaisement.

Chaque fois que Karanvanni l'enfant terrible débouche les écluses célestes de liquides enflammés pour incendier le monde, Hayovanni, la déesse débonnaire accourt et ouvre toutes grandes les vannes des écluses d'eau froide. Ainsi nous vient la pluie, cette eau-du-ciel qui féconde la terre et entretient la vie. La présence là-haut de sa divine protectrice renforçait la quiétude du Bwamu. » (P. 27)

Tout le texte du chapitre 1er de Crépuscule des temps anciens est un propos historique de l'Ancêtre du village qui procède à une forme d'amplification des deux mythes de l'âge d'or et des enfants divins.

L'amplification consiste à "développer les idées par le style, de manière à leur donner plus d'ornement, plus d'étendue ou plus de force" (Dupriez B., 1984).

L'étoffement se réalise grâce à une description, une énumération organisée de données. Le panorama d'ensemble se fait hypotypose par le procédé de concrétisation, c'est-à-dire le passage des idées ou des thèmes à des figures précisément variées qui donnent l'illusion de voir défiler des tableaux sous les yeux.

Précisons que ce n'est pas l'ensemble des mythes qui sont amplifiés. C'est le thème du bonheur qu'ils évoquent qui est soumis au développement par le style. Nous avons dans le premier mythe l'expression verbale "(de) vivre et (d') ignorer la misère". Le bonheur des Bwaba est une "portion du paradis terrestre" de l'âge d'or.

« Il semble en effet, qu'à l'époque le Grand Maître-de-l'Univers eût conservé à cette fraction de l'Humanité (les Bwaba) une portion de paradis terrestre jadis légué à Adam et Ève. » (p. 23)

L'hypotypose de l'amplification a pour thème-titre le bonheur des Bwaba. Cette idée générale se décompose en une énumération de quatre macro-parties et de leurs qualités qui sont des éléments du bonheur :

a) Le vaste territoire du Bwamu, première macro-partie du bonheur comprend lui-même les parties suivantes énumérées:

- les frontières reculées,

- les nombreuses régions,

- les nombreuses villes, "cités populeuses",

- les nombreux marigots et rivières,

- la terre fertile.

L'immensité du bonheur est traduite par le caractère maximal et optimal de l'espace de vie. Les qualités de ce dernier se résument bien dans deux mots : "vaste Eldorado".

« Vaste Eldorado, le Bwamu étalait orgueilleusement ses splendeurs sous un firmament dont la clémence répondait inlassablement avec faveur à ses désirs. Terre d'abondance, il était. Existence dorée, il avait. » (p. 23 )

b) La flore et la faune luxuriantes constituent l'ensemble de la deuxième macro-partie de la prospérité, source de joie de vivre :

« D'épaisses forêts, vestiges des premiers moments de la création s'étalaient à perte de vue [....] Sanctuaires humides et ombreux, elles constituaient le domaine royal de prédilection pour Mb'woa Samma, l'Éléphant, Mb'woa Yéré, le Lion, Mb'woa Daro, la panthère...»

c) Les puissances spirituelles, troisième grand élément de l'heureuse fortune des Bwaba sont innombrables. Leurs qualités (pouvoirs spirituels, conciliation et coopération avec les hommes) sont de nature à tranquilliser le Bwamu, à le rendre prospère. L'invasion, l'occupation et les malheurs du Bwamu correspondront d'ailleurs avec le départ de ces esprits.

De nombreux êtres spirituels peuplant les montagnes, les vallées, les plaines, les forêts, les rivières et les maisons sont comme les anges gardiens des Bwaba.

d) Les humains, les bénéficiaires du cadre paradisiaque du Bwamu sont la quatrième et dernière macro-partie du thème-titre de la description du bonheur que constitue tout le premier chapitre du roman. Les femmes, belles, "aux reins cambrés et au sourire étincelant", les hommes, "colosses aux muscles d'acier, pesants comme la fonte et durs comme le fer" sont et le signe et le garant de la prospérité. Et une qualité générale de la population démontre sa quiétude et son bonheur : c'est l'insouciance faite de sports, de musique, de danse, de flirt, d'amour.

