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Comment se fait-il qu’une population vive encore en français en Amérique, dans un environnement aussi majoritairement anglophone ?

Norman Moyer
Vice-président, comité de direction de la Biennalede la langue française (antenne canadienne)
et sous-ministre adjoint, Affaires publiques et internationales,
Ministère du Patrimoine canadien

C’est qu’il y a, qu’il y a eu, et qu’il doit y avoir une volonté des francophones du Canada de continuer à vivre dans leur langue et de lutter effectivement pour sa défense et sa conservation. Continuer à vivre dans cette langue ne sera jamais facile, ni naturel et ni rentable commercialement. Il faut donc trouver d’autres raisons. Et jusqu’à maintenant, dans l’histoire du Canada, de l’Amérique, et du Québec, les gens ont trouvé ces raisons. Le pari que le Canada a pris, il y a une quarantaine d’année, c’est qu’on peut, en s’appuyant les uns les autres, avoir une coexistence et un bilinguisme où deux peuples vivent côte à côte, et l’un avec l’autre. La thèse que je voudrais vous présenter aujourd’hui est très simple. L’effort mené par les Québécois est au centre de la survie et de l’existence de la culture francophone en Amérique. Mais les efforts prodigués par tous les Canadiens sont aussi un apport appréciable à la culture francophone. Le succès des francophones de langue maternelle au Canada est bien réel et bien impressionnant, même si les chiffres indiquent qu’il n’y a seulement qu’une minorité de la population anglophone qui apprenne le français, c’est une minorité dynamique, résolument francophile et attachée à ce pari du Canada.

Pour vous faire partager le côté rêveur des Canadiens, permettez-moi de vous ramener quatre cents ans en arrière, ici même à La Rochelle, alors que les gens rêvaient de partir… On parlait de Dugua De Mons et de Champlain qui cherchaient quatre-vingt personnes pour partir en Amérique y établir une colonie. Ils discutaient et jasaient là, à quelques pas, sur les quais que nous avons visités.

Je vous donne en ces quelques mots de Marc L’Escarbot en 1609 un aperçu du défi que cela représentait pour ces gens de ce temps-là. Je cite :

« Ne devront aller au Canada que des gens avides de grandes entreprises, désireux d’obtenir un renom honorable par des actions extraordinairement belles et de difficile exécution. »

Je constate que les quatre-vingts Charentais ont été trouvés, et que l’esprit qui les a guidés pour quitter la France afin d’aller établir une colonie au Canada est celui-là même qui a présidé à la sauvegarde de la culture francophone au Canada depuis quatre cents ans. C’est ce même désir qui doit présider à la continuité de la francophonie en Amérique.

Le Canada a bien changé depuis le temps de Champlain. À l’arrivée de Champlain, le Canada avait déjà une culture diversifiée. Il faut se rappeler des Premières Nations au Canada qui, à l’arrivée des Européens, possédaient au-delà de 50 langues autochtones dont la plupart subsistent encore aujourd’hui quoique beaucoup sont en voie de disparition.

Le premier effet de cette rencontre a peut-être été l’importation de certains mots de la langue française; ainsi l’influence du Canada sur le français se retrouve dans des mots qui sont encore courants aujourd’hui, comme kayak, caribou, ouaouaron, qui sont des mots empruntés à nos peuples autochtones.

Le Canada a continué de se diversifier. Le Canada est devenu comme on l’a entendu, un pays à caractère multiculturel, un pays où l’on estime que cette diversité va se développer et grandir.

Mais, comment vivre avec une telle diversité à l’intérieur de nos frontières ? Et quels sont les facteurs déterminants d’une population qui décide de vivre dans cette diversité ?

Au colloque de l’Année francophone internationale qui s’est tenu en 2003 à Québec, sous la direction de notre collègue de la Biennale, Michel Tétu, le directeur de la direction de la francophonie en Flandres, Edgar Fonck, a cité le Canada en exemple en parlant des moyens mis en œuvre, des deux côtés de l’Atlantique, pour permettre aux minorités de s’épanouir et  à la langue et à la culture françaises de s’exprimer librement. Il a précisé que le Canada a choisi de créer un climat de tolérance et de dialogue. La diversité croissante qui nous caractérise a entraîné à la fois un mouvement d’ouverture, comme le mentionne M. Fonck, et une prise de conscience quant à l’importance d’agir pour contrer l’uniformisation grandissante, à l’échelle de la planète.

On ne peut parler du Canada sans rappeler l’influence considérable qu’exercent nos voisins du Sud sur nous.  Presque 90% de la population du Canada habite à moins de cent kilomètres des frontières des État-Unis. Nous sommes envahis tous les jours par les médias américains et nous sommes très conscients que notre spécificité est menacée au quotidien et que cette spécificité doit être protégée.

