Biennale de la Langue Française

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Langues de contact et langue de société

Joseph Yvon Thériault
Sociologue/CIRCEM
Université d’Ottawa

« Les langues se chassent » affirmait le politico-linguiste suisso-canadien Jean Laponce 1. Il faisait évidemment référence à la territorialisation des langues qui s’est réalisée, en Occident, dans la foulée de la construction des États-nations modernes. Un peu partout une langue nationale s’est imposée, laminant sur son passage les patois et les parlers vernaculaires, chassant hors de son territoire les autres langues. Même dans la situation où un pluralisme linguistique s’est maintenu, une territorialisation linguistique interne s’est opérée. C’est le cas notamment des situations linguistiques en Suisse et en Belgique, États plurilingues  qui reconnaissent cette territorialisation dans leur politique linguiste, c’est le cas aussi au Canada où, malgré une politique de bilinguisme pan-canadien, l’on assiste, depuis une quarantaine d’années à une territorialisation des langues officielles : le Québec de plus en plus français, le reste du Canada de plus en plus anglais.

L’idée que « les langues se chassent » peut paraître aller à l’encontre du thème même de cette assemblée qui met l’accent sur les langues partenaires et leur heureuse, sinon nécessaire, co-existence. Elle peut sembler incongrue par ailleurs en regard de l’immense brassage des langues que les migrations internationales activent et que les hérauts de la mondialisation nous annoncent. Une telle affirmation, enfin, interpelle le projet même de la Francophonie, où de toute évidence, à l’exception de la France (j’y reviendrai), la langue française est nécessairement appelée à se déployer en partenariat avec d’autres langues.

Les deux affirmations, en fait, sont vraies, les langues se chassent comme elles s’alimentent mutuellement. Les socio-linguistes, qui s’intéressent au bilinguisme individuel, ont forgé les concepts de « bilinguisme additif » et de « bilinguisme soustractif » pour exprimer ces phénomènes 2. Dans un premier cas, lorsqu’une langue première est bien acquise, qu’elle jouit d’un prestige social fort, l’apprentissage d’une deuxième langue, et même d’une troisième, s’acquiert plus facilement et a même des effets positifs sur la maîtrise de la langue première. Ici les langues s’additionnent, elles ne se chassent pas. Au contraire, affirment-ils, lorsque la langue première est mal assurée en raison d’un contexte linguistique minoritaire et/ou en raison du faible prestige social de cette langue, l’apprentissage prématurée d’une langue seconde s’acquiert plus difficilement et a des effets soustractifs sur la langue. Ici les langues se chassent, leur contact provoque difficilement une heureuse synergie.

Il en est ainsi d’une certaine façon du contact des langues dans le monde actuellement. Parfois il a un effet additif, parfois soustractif. C’est pourquoi, pour certains, la mondialisation appelle nécessairement une certaine homogénéisation linguistique, une lingua franca qui relèguera l’ensemble des autres langues a être des langues vernaculaires ou, dans le meilleurs des cas, des langues nationales. Pour les tenants d’une telle position, il va de soi que cette lingua franca sera l’anglais, langue qui se serait déjà imposée, comme la langue des voyages et des échanges internationaux, comme langue de la science et de la technique. Ce serait nostalgie pérenne que de vouloir imposer à l’échelle mondiale, et même à l’échelle de regroupements régionaux comme l’Europe, une autre langue. L’anglais chasse ici les autres langues en s’imposant « naturellement ».

Tout n’est pourtant pas joué. On exagère largement la généralisation de l’anglais à l’échelle planétaire. Dans le Choc des civilisations, Samuel Huntington rappelait que l’anglais est parlé par moins de 8% de la population mondiale, proportion qui décline au cours des quarante dernières années. Il ne faut pas creuser très loin dans l’univers mondialisé pour réaliser, qu’en dehors d’une mince élite, les langues dites universelles sont encore largement méconnues. Au cœur même de l’Amérique états-unienne, l’espagnol a fait une percée significative au cours de la même période. Cela confirme une tendance selon laquelle les nouvelles populations migrantes conservent plus longtemps qu’auparavant, l’usage de leur langue d’origine, ce qui n’empêche pas qu’elles parlent aussi la langue nationale de leur nouvelle société. Face à la généralisation d’un pidgin anglo-américain, comme langue de contact universel, certains voient même une chance pour la survie des langues minoritaires, moins soumises qu’auparavant à l’hégémonie de la langue nationale (c’est notamment le cas de plusieurs défenseurs des langues minoritaires européennes). Dans tous ces cas la mondialisation alimenterait mutuellement les langues, elle ne les chasse pas.