Toute cette description est le développement qui manque aux deux mythes cités plus haut. Elle les complète et les explique au niveau de leur thème central du bonheur. Nazi BONI semble chercher à combler un vide caractériel des textes de tradition orale qui privilégient volontiers le narratif, l'argumentatif au détriment de la description poussée et détaillée.


4) L'insertion discursive

Crépuscule des temps anciens est une mine de textes oraux. Cependant ce n'est pas de toute évidence un recueil de corpus. Chaque texte fait l'objet d'une discursivisation qui permet son insertion pertinente et stylistique dans le parcours d'ensemble du roman. Prenons les trois discours de l'oralité du premier chapitre (le récit de l'ancêtre du village, les deux mythes de l'Eldorado et des deux enfants divins). Ils s'intègrent en un tout discursif par :

- une liaison logico-sémantique,

- une structure d'ensemble narrative,

- une présence très marquée de l'énonciateur par une énonciation énoncée.

a) La liaison logico-sémantique

Les trois textes distingués dans le premier chapitre du roman de Crépuscule des temps anciens se tiennent par une liaison logico-sémantique par l'intermédiaire d'une cohérence thématique et d'une interdépendance explicative.

- Une cohérence thématique soude le récit descriptif de l'Ancêtre du village avec les deux mythes de l'âge d'or et des enfants divins Karanvanni et Hayovanni. Le champ lexical principal que construisent de nombreux mots abstraits (du type nature, paix, insouciance, quiétude, splendeur), de nombreux mots concrets (comme animaux, rivières, semer, moissonner, cobras, buffles, bubales, oiseaux, reins cambrés, sourire, xylophones, guitares), est celui du bonheur.

- Une interdépendance explicative permet de résumer à peu près en ces termes séquentiels tout le chapitre : présentation du bonheur du Bwamu, portion du bonheur de l'âge d'or, bonheurs assurés par Hayovanni. Les trois textes sont dans un rapport mutuel d'explication.

Linéairement parlant, les deux mythes sont des incises dans le discours du vieillard. Ils constituent dans ce dernier un emboîtement d'arguments d'autorité. Nazi BONI prête à un Ancien la description du bonheur du vieux Bwamu. L'Ancêtre lui-même cite, pour appuyer ses propos, les deux mythes de la tradition. Et sa longue description se présente comme une suite d'illustrations du thème mythique fondamental : le bonheur.

b) La narrativité

L'ensemble des trois discours constitue un récit. Ce dernier se structure sommairement de la façon suivante :

- situation initiale : existence de l'âge d'or,

- transformation : la faute de la femme,

- situation finale : l'âge d'or envolé ne reste que sous la forme d'une portion dans le bwamu.

Ce récit lui-même globalement constitue la situation initiale du roman de Crépuscule des temps anciens : la quiétude et la prospérité du Bwamu. La situation finale est la soumission et la destruction des Bwaba. La transformation est opérée par le Blanc.

c) La présence très marquée de l'énonciateur

L'auteur fait parler "l'Ancêtre " du village, le conservateur des traditions du Bwamu". Mais il dissimule mal sa voix. Tout un vocabulaire manifeste la culture occidentale et/ou judéo-chrétienne de Nazi BONI :

- « Elle (l'humanité noire) attendait que le ciel lui envoyât la manne. » (P. 22)

- « Vaste Eldorado, le Bwamu étalait orgueilleusement ses splendeurs. »(P. 23)

- « Il semble en effet qu'à l'époque le Grand-Maître-de-l'Univers eût conservé à cette fraction de l'Humanité une portion du paradis terrestre jadis légué à Adam et Ève. » (P. 23)

- « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front! »(P. 24)

- « De son côté veillait Gnoundofini "dieu de la tête" ou dieu individuel qu'il faut assimiler à l'ange gardien des Mon-père-wa et des Nansamuni-waá. »(Pères blancs et Pasteurs) (P. 28)