Devant cette problématique, la langue ne représente qu’une partie de l’équation. En fait, même si on a souvent l’impression que l’anglais est universel, il faut savoir que 90 % de la population mondiale n’est pas de langue anglaise. Il y a d’autres modèles de survie ! 

Les francophones du Canada font figure de modèles sur ce plan. À titre d’exemple : bien que marqués par la culture anglo-américaine et ouverts à de multiples influences, le marché culturel et les habitudes de consommation des francophones au Canada sont très marqués et très différents de ceux des anglophones. Les francophones sont friands de produits culturels et d’œuvres créées au pays. Les francophones du Canada sont des modèles de détermination, d’innovation et de vitalité dans un contexte d’homogénéisation culturelle. Montréal est vraiment la métropole de la francophonie québécoise et canadienne. C’est une ville qui a une mission particulière, celle d’être un bassin d’absorption et de transformation des nouvelles populations d’immigrants vers la population francophone.

Comment peut-on empêcher la tentation de la diversité de s’assimiler à la majorité anglo-américaine en Amérique ? Les Canadiens-français et les Québécois ont vite compris que la première loi de la diversité est de protéger sa propre spécificité. C’est évident.  Si on ne protège pas sa spécificité, on ne peut vivre dans la diversité.

Ils ont aussi compris que la deuxième loi est d’accueillir et d’inclure toutes les cultures qui forment une véritable richesse des nations. Le Québec évidemment est le porte-étendard de la francophonie au Canada et les lois citées auparavant sont essentielles à la protection ce foyer de la langue française. Mais les Québécois ne sont pas seuls, car un million de francophones de langue maternelle française habitent d’autres régions du pays et forment une communauté vibrante et dynamique. L’une d’entre elles, l’Acadie, doyenne des sociétés d’expression française en Amérique, demeure un modèle de persévérance, de courage et d’ouverture. Comme le dit si bien le conférencier qui m’a précédé, notre collègue Maurice Basque, les premiers colons français qui se fixent en terre acadienne sont bien conscients qu’ils vivent dans une colonie au potentiel militaire stratégique, à la croisée des chemins de la Nouvelle-Angleterre et de la Nouvelle-France.

Les conditions d’existence des francophones en Amérique n’ont pas changé. Partout au Canada les communautés francophones parlent, écrivent et chantent, peuvent grandir et bénéficier de leur langue.  Certains événements récents de notre histoire ont confirmé cette possibilité. Nous avons déjà mentionné la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme constitue un point tournant pour les francophones à l’extérieur du Québec et  pour la population dans laquelle j’ai mes propres racines. Je dois dire que la population anglophone du Canada a pris un chemin très différent après l’époque des Orangistes dont Maurice Basque a parlé. Les années soixante ont été une ouverture pour nous aussi. Après deux siècles d’indifférence ou d’opposition à la langue française, une majorité de la population anglophone du Canada a adopté l’idéal du bilinguisme. Ainsi, dans la foulée des recommandations émises par la Commission, le gouvernement du Canada a créé cette politique de bilinguisme qui vise, pour une large part à donner les moyens de s’épanouir aux minorités francophones à l’extérieur du Québec. 

Nous avons eu une présentation qui donne un tableau bien gris sinon noir par le professeur Denis Monière de la population minoritaire hors Québec au Canada. Il faut toujours relativiser. Si on regarde la Louisiane et les populations francophones du Canada hors Québec juste après la Deuxième Guerre mondiale, il y a une similarité en ce sens qu’un bassin, encore une population considérable en Louisiane qui utilise le français. Si on regarde aujourd’hui l’existence de cette population, le français en Louisiane est devenu folklorique, réduit à un très petit bassin de population. Les populations minoritaires au Canada, bien que stables et non grandissantes, ont pu continuer d’exister en partie à cause de leur détermination mais aussi à cause de ce tournant que tout le Canada a pris durant les années soixante.

Si on veut comprendre cet effort, et l’envergure de l’effort qui a été engagé, il faut revenir à la nouvelle Constitution adoptée au Canada en 1982, qui garantit le droit à l’éducation des francophones de partout au Canada et le contrôle de leur système d’éducation. Ce qui a découlé de cette décision, c’est une système d’éducation qui offre aux jeunes francophones de partout au Canada d’aller à l’école dans leur langue.  En dehors du Québec, nous avons 672 écoles de langues française et 20 centres scolaires et communautaires. Si on ajoute à ça 28 institutions d’enseignement post-secondaire et un réseau virtuel d’éducation post-secondaire en français, on peut dire que les francophones se sont taillé une place enviable en pleine mutation de l’économie et la technologie.  Il fallait que le gouvernement adopte une approche concertée. La loi sur les langues officielles, à l’article 42, donne un appui direct aux communautés dans leur développement et leur épanouissement, mettant davantage l’accent sur la concertation entre les ministères du gouvernement du Canada. Les francophones en situation minoritaire ont pu mettre en œuvre des projets de développement importants. Il demeure néanmoins que l’école, le collège et l’université sont les principales assises des communautés francophones à l’extérieur du Québec et c’est d’ailleurs le fondement de toute société.