Que conclure de ces constats divergents ? Premièrement, que tout n’est pas joué et que la dynamique des langues est appelée à un bel avenir. Ceux qui disent le contraire adoptent une position idéologique en faveur de l’hégémonie de l’anglo-américain. Deuxièment, que la dynamique des langues est extrêmement complexe, la manière dont elles entrent en contact, pour se féconder mutuellement ou encore pour se chasser, varie largement en fonction des contextes socio-politiques ou cela se produit.

C’est cette complexité que j’aimerais aborder maintenant en regard de la Francophonie. On comprendra que dans l’espace francophone on retrouve tantôt des contextes où la langue française est vivifiée par le contact avec des langues partenaires, tantôt des contextes où les partenariats ont comme tendance à chasser le français. Je me référerais surtout à deux types de situation que l’on retrouve en Francophonie et qui m’apparaissent révéler de dynamiques opposées. Je veux parler ici du français en contexte de « langue de société » et du français en contexte de « langue de contact ». Je définis rapidement de manière idéal typique ces deux types avant d’en dégager certaines conclusions en regard de la Francophonie.

Langue de société d’abord. Le sociologue québécois Fernand Dumont insistait souvent sur la distinction entre culture première et culture seconde 3. Si la culture première émane des contacts quotidiens que j’entretiens avec mon environnement, si elle est le produit pour ainsi dire brute de la socialisation, la culture seconde relève d’une médiation lettrée, elle est acquise ou elle m’est transmise par les fréquentations que j’entretiens avec l’école, les livres, les journaux, les produits de la civilisation, etc. S’il y a nécessairement rapport entre culture première et culture seconde, ou du moins si tout individu au risque de la folie doit établir une articulation entre les deux, elles ne doivent pas être confondues. Je suis de ceux par exemple qui se réclament d’une culture première nord-américanie…, ma culture seconde est française.

J’aimerais faire une distinction similaire au sujet de la langue. Une langue de société n’est pas nécessairement une langue première mais bien une langue qui, pour des raisons historiques, s’est imposée ou a été imposée comme langue publique, c’est-à-dire comme langue à partir de laquelle un groupement humain se constitue en société à travers une historiographie, une littérature, des délibérations publiques, etc. Il s’agit à première vue d’une référence seconde, le français peut être ma langue de société, même si elle n’est pas ma langue première, c’est le cas des groupes issus d’une immigration récente dans les pays ou territoires où la langue française est prédominante, c’est le cas aussi des locuteurs des multiples langues nationales dans les pays du Sud qui ont adopté le français comme langue de société. Ce fut historiquement le cas pendant longtemps en France où le Français comme langue de société a vécu en partenariat avec des langues « minoritaires nationales » (j’emploie cette expression bien sur avec des guillemets dans un pays où le caractère un et indivisible de la République est au fondement de la nation), avec des langues régionales, des patois, etc.

Toutefois, et l’exemple français est exemplaire, une langue de société ne cohabite pas facilement avec une ou d’autres langues. C’est ici que prend tout son sens l’expression « les langues se chassent ». Elles se chassent en raison même des principes qui font naître le besoin d’une langue de société. Rappelons rapidement quelques raisons pourquoi dans la modernité l’imposition d’une langue de société, et pas de plusieurs, s’est réalisée. Besoin d’homogénéité linguistique sur un territoire pour assurer le passage d’une économie artisanale ou communautaire à une économie  industrielle ; besoin d’homogénéité linguistique pour assurer le fonctionnement d’une société à démocratie délibérative – la démocratie exige un minimum d’intercompréhension entre les citoyens (cela est difficile à deux langues – les Canadiens et les Québécois le savent –, difficilement pensable à quinze…, les Européens l’apprendront rapidement) ; besoin d’homogénéité linguistique enfin pour assurer la cohésion culturelle de ce nouvel espace économique et politique (encore ici la solidarité démocratique a besoin pour s’alimenter d’un substrat culturel, ce que lui a procuré historiquement l’homogénéité linguistique).

