Biennale de la Langue Française

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Hommage à Leopold Sedar Senghor

Amadou Lamine Sall
Poète
Président de la Maison africaine de la poésie internationale (MAPI)
Lauréat des Grands Prix de l’Académie Française

« On retiendra du millénaire précédent l’échec radical de systèmes philosophiques et politiques qui ont nié la primauté de l’esprit.

Portés par des appareils de puissance inégalée dans l’histoire, artisans orgueilleux d’exploits scientifiques et spatiaux d’une exceptionnelle vigueur, maîtres de doctrines sociales et économiques conquérantes, ces systèmes-là ont interné les poètes, tenu la main et l’esprit des peintres, arrêté le cadastre des dramaturges et les scénarios des cinéastes. Ils ont figé les consciences dans la logique bureaucratique et idéologique. Ils ont cherché à dissoudre les filiations spirituelles (….).

Ces systèmes-là sont aujourd’hui en ruine.

Tant de puissances et tant de promesses n’ont pu résister à l’affirmation par quelques uns, puis par le plus grand nombre, de la primauté de l’esprit (….) »

Et Léopold Sédar Senghor est justement parmi l’une des plus magiques, des plus audacieuses figures de cette primauté de l’esprit.

Parler de Senghor c’est avoir toujours un tête à tête impossible avec un homme multidimensionnel : il y a Léopold, il y a Sédar, il y a Senghor. Au professeur se sont ajoutés le poète puis l’homme d’État et l’académicien. Il y a encore le philosophe et le théoricien de la négritude. Il y a l’humaniste. Et ce n’est pas encore fini car il y a le prisonnier de guerre et l’ancien combattant, le critique d’art, le critique littéraire, le rédacteur parmi les rédacteurs de la Constitution française.

Pour moi, il est difficile de parler normalement de Léopold Sédar Senghor. C’est qu’en effet, les générations futures, dans les siècles à venir, auront du mal à croire qu’un tel homme ait existé tant l’homme dont vous me demandez de vous parler est immense, tellement la puissance de sa pensée  est  immense, tellement son action irradie, tellement son œuvre poétique est haute, belle et universelle. Parler de Senghor, je l’ai déjà dit et écrit sera toujours et à chaque fois une sorte de halte fraîche dans la longue marche de la célébration de la vie, de la pensée et de l’action d’un des plus grands poètes de ce siècle. Senghor c’est la pérennité d’une pensée et d’une action qui ne touche à aucune frontière achevée de la vie et de la mort. Pour avoir eu le bonheur et le privilège d’avoir vécu, ri, pleuré et dormi à ses côtés, j’ai vite grandi troquant la vanité de mon âge à la modestie du propos et à l’élévation de la réflexion. À côté de lui, j’ai fini par adopter comme devise et leçon de vie les leçons du grand poète Khalil Gibran : « c’est quand vous aurez atteint le sommet de la montagne que vous commencez enfin à monter. »

Senghor c’est le manguier qui fleurit en pommier pour dire l’universalité de l’homme. Mais le manguier demeure toujours la mémoire de la pomme pour dire l’enracinement de l’homme à sa terre, à sa chère mais belle et souffrante Afrique. Sédar c’est finalement le Noir de toutes les couleurs, fidèle à sa culture, réceptif à celle des autres. Sa plaidoirie sur le métissage culturel est rentrée dans les livres d’histoire. Je n’y insisterai pas. Il y a une phrase que je n’oublierais jamais de lui un jour en Grèce, lors d’une promenade : « Quand deux peuples se rencontrent, me dit-il, ils se combattent souvent, ils se métissent toujours. »

De son enfance à Djilor et Joal et tout le long de son parcours magique de professeur, de poète de chef d’État et d’académicien, Sédar, miracle après miracle, est devenu l’apôtre de paix et de sagesse dont l’Afrique est si fière aujourd’hui.

Avec sa mort, commence sa vie. Nous n’entrons pas dans le passé de Senghor. Nous abordons l’avenir de l’homme et de celle de la présence de son œuvre. L’actualité de Senghor ne fait que débuter ! Il est difficile de ne pas aimer Senghor. Il est plus difficile encore de ne pas le respecter. « Je n’ai pas tout réussi disait-il. Il n’y a que Dieu pour le faire. »

« Si Dieu veut punir un peuple, il confie son destin à un poète » avait-on dit dans une citation restée célèbre. Le Sénégal n’aura pas été puni pour avoir porté au pouvoir Léopold Sédar Senghor. L’homme a installé les battements de notre cœur dans le cœur des peuples des autres continents du monde. Il a bâti une nation moderne présente, exigeante et forte.

