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IONESCO, LE FRANCO - ROUMAIN.
CHOIX LINGUISTIQUE ET EXPRESSION ARTISTIQUE

Mariana PERISANU

" Monsieur, surtout pas de philologie; la philologie mène au pire! "

C'est l'avertissement de la Bonne au professeur qui a échoué dans sa leçon privée de math et conseille à son élève de renoncer au "doctorat total".

L'élève, comme hypnotisée sur sa chaise, s'efforce de comprendre l'explication savante sur les origines historiques des langues espagnoles, explication qui devient de plus en plus agressive: sarcasmes, insolences, menaces. "Couteau" - le référent est montré et désigné dans toutes les langues dans un rythme haletant jusqu'à ce que l'apprenant se laisse tuer. Il y a donc crime sadique. Mais là n'est pas la pièce.

La Leçon est un mouvement dramatique sans objet, un crescendo qui fait surgir de l'ombre des réalités monstrueuses. Le langage échappe à ceux qui l'utilisent. Le dialogue explicite de plus en plus l'agressivité du professeur, la soumission consentante de l'élève. Les mots préfigurent le couteau.

Dans La Cantatrice chauve, le langage était assassiné; dans La Leçon il tue.

Qui était cet auteur qui scandalisait en 1951 le public parisien et bruxellois?

S'il a renoncé à être professeur, s'il a trouvé sa voie royale dans le théâtre, il n'a jamais cessé d'être philologue, d'aimer la langue tout en la combattant et de la mettre en scène.

Eugène Ionesco réalisait à Paris les aspirations du jeune Eugen Ionescu, écrivain, professeur de français et critique littéraire à Bucarest (1927-1940). L'apprentissage du français dans son enfance, son désapprentissage pour faire face aux programmes roumains et le réapprentissage pour écrire dans cette langue sont évoqués dans Entre la vie et le rêve (1977), alors que L'Homme aux valises (1975) porte à la scène sa situation d'homme errant, écartelé entre deux pays, deux langues et deux cultures.


"De père roumain et de mère française, Ionesco a été exposé à deux façons de penser, de voir, de sentir, de juger, deux systèmes de signes qui s'entrechoquent, deux codes rarement réductibles l'un à l'autre; bref, ce sont deux façons d'être. C'est à la fois un privilège et une calamité." 1

Se mettre en situation "d'étrangeté" devant la parole humaine - c'est la découverte de Ionesco voulant apprendre l'anglais avec la méthode Assimil. Avec Englezeste fara profesor (1943) devenu La Cantatrice chauve (1950) le langage est promu au rang d'objet théâtral, pouvant devenir, à partir des clichés de la conversation, une mécanique absurde qui se détraque et explose permettant par ailleurs la manipulation de la logique mais aussi la découverte du monde avec des yeux tout neufs, dans un état d' étonnement profond.

Les Smith et les Martin, coquilles vides d'êtres, pantins grotesques traversés par la multiplicité morte d'un texte qui vous aveugle, se battent à coup de mots, car ils ne parviennent à s'accorder ni sur le langage, ni sur le sens que l'on peut attribuer aux événements de la réalité. L'accumulation de coïncidences est soulignée par le retour de la formule cocasse: "Mon Dieu, comme c'est curieux, comme c'est bizarre, et quelle coïncidence!" Les dialogues du manuel, faits de clichés et de phrases décousues frappèrent Ionesco par leur absurdité, le déterminant à en pulvériser la cohérence. Lorsque les Smith évoquent Bobby Watson, Ionesco s'amuse à créer un quiproquo où les signifiés peuvent se confondre en un même signifiant. Tous les Watson s'appellent Bobby et tous les Bobby Watson sont commis voyageurs. ( Les 3 Bartholoméus de L'Impromptu de l'Alma aussi.)

Le mot n'est donc plus signe de reconnaissance dans ce dialogue - lieu d'une permanente ambiguïté qui véhicule le non-sens et progresse à coup de méprises. L'expression peut être oppression. L'oxymoron (association de termes incompatibles): "mon petit poulet rôti", "un petit vin de Bourgogne australien" sera une figure rhétorique de prédilection dans toute l'œuvre de Ionesco. Ainsi évoquera-t-il dans Victimes du devoir "un palais de flammes glacées", "des mers incandescentes", ou, dans L'Avenir est dans les œufs "une fontaine de lumière", "des neiges de feu". L'emploi de néologismes brise plus encore la communication, tels les "polycandres" qui accentuent le caractère énigmatique du poème de la Bonne.

Les associations de mots, quand elles ne se placent pas sous le signe de la contradiction, sont régies par des raisons de stricte homophonie, au mépris du sens. Tel est le principe de composition des Salutations (1950) où trois Messieurs, sur un rythme de plus en plus rapide, se lancent les mots comme une balle - des adverbes en "ment".

La scène 11 dans La Cantatrice chauve est une variation sur la syllabe "ca" répétée, volontairement scatologique. La revue de mots aux sonorités voisines est un avatar des procédés mnémoniques proposés pour l'apprentissage d'une langue étrangère. La fureur culmine lorsque M Smith récite les voyelles, avec des cris lugubres, et qu'à son tour Madame Martin hurle les consonnes. Les quatre protagonistes qui ne se comprennent plus, s'entre-déchirent.