Une langue de contact au contraire d’une langue de société se veut une langue purement utilitaire. Elle est un outil d’intercompréhension entre des groupes qui présumément ne parlent pas la même langue. C’est en pensant ainsi la présence de l’anglais en France que Claude Allègre pouvait déclarer dès 1997 que « l’anglais n’était pas une langue étrangère en France »; ou plus récemment dans le Figaro : « l’anglais est une commodité, au même titre que l’ordinateur de bureau ou internet » 4. La langue comme commodité ne serait pas une langue de société, encore moins une langue de culture. Elle est un instrument qui tend même à s’abstraire du contexte socio-politique qui l’a initialement produite. À ce titre, l’anglais mondialisé ne serait pas l’anglais culturel anglo-américain mais une « novalangue », un pidgin à l’usage de la planète. Malgré le caractère exagéré de cette affirmation, sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir, il a quelque chose de vrai dans celle-ci. Moins une langue est une langue de culture première ou de société, plus elle tend à l’abstraction. C’est ainsi par exemple que des analystes de l’utilisation des langues au Parlement européen, où toutes les langues sont devenues en quelque sorte des langues de contact, ont noté une tendance à l’utilisation d’un discours technique, instrumental, abstrait, dans le sens de dégager d’une référence culturelle précise 5. C’est le prix à payer pour rendre compréhensible à un député finlandais la crise viticole portugaise. Le projet d’un espéranto mondial est l’idéal type d’une langue de contact universelle, langue de société de personne, mais langue d’intercompréhension de tous.

Mais, on n’en est pas là et, fort probablement, pour des bonnes raisons. Les langues acceptent difficilement à être réduites à une commodité, elles renferment des imaginaires qui sont ceux des peuples et des sociétés qui les nourrissent quotidiennement. Le latin s’est effacé faute d’être une langue de société, l’espéranto ne s’affirme pas pour la même raison. Au contraire, la langue anglaise s’impose non uniquement parce qu’elle est devenue une commodité mais aussi parce qu’elle est la langue de la politique, de l’économique et de la culture de la société la plus puissante de la planète. Plus fondamentalement, s’il y a résistance à une homogénéisation linguistique planétaire, c’est que les sociétés et non la planète demeurent les lieux de réalisation effective du social, je veux dire par cela les lieux où un groupement humain conserve une puissance réelle de « faire société », de faire œuvre de civilisation. L’homogénéisation linguistique de la planète pourrait signifier l’instrumentalisation définitive du monde et cela, non en raison d’une quelconque essence présente dans la langue qui opérerait cette homogénéisation, en l’occurrence ici l’anglais, mais en raison du fait qu’elle serait le signe que l’humanité plurielle aurait abdiqué devant la tâche de faire société.

Je reviens à la Francophonie et à la langue française. La Francophonie n’est pas un projet de société et ne saurait être un projet de société. Ce serait nier la pluralité des expériences sociétales en son sein. Ce serait vouloir faire du français une langue qui chasse les autres langues. Je ne crois pas non plus que la Francophonie transporte une forme d’humanisme que ne pourraient contenir les autres grands groupes linguistiques de la planète, notamment l’anglais. La francophonie doit rester quelque part une proposition de mise en contact de peuples et de sociétés diverses qui pour des raisons différenciées partagent le français en héritage. Je ne veux pas dire que la langue française doit être dans la Francophonie une commodité, comme l’anglais pour certains le serait devenu dans le monde actuel. J’ai déjà rappelé que cela n’était pas vrai pour l’anglais, qu’elle était aussi une langue de société qui imprime un ton à la mondialisation et qui privilégie dans l’espace mondial les locuteurs qui ont cette langue comme langue de société. Le maintien du français comme langue de contact international imprime lui aussi un ton à la mondialisation, un ton qui tire son origine de la pluralité des sociétés qui le partagent. C’est le postulat de la diversité qui exige le maintien de plusieurs langues de contact dans le monde. La légitimité de son projet (la Francophonie) tient au respect de cette diversité tant à l’échelle du monde –  dans la co-existence de grands groupes linguistes, qu’à l’intérieur des sociétés qui composent la Francophonie –  dans l’articulation avec des langues partenaires.