Bien souvent, sinon toujours, les artistes et les créateurs ne sont pas inscrits dans la même temporalité que les politiciens. Senghor les a réconciliés. Par la grâce de son nom, il arrive que quand nous traversons nos frontières, nous sommes encore chez nous. Senghor fut un passeur de frontières à un moment de l’histoire du monde ou rien n’a été facile pour l’homme noir, pour l’africain. Pour autant qu’il soit possible de faire admettre qu’il ait puni le Sénégal, ce n’est que parce qu’il l’a trop aimé, trop rêvé. Senghor fut le guide miraculeux d’une nation à qui il apprit ses premiers pas. Parmi les marques qu’il a laissées, deux ressortent avec force et tranquillité : culture et autorité. Sans doute, avait-il retenu que « le pouvoir politique est fragile sous le pouvoir culturel ». Il a fini, comme vous le savez, par préférer le pouvoir culturel au pouvoir politique ! Les charges presque inhumaines de chef d’État ont été bien des fois fort pesantes surtout pour un homme, poète à même la racine. C’est Senghor lui-même qui nous fait comprendre par une révélation terrible ce qu’il endurait : « Chaque matin quand je me réveille, j’ai envie de me suicider et quand j’ouvre ma fenêtre, que je vois Gorée, je reprends goût à la vie. »

Pathé Diagne, écrivain et anthropologue sénégalais dit que « la disparition de Senghor a trahi dans l’inconscience collectif au sein des classes politiques un sentiment d’échec et d’impuissance ».

C’est le poète, finalement, qui bien souvent a sauvé l’homme d’État. La poésie a en effet joué un rôle décisif, je dirais même moteur dans la vie de Sédar. La poésie fut sa respiration. Elle a été pour Senghor ce par quoi tout commence et ce par quoi tout finit. C’est la poésie qui a enraciné Senghor dans ce qu’il appelle « sa civilisation nord soudanienne » qui n’est rien d’autre dans son exaltation poétique que son cher royaume d’enfance en pays sérère.

Parler de la poésie de Senghor suffit à résumer la vie de tout l’homme, car c’est par et dans la poésie qu’il s’est le mieux révélé au monde et qu’il a bâti son prestige et sa renommée internationale. Parce que la poésie est un besoin de présence et de lumière. Parce que la poésie chez Senghor est un art achevé qui dit la patrie, le continent aimé, la femme chérie. Parce que la poésie chez Senghor est un art de vivre, de concevoir et de recevoir le monde. Senghor le confessait lui-même : « S’il devait rester quelque chose de moi, que ce soit mon œuvre poétique seule. » La poésie de Senghor archive désormais le beau pour toutes les mémoires du monde.

Ce qui rend la terre habitable, voyez-vous, n’est point dans les guerres et la mort, mais dans les promesses de l’amour, les chants de la liberté, le partage et la solidarité. C’est cela qui bâtit. C’est cela qui rassemble. C’est cela qui donne à vivre. Et c’est justement tout cela que répercute et que véhicule l’œuvre poétique de Léopold Sédar Senghor. C’est pour cette raison que son œuvre et lui-même sont rentrés dans le patrimoine universel de l’humanité. C’est pour cela que Senghor doit être lu. Il doit être lu car son œuvre est une œuvre qui apaise le monde. C’est une œuvre de symbiose et de synthèse. C’est une œuvre qui réconcilie et non qui divise. Le Rwanda n’est pas toute l’Afrique autant que la Bosnie n’est pas toute l’Europe ! L’œuvre poétique de Senghor est une œuvre de concorde, une œuvre d’abondance et d’harmonie. C’est pour cela qu’elle doit être lue pour apporter une réponse aux folies de notre temps.

S’il a défendu avec le génie et l’audace que l’on sait le concept de « Négritude » – le mot est de Césaire, mais c’est Senghor qui fera sa fortune – s’il a donc défendu la négritude qui lui a valu le hurlement des loups devenus plus tard Chant de rossignols, c’est qu’il avait mesuré avec souffrance et fierté le chemin qui restait encore à parcourir pour l’homme noir. Vous vous rappelez la boutade du Général De Gaulle : « Avec votre négritude vous finirez par rentrer à l’Académie Française, mon cher Senghor. »  On connaît la suite.

Il est des étapes dans la vie des peuples et des civilisations dont on ne saurait faire l’économie. Vous connaissez la célèbre remontrance de l’Europe aux lendemains des indépendances africaines : « Ce sont des techniciens qu’il leur faut, ils forment des poètes. » Ce que la vieille Europe oubliait c’est que les poètes étaient des créateurs de valeurs et que l’Afrique avait besoin aux lendemains de ses indépendances d’affirmer ses cultures et ses identités. La Négritude servait à asseoir notre propre personnalité. Elle est plus actuelle encore aujourd’hui dans l’ère de la mondialisation. Le nouveau siècle sera celui du « défi des identités ». Nous aurons besoin de rester nous-mêmes, fidèles à nos propres cultures, pour apporter quelque chose au monde. Le modèle de l’uniformisation des valeurs est un danger pour les civilisations. Si le sénégalais ne reste pas sénégalais, si le Japonais ne reste pas Japonais, si le français ne reste pas français, que pourrait-on échanger alors ? Senghor a toujours lutté pour que nos cultures ne se coagulent dans une culture mondialisante.

Voilà une des grandes leçons de Senghor.

