Biennale de la Langue Française

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En quelle langue a écrit Samuel de Champlain.

Marie-Rose Simoni-Aurembou
CNRS Paris

On ne s'est guère intéressé jusqu'ici à la langue de Samuel de Champlain sinon pour y rechercher des américanismes (Arveiller 1963 et Faribault 1993 et 1995 notamment), mais aucune étude ne lui a été spécialement consacrée 1.

La raison en est certainement qu'il a écrit en français et qui plus est dans une langue dont Mme Anne Sancier-Château a récemment souligné la « clarté » 2. On a plus étudié le fond que la forme.

Une précédente recherche sur ses dialectalismes 3 ne m'avait pas permis d'en repérer plus d'une dizaine. On pouvait espérer pourtant que Samuel de Champlain, « de Brouage », « Xaintongeois », avait employé des dialectalismes. Il passa son enfance et ses années de formation en Saintonge où, encore aujourd'hui, les parlers régionaux sont d'une grande richesse. Ils l'étaient bien plus à la fin du XVIe siècle, et même si l'on parlait français dans le milieu où il vivait, on imagine difficilement qu'il ait ignoré le « patois » dont usait quotidiennement la majorité des habitants.

Samuel de Champlain, né à la fin du XVIe siècle dans une ville de province, parlait et écrivait le français, qu'il avait appris dans sa famille et à l'école, comme le rappelle M. Jean Glénisson : « L'expérience personnelle que le jeune Champlain pouvait acquérir dans sa ville et dans sa famille, est évidemment accompagnée d'une sérieuse formation scolaire - lecture, écriture, mathématiques - qui lui permettra plus tard de conter ses voyages et, navigateur expérimenté, de composer, en technicien, un Traité de la marine » (Glénisson 1994, p. 31b).

Il a toujours écrit dans l'urgence, n'importe où, et le plus souvent dans le plus grand inconfort. Il n'a sûrement pas eu le temps de faire beaucoup de retouches, et ses remarques s'apparentent même parfois à des notes de terrain d'ethnologue. On peut estimer - avec toute la prudence requise - que sa langue est spontanée et naturelle.

J'en ai fait une lecture « différentielle » plus large que dans la recherche des termes régionaux, dans une approche essentiellement lexicale. Le lexique, selon l'heureuse formule de Jean-Paul Chauveau 4, est un « identificateur géographique » et permet de déterminer l'origine régionale du locuteur. Mais aussi, de manière plus générale, les « mots » nomment les « choses ». Or Champlain a découvert un pays nouveau, et il lui a fallu le décrire pour son souverain. Quels termes sont venus sous sa plume ? C'est dans cette perspective que j'ai regardé sa langue.

J'ai utilisé les textes suivants :

  • Des Sauvages, ou Voyage de Samuel Champlain, de Brouage, fait en la France nouvelle, l'an mil six cens trois, Paris, Claude de Monstr'œil, s.d., avec privilège de 1603 - édition princeps [BnF : Rés-Lk12-719 ; microfilm M-9956].
  • Les Voyages du sieur de Champlain, Xaintongeois, capitaine ordinaire pour le Roy, en la marine, Paris, Jean Berjon, 1613 - édition princeps [Rés-Lk12-720 ; microfilm M 17170].
  • Au Roy, mémoire de 25 pages, aimablement communiqué par M. Jean Glénisson et daté par lui de 1630 [BnF : Département des manuscrits, fr 9097, fol. 3]. Publié en 1886 par Gabriel Tross, Mémoire requête de Champlain pour la continuation du paiement de sa pension.

I - Quelques caractéristiques du lexique français

* Intérêt pour les mots nouveaux

  • Scurbut
  • « une certaine maladie de nos gens appelée mal de la terre, autrement scurbut, à ce que j'ai ouy dire depuis à des hommes doctes » (1613, ch. VI, p. 53).
    Champlain connaît le terme employé par ses compagnons mais il juge utile de montrer qu'il connaît le mot savant (Arveiller p. 453-459 et 456, 458).

* Formes anciennes

  • descouverte / descouverture.
  • Les deux formes sont en alternance libre :
    « De la descouverte de plus de quatre cens cinquante lieuës dans le pays des Sauvages » (titre de l'éd. de 1603).
    « Journal très-fidèle des observations faites es descouvertures de la Nouvelle France » (titre de l'éd. de 1613).
    Ac. 1694 et 1718 : descouverte.
    Richelet 1680 : « Descouverture (s.f.) ce mot est hors d'usage, en sa place on dit découverte ».