Au printemps 2003,le gouvernement du Canada a adopté un ambitieux plan d’action pour les langues officielles. Entre 1986 et 2001, la proportion d’élèves admissibles à la fréquentation des écoles francophones dans les communautés minoritaires est passé de 56 à 68 %, donc la proportion des jeunes de ces populations minoritaires s’engageant à conserver leur langue a monté.  Nous voulons poursuivre sur cette lancée, et faire passer cette proportion à 80 % d’ici 10 ans.  Nous allons donc travailler de près avec les provinces et les territoires pour accroître l’accès aux programmes d’enseignement en français. Quelque 2,6 millions de jeunes Canadiens apprennent le français ou l’anglais comme langue seconde. Près de 325 000 d’entre eux participent à des programmes d’immersion française. Ils continuent a avoir le goût d’apprendre la langue française comme langue seconde au Canada.

L’objectif du gouvernement du Canada est de doubler le nombre de ces jeunes qui peuvent maîtriser leur deuxième langue, de poursuivre ce rêve de bilinguisme, dans une atmosphère où les langues s’entreaident plutôt que de se faire concurrence. Au Canada, 90 % des parents veulent que leurs enfants apprennent leur seconde langue officielle. C’est vous dire l’intérêt et l’ouverture que manifestent les Canadiens et Canadiennes et les nouveaux arrivants à l’égard du bilinguisme. Phénomène assez exceptionnel au Canada, c’est de voir de jeunes arrivants de la Chine ou de l’Inde à Vancouver faisant la queue pour s’inscrire à l’école d’immersion de langue française.

Les Canadiens se félicitent du caractère multiculturel de leur pays et des possibilités d’épanouissement de la langue française. Le Québec joue un rôle primordial à cet égard puisque l’extraordinaire vitalité qui caractérise la société québécoise rejaillit sur l’ensemble des communautés francophones du pays.  Cette francophonie canadienne dont le cœur bat au Québec irradie tout le territoire et entretient depuis longtemps d’étroites relations avec les pays de la francophonie internationale et tous les francophones y gagnent.

Quand je réfléchis à la langue française, à mon parcours depuis vingt ans, je suis issu de cette génération d’anglophones inspirée par le rêve d’un bilinguisme dynamique, qui a décidé à l’âge de 25 ans d’apprendre la langue française et je continue à voir dans la génération de mes enfants, ce même désir de participer en maîtrisant au moins deux langues – on parle souvent d’apprendre une autre langue en plus des deux langues officielles du Canada – et la tendance toute naturelle est d’aller vers l’espagnol. Ainsi, nous continuons de croire que nous pouvons  être fidèles à notre langue maternelle et  y ajouter d’autres langues en même temps. Un modèle, selon moi, nécessaire aujourd’hui dans le monde.

Je veux terminer mes remarques en tombant dans un autre sujet. C’est une moment spécial pour moi et les biennalistes aujourd’hui à La Rochelle. Comme beaucoup parmi vous l’ont appris, la période où je pouvais être le vice-président pour les Amériques de la Biennale arrive à son terme. Je vais m’orienter vers le Japon dans les prochaines années et voyager dans cette direction là en tant que Commissaire canadien de l’exposition universelle d’Aïchi.  Je veux vous quitter avec quelques souhaits pour la Biennale qui a encore la capacité d’animer une conversation sur l’importance de la langue française et d’amener des gens des trois grandes francophonies, celle d’Afrique, d’Europe et des Amériques à partager le désir de promouvoir et de voir grandir cette langue. Pour ce faire, la Biennale a besoin de toucher plus de monde, de se rajeunir, d’inclure et d’incorporer une nouvelle génération et ses travaux en ce sens sont bien entamés. Même si je ne peux pas être vice-président, je vais continuer de suivre l’évolution et de participer, je l’espère, à des biennales à venir.  Je suis très content de la décision d’ajouter entre les biennales, un colloque spécialisé, comme on l’a fait l’an dernier avec un colloque sur la langue française depuis Champlain. 

2008 étant une année pair, et non une année de biennale, j’espère que vous allez considérer la possibilité de faire un colloque sur la langue française en Amérique pour souligner le 400e de la Ville de Québec.

Je termine en citant le fondateur de la Biennale, M. Alain Guillermou, qui a créé probablement sans s’en douter, une devise pour la diversité :

« Connaissons ce qui nous unit,

Savourons ce qui nous distingue,

Évitons ce qui nous sépare »

C’est sur ces mots qu’en quelque sorte je tire ma révérence du Conseil d’administration de la Biennale, mais je continue le voyage avec vous. Merci.