Par ailleurs, Léopold Sédar Senghor a servi avec génie et éclat la francophonie et sa langue en partage ! Non seulement l’homme a été l’un des pères fondateurs de ce concept et de cet espace, mais il restera celui qui a le plus illustré de manière singulière la défense de la langue française. L’Académie française aura récompensé son génie. Il arrive toutefois que les récompenses et les prix n’ajoutent plus rien au mérite et au génie déjà unanimement reconnus.

Voilà l’homme. Voilà Senghor. Voilà celui qui n’aura pas pour son peuple, son continent et le monde planté les arbres de l’espoir par leurs branches ! Voilà celui qui, dans nos cœurs à tous, aura le plus beau séjour, la plus noble des reconnaissances et la plus sûre des fidélités. Senghor a fait du sénégalais un homme qui s’aime et qui se veut cultivé, ouvert et respectueux des autres. Si un petit pays comme le Sénégal est devenu si grand, c’est que des hommes comme Senghor l’ont installé dans l’esprit et le cœur du monde, comme l’ont aussi fait dans le domaine spirituel nos grands et légendaires guides religieux dont les prières comme des murailles infranchissables protègeront longtemps ce beau peuple sénégalais. Senghor a été un homme de transcendance et de dépassement. Le Sénégal lui devait une vraie tombe.

Dans sa vieillesse, loin de nous et si près de nous, nos prières l’ont accompagné, notre affection ne lui a jamais manqué. L’histoire aujourd’hui semble retenir très peu les noms et les batailles, les lois et les décrets. Les temps ont changé. Les hommes comme les mythes sont de plus en plus désacralisés, les héros souvent vite oubliés. Avec Senghor, j’ai compris et senti qu’il ne restait que l’humilité et les filiations spirituelles en marche vers la mort. Il y a comme un nouveau temps de l’histoire. Ce que Senghor nous apprend par ailleurs, c’est que ce n’est pas vrai que les réponses auxquelles nous avons à faire face ne se posent qu’en termes économiques et techniques. Autre chose  doit   guider  nos   actes, quelque  chose d’autre doit aussi commander notre terre, quelque chose qui participe de l’amour et du  divin, bref de la poésie. C’est de cette symbiose que Senghor a tiré la puissance de sa pensée, la magie de son aura.

Aujourd’hui que Sédar s’endort, la vraie question est non comment l’égaler mais comment être digne de lui et de son héritage. Avec sa mort, beaucoup ont appris chez nous à re-bobiner leur cœur. Dans l’hommage qu’il lui a rendu, mon ami Jean Louis Roy, poète et écrivain, Secrétaire général honoraire de la Francophonie, dit de la pensée de Senghor qu’elle a été « globale avant la globalisation ». Il ajoute que « là où d’autres voient des positionnements irréductibles des civilisations, Senghor distingue des fécondations réciproques ».

Je vais conclure.

Je l’ai déjà dit, il m’est difficile de parler normalement de Senghor. Si l’homme de lettres, le poète et le penseur, a fait l’unanimité, l’homme d’Etat et le politique l’a été moins. Senghor avec Hölderlin nous dira finalement : « Je ne suis pas un homme. Je suis un poète. » Et c’est bien le poète qui survivra à toutes ses majuscules qu’il a portées avec tant de génie et d’humilité.

Ce qui me manque toujours dans la compagnie des hommes politiques, c’est ce qui me touche dans la compagnie des enfants : cette présence vraie, cette manière pure et désintéressée d’être au monde. Chez Senghor, j’avais la compagnie de l’enfant dans l’homme politique parce qu’il gardait encore le don de l’émerveillement. Ce qui était un miracle. Mais lui-même et son parcours politique et littéraire, n’étaient-ce pas déjà un miracle dans une Afrique cernée par tous les appétits coloniaux, la pauvreté, les maladies, l’analphabétisme ?

Que ce « Seigneur du siècle », cette immense stature historique et humaniste, reçoive ici l’hommage respectueux et reconnaissant dû à un apôtre de l’esprit et du cœur.

Merci d’avoir accueilli Senghor à la Rochelle, à Brouage, à l’occasion de votre belle Biennale à côté de Champlain, un autre bâtisseur d’âme, un passeur de civilisation et d’humanisme.

Soyez toutes et tous  honorés vous qui avez ici honoré Senghor.

Que vive la Biennale de la langue française.

 


Accréditation OING Francophonie

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Vœux de la XXe Biennale

Langue française et langues partenaires

1. Le concept, les objectifs et les réalisations synthèse rédigée par Roland Eluerd

Marius Dakpogan

Roland Delronche

Atibakwa-Baboya Edema

Chérif Mbodj

Christian Pelletier

Louis-Jean Rousseau

Joseph Yvon Thériault


2. L'exemple canadien

synthèse rédigée par Alain Traissac

Denis Monière

Norman Moyer


3. Questions de traduction synthèse rédigée par Line Sommant

Claire-Anne Magnès

Mariana Perisanu


L'œuvre de Samuel de Champlain

Synthèse rédigée par Liliane Soussan

Pierre Murith

Marie-Rose Simoni-Aurembou


Présence de Senghor

Introduction

Amadou Lamine Sall

Moustapha Tambadou



A la Une

« La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93