  • Partement = départ
  • « Partement de l'isle perçee »

  • Peuplade = peuplement
  • Seul Furetière mentionne ce sens

    Dans le vocabulaire concret, on remarque le même goût pour la forme la plus ancienne.

  • Boulle / bouleau
  • La forme suffixée bouleau est plus récente (1ère att. 1516) que l'afr. boulle (1215) et Champlain préfère boulle.

  • Haim
  • Champlain préfère la forme non suffixée haim à la forme suffixée hameçon. Ces deux formes sont anciennes mais si haim, aujourd'hui dialectal, ne l'était pas au XVIIe siècle, il devait être vieillissant (Ac. 1694 n'a que hameçon).

* Vocabulaire maritime

  • Ranger (v. tr.) = longer la côte.
  • De l'Ac. 1694 au grand Robert, le terme a toujours appartenu à la marine.

  • Variser (v. intr.) = louvoyer.
  • Terme français rare. La première attestation selon le FEW est 1612 (14, 175a, sous VARARE). Champlain 1603 est donc la première attestation.

    Mots d'origine française qui sont restés au Canada :

  • Basse (s.f.) = « fond rocheux peu profond que l'eau ne découvre pas à marée basse » (Beaulieu / Ouellet 1993, p. 241)
  • Première attestation dans Champlain 1603.

  • Batteures (s.f.) = « partie du rivage asséchant à marée basse » (Beaulieu / Ouellet 1993, p. 241).
  • Dérivés batturier et batturière.
    Première attestation 1529 (TLF).

  • Cappot (n.m.) = manteau.
  • Furetière signale « espèce d'habit avec un capuchon que les gens de mer mettent par-dessus leur habit ordinaire pour se garantir contre le mauvais temps ».

* Français général vs dialecte saintongeais

Voici quelques exemples de cas où Champlain emploie un terme français et non le terme local, qui existait à l'époque et est toujours vivant, dont nous ne savons pas si Champlain les connaissait, mais dont on sait qu'ils étaient très connus (ils apparaissent dans le Rolea, « recueil de textes anonymes en poitevin du XVIIe siècle », rééd. 2002, Geste Editions).

Un cas de morphologie : pronoms et adjectifs démonstratifs

  • Iceluy < ECCU ILLU et non iqueu < ECCE HOC.
  • Blé d'Inde (s.m.) = maïs.
  • Les termes encore en usage aujourd'hui (Atlas linguistique de l'Ouest, carte 49) sont garouil au nord de Brouage, et blé d'Espagne (byéspagne) au sud, donc à Brouage.
    Blé d'Inde était « un mot des Antilles » (Arveiller 1963, p. 311). L'attestation de Champlain semble être la première.

  • Maillot (s.m.)
  • La forme dialectale peucot < PEDICULUM est connue encore aujourd'hui.

  • Moulle (s.f.)
  • La graphie française moulle est préférée au local moucle - aujourd'hui prononcé (muk'ye) - d'où la mouclade.

*Un dialectalisme

  • Achenal au lieu de chenal (s.m.).
  • Ce régionalisme bien implanté (il figure chez Rézeau 1984, Dictionnaire des régionalismes de l'Ouest) est venu tout naturellement sous la plume du navigateur.

    II - Nommer les réalités nouvelles

    Par sa description, Champlain insiste sur les ressemblances entre la France et la Nouvelle France (voir la synthèse dans le mémoire de 1630 adressé au roi).

    1. La société

    * Extension de sens français

    • (Se) cabaner (v. intr. ou pr.) = loger dans une cabane, un endroit exigu, d'où se mettre en état d'hibernation.
    • « … une petite rivière, où les Sauvages cabannent quelque-fois » (1603, ch. V, p. 14).
      « Ce verbe est attesté depuis le XVIe s. à propos du logement des autochtones d'Amérique du nord. Le verbe pr. N'est attesté qu'au Canada » (Terre-Neuve).

    • Habitant (s.m.) = cultivateur.
    • Sens connu des créoles à base française.

    * Mots amérindiens

    • Matachia (s.m.) = ornement corporel ou broderie.
    • « … parée de matachia, qui sont patenôtres et cordons entrelacés, faits de poils de porc-épic, qu'ils teignent de diverses couleurs » (1603, ch. III).
      Première attestation chez Champlain 1603.