Mais comme je l’ai souligné, le maintien d’une langue de contact à prétention mondiale n’a de chance de survivre que si cette langue de contact est continuellement alimentée parce qu’elle est aussi quelque par langue de société. À cet égard, l’avenir de la Francophonie ne se joue pas, comme on le dit souvent en Afrique, au Québec, ou encore dans sa capacité de rayonnement comme langue de contact dans les sociétés qui ont une autre langue de société que le français. C’est la place du français dans la communauté européenne qui est actuellement le point nodal du maintien du français comme langue de contact international. Si les milieux politiques et intellectuels français se conforment à la tendance de faire de l’anglais la langue naturelle de l’Europe, la Francophonie s’éteindra nécessairement. Certes, advenant la réalisation d’une telle proposition le français comme langue de société ne disparaîtra pas de sitôt en France. Mais la France est la seule société de la Francophonie où le français s’affirme comme langue hégémonique incontestée.

Le fait qu’en France le français deviendrait langue de société uniquement et l’anglais langue de contact aurait un effet dévastateur sur le reste de la Francophonie. Quel intérêt, en effet, auraient les individus qui n’ont pas le français comme langue de société d’apprendre une langue que même les Français n’utilisent plus comme langue internationale ? Dans les pays africains, où le français comme langue de société est en partenariat avec des langues nationales, la tentation serait forte de se défaire d’une langue de contact devenue inutile hors de chez-soi. Même au Québec et au Canada-français où le français comme langue de société demeure une anomalie dans un espace anglo-américain, l’adoption de l’anglais comme la seule langue de contact international signifierait la généralisation d’un bilinguisme intégral et la fin du projet de faire société en français en Amérique.

Nulle part, à l’exception de la France, la Francophonie n’est dans une bulle, à la manière du suédois ou du bulgare, où l’adoption d’une langue de contact autre que la langue française, peut s’accompagner du maintien du français comme langue de société. C’est pourquoi l’avenir du français comme langue de contact et comme langue de société se joue à Bruxelles.


Notes

1. Jean Laponce, « Le comportement spatial des groupes linguistiques », International Political Science Review, vol. 1, n° 4, 1980, p. 480. [RETOUR]

2. On retrouvera un résumé de l’application de ces études en milieu minoritaire francophone au Canada dans Rodrigue Landry et Réal Allard « L’éducation dans la francophonie minoritaire », p. 403-433, Francophonies minoritaires au Canada : l’état des lieux (sous la dir. de Joseph Yvon Thériault), Moncton, Éditions d’Acadie, 1999. [RETOUR]

3. Voir notamment, Fernand Dumont, Le lieu de l’Homme, Bibliographie québécoise, Montréal, 1994. [RETOUR]

4. Cité dans « La Francophonie et les enjeux culturels de la mondialisation », Soirée-Débat du 22 mars avec Bernard Caassen, Cercle Gramsci : www.globenet.org/cgramsci/archives/cassen2.htm, p. 3. [RETOUR]

5. Voir à ce sujet Paul Thibaud, « L’Europe par les nations », p. 11-126, dans Discussion sur l’Europe (sous la dir. de J.-M. Ferry et P. Thibaud), Paris, Calmann-Levy, 1992. [RETOUR]

 


Accréditation OING Francophonie

Sommaire des Actes de la XXe Biennale

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Vœux de la XXe Biennale

Langue française et langues partenaires

1. Le concept, les objectifs et les réalisations synthèse rédigée par Roland Eluerd

Marius Dakpogan

Roland Delronche

Atibakwa-Baboya Edema

Chérif Mbodj

Christian Pelletier

Louis-Jean Rousseau

Joseph Yvon Thériault


2. L'exemple canadien

synthèse rédigée par Alain Traissac

Denis Monière

Norman Moyer


3. Questions de traduction synthèse rédigée par Line Sommant

Claire-Anne Magnès

Mariana Perisanu


L'œuvre de Samuel de Champlain

Synthèse rédigée par Liliane Soussan

Pierre Murith

Marie-Rose Simoni-Aurembou


Présence de Senghor

Introduction

Amadou Lamine Sall

Moustapha Tambadou



A la Une

« La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93