- « Le Bwamu avait sa mythologie, ses korrigans, ses cyclopes, son Héraclès.»(P. 28)

- « Le kééré, jeu violent et dangereux qui tient à la fois du ping-pong et du tennis.»(P. 29)

- « le fo-mbwoho, sorte de hand-ball. »(P. 29)

Le mythe de l'âge d'or en particulier se subjectivise sous la plume de Nazi BONI par la forte modalisation qu'il lui fait subir et cela malgré les intentions et la profession de foi en faveur d'une "projection objective" de l'histoire et de la civilisation du Bwamu. L'auteur prend du recul par rapport à ce mythe auquel il n'adhère pas, lui, membre de la communauté bwa. Ainsi, il interprète en "légende" ce récit qui est de l'histoire pour les Bwaba :

« Il est vrai qu'on était loin des temps merveilleux où le ciel touchait presque la terre, où selon la légende les humains n'avaient qu'à lever la main pour cueillir tout ce qui leur permettait de vivre et d'ignorer la misère. »


Conclusion

L'examen de l'intertextualité des discours de tradition orale bwaba et du roman de Nazi BONI nous permet les deux observations suivantes :

1) Il est frappant de remarquer que Nazi BONI et Titinga Frédéric PACÉRÉ, qu'on peut considérer comme les deux écrivains burkinabè les plus célèbres, partagent un même engagement qui est à la base de leur comportement littéraire : transcrire les valeurs traditionnelles pour les faire connaître au monde entier et à la postérité. Ainsi, après la détermination de Nazi BONI dont nous venons de parler, PACÉRE écrivait aussi à propos de son recueil de poèmes, La poésie des griots : « On n'oubliera pas surtout que tout ce qui porte sur la Poésie des griots n'a voulu être qu'une transcription fidèle de chansons. »(1983, P. 111) Mais force est de constater chez PACÉRE comme on l'a fait chez BONI, qu'il ne fait pas simple œuvre de collecteur de documents ethnographiques. Il développe une écriture poétique personnelle conforme au génie de la langue française comme à celui de la tradition orale. (MILLOGO Louis, 1996)

2) La deuxième observation que nous présentons est le parallèle stylistique entre l'ethnographie et l’œuvre littéraire dite ethnographique. L'ethnographe et le romancier ou le poète travaillent sur le même matériau. Mais leurs discours sont différents. Cela confirme la thèse de critique littéraire selon laquelle le contenu ne fait pas l’œuvre littéraire. L'ethnographe s'en tient le plus possible à l'exactitude de la collecte et de la transcription. Et cette préoccupation dominante efface le descripteur. Les faits parlent par eux-mêmes. L'écrivain littéraire ethnographe du type BONI ou PACÉRE remodèle (sans détruire!) les données culturelles pour en faire une oeuvre d'art, c'est-à-dire une création où la manière subjective, singulière et intéressante de dire les faits prend une place dominante.


Bibliographie

AROZARENA P., 1973, De la tradition orale bwa, étude des sources de Crépuscule des temps anciens du Voltaïque N. BONI, C.D.P.P. Ouagadougou.

BONI N., 1962, Crépuscule des temps anciens, Présence africaine, Paris.

COURTES J., 1991, Analyse sémiotique du discours, de l'énoncé à l'énonciation , Hachette, Paris.

CREMER J., 1927, Matériaux d'ethnographie et de linguistique soudanaises, Tome IV, Les Bobos, la mentalité mystique, Paris.

DUPRIEZ B., 1984, Gradus. Les procédés littéraires (dictionnaire), Union générale des Éditeurs, Paris.

GREIMAS A. J., 1966, Sémantique structurale, Seuil, Paris.

GREIMAS A. J., et COURTES J., 1979, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette, Paris.

MILLOGO L., 1996, Éléments de poétique de la poésie des griots de Titinga Frédéric PACÉRÉ in Revue Franco - africaine, Analyses, Langages, Textes et Société n° 5, Université de Toulouse Le Mirail.

PACERE T. F., 1983, La Poésie des Griots, Silex, Paris.