    • Petun (s.m.) = tabac.
    • Pétuner (v. intr.) = fumer.
    • Pétunoir (s.m.) = pipe.
    • « … du petun et des racines qu'ils cultivent » (1603 ; 1613, ch. VIII, p. 83).
      « après avoir bien pétuné, Dieu rompit ledict petunoir en plusieurs pièces » (1603, p. 10) ?
      Mot tupi-guarani, directement entré en français sans passer par le portugais (Arveiller 1963, p. 407-408). Première attestation 1555.

    • Tabagie (s.f.) = festin.
    • « Le 9e jour de juin, les Sauvages commencèrent à se réjouir tous ensemble et faire leur tabagie » (1603, ch. III).
      Mot algonquin tabaguia = festin, banquet.
      Première attestation chez Champlain 1603 (Arveiller 1963, p. 465-466).

    2. La faune

    * Extension de sens français

    • Oiseaux :
      courlieu (s.m.) =courlis
      huart (s.m.) « plongeon arctique »
      margaulx (s.m.) = fous de Bassan
    • Mammifères :
      loup marin (s.m.) = phoque
    • Poissons :
      mollue (s.f.) = morue
      mollue verte (s.f.) = morue salée mais non séchée
      Première attestation : Champlain 1630 ?
    • Coquillages :
      bregau (s.m.) = buccin

    *Mot amérindien

    • caribou (s.m.) = renne.

    3. La flore

    *Mots dialectaux

    • coucombre (s.m.) = concombre
    • pible (s.m.) = peupier

    Conclusion

    La langue de Champlain est représentative de celle des colonisateurs du Nouveau Monde. Comme Hans Josef Niederehe5 l'écrivait dès 1987 : « Au début de la colonisation du Nouveau Monde, les dialectes ne sont donc plus des moyens d'expression ayant les mêmes droits que le «français». Là-dessus le débat est définitivement clos. » (1987, p. 194).

    Les recherches les plus récentes s'attachent maintenant à expliquer pourquoi les voyageurs étaient frappés de la « pureté » de la langue de la Nouvelle France.

    Mais il faut y ajouter le regard que Champlain a jeté sur ces terres nouvelles qu'il a tant aimées. La curiosité généreuse avec laquelle il a abordé la société des Sauvages et leur environnement se reflète dans ses descriptions. Le nombre de premières attestations de termes adaptés à ce nouveau pays et qui sont restés dans la langue en témoigne : extension du sens de mots français et termes amérindiens, alors qu'il ne parlait aucune langue amérindienne et utilisait un truchement. Mais il a contribué à l'intégration de mots étrangers déjà en usage dans les colonies, et ceux qu'il a introduits sont restés.


    Notes


    1. Une recherche sur Internet aimablement faite à la fin de 2002 par Claude Verreault, professeur titulaire à l'Université Laval, a repéré 42 études essentiellement historiques. Une seule relève partiellement de la linguistique : Louise Bernard-Samson, 1976, Etude des toponymes à travers les récits de voyage de Cartier et de Champlain. [RETOUR]


    2. Anne Sancier-Château, « Un état intéressant de la langue au début du XVIIe siècle : le récit de Samuel de Champlain » (communication à paraître dans les Actes du Colloque international organisé par la Biennale de la langue française, L'œuvre de Samuel de Champlain. Approches historiques et linguistiques (Paris, Sorbonne, 7 décembre 2002).[RETOUR]


    3. Communication au Colloque signalé en note 2 : « Approche dialectologique du récit de Samuel de Champlain ».[RETOUR]


    4. Jean-Paul Chauveau, « Le lexique identificateur géographique », Paroles régionales. Normes, variétés linguistiques et contexte social (Jean-françois P. Bonnot dir.), Strasbourg, presses Universitaires, 1995, p. 353-369.[RETOUR]


    5. Lothar Wolf (Université d'Augsbourg) et Hans-Josef Niederehe (Université de Trèves) sont les co-fondateurs des colloques internationaux «Français du Canada - français de France », qui se tiennent tous les trois ans depuis 1985, et dont les Actes sont publiés dans la collection Canadiana Romanica, chez Niemeyer à Tübingen.[RETOUR]

     


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    Synthèse rédigée par Liliane Soussan

    Pierre Murith

    Marie-Rose Simoni-Aurembou


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    Amadou Lamine Sall

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    « La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

    Jacqueline de ROMILLY

    Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

    Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93