Le langage, enjeu de conflit, isole et blesse. Mais nous sommes là, réunis pour l'amour d'une langue. Disons: le langage peut être enjeu de conflit. Il peut isoler et blesser. Le mythe de la tour de Babel, sur lequel Ionesco a beaucoup médité se rejoue éternellement. Dans les agencements de phrases construits sans liaisons grammaticales (parataxes) ou logiques toute affirmation paraît réversible. Goût du paradoxe que Ionesco retrouvait avec joie chez A. Breton: "Il vivait dans le paradoxe. Ce théoricien de l'irrationnel élargissait, approfondissait la raison et l'irrationalité apparaissait aussi comme la face cachée de la raison que la conscience pouvait explorer, intégrer". ( Présent passé. Passé présent)

L'agencement des scènes est tout aussi contradictoire et les gestes peuvent être en contradiction avec les paroles. Le langage se dément donc à tout instant et le décor même, ses éléments du réel apparemment tangibles, sont facteurs d'ambiguïté. Lorsque "la pendule anglaise frappe dix-sept coups anglais", Madame Smith déclare: "Tiens, il est neuf heures!".Inapte à marquer le temps, cette pendule a le même esprit de contradiction.

Claude Abastado a analysé à propos de Tueur sans gages (1959) l'expérience existentielle de la chute à travers la dégradation du langage. Au début de la pièce le lyrisme de Bérenger découvrant la Cité radieuse s'exprime en un langage proche de la poésie. A l'acte II, sous la trivialité des autres, jaillit l'absurdité du langage. La discussion des membres du conseil d'administration est une chaîne métonymique où s'insinuent des paragrammes:

"- La question a-t-elle été envisagée par la délégation des sous-délégués? [..]
- Non, la question a été résolue par la sous-délégation des délégués […]
- Avec les contremaîtres, nos vice-maîtres, nos paramaîtres et nos paramâtres, nous allons constituer une base organisationnelle, un comité de mise en commun".

A l'acte III le discours de la mère Pipe (agitatrice vulgaire devant ses oies) charrie des slogans politiques et des formules de toutes les idéologies dégradées, de toutes les dictatures. Son langage est celui du meurtre. Comme Tarabas, elle est le prophète vide d'un univers en folie.

"Nous ne colonisons pas les peuples, nous les occuperons pour les libérer. Le travail obligatoire s'appellera volontaire. La guerre s'appellera paix"

Puis la certitude disparaît et toutes les affirmations s'équivalent dans le doute du "peut-être".


"Au terme d'une dégradation progressive, c'est la tragédie du langage", conclut Claude Abastado 2

Dans le théâtre de Ionesco la langue française est donc continuellement mise en scène: les actes de parole, la phonétique, la grammaire, les faux dictons, les dialogues en double registre.


Les Exercices de conversation française pour étudiants américains (1964) sont destinés à être insérés dans le manuel de Michel Bénamou, professeur de français aux Universités de Michigan, puis de San Diego, manuel intitulé Mise en train et publié à Toronto en 1969 (édition Mac Millan Co). Avec ces 31 dialogues l'apprenant joue tout en faisant connaissance avec la langue, s'habitue à la prononciation, à son maniement et à son rythme, il l'installe en soi. Ionesco y fait abstraction de la contextualisation de la signification et juxtapose, comme dans ses premières pièces, des affirmations contradictoires. Thomas, l'étudiant américain qui apprend le français est myope et doué d'un fort esprit de contradiction; il pose toujours des questions embarrassantes. ("Qu'est-ce qu'une classe?", "Quel âge avez-vous?") et il construit des phrases à l'envers, du type "Le professeur est dans la poche du gilet de la montre. Le tableau noir écrit la copie sur le maître. J'ouvre l'élève et la porte s'assoit sur le banc. Je suis ce que vous êtes." 3

Dans Le plus et le moins, les possessifs et la comparaison sont exercés de manière non moins cocasse: "Mon frère est plus petit que la Tour Eiffel. Il a plus de fenêtres… Nos bonnes têtes nous les voyons. Nos mauvaises ne se voient pas" Dans Vacances à Paris, Dick, le professeur et ses étudiants Thomas et Audrey portent un dialogue tout aussi farfelu qui confond souvent le sens concret et le sens figuré:


"Dick: Qu'est-ce qui vous a le plus frappé à Paris?
Thomas: Personne n'aurait osé me frapper. J'aurais répondu par un direct américain dans le nez. Dick: Etes-vous idiot Thomas?
Thomas: Si j'étais idiot parlerais-je français?" 4

Les dissertations des quatre voix sur les vivants et les morts permettent aux apprenants d'exercer la comparaison irrégulière, mais ces Aphorismes sont souvent des truismes: "Le bon est meilleur que le pire. Le pire est moins bon que le bon" (rappelant le fameux:"Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux") Nos étudiants ont voulu représenter ces quatre voix par deux fantômes blancs qui parlent et gesticulent simultanément et deux savants vêtus de noir qui ont l'air de soutenir des thèses contraires.

A travers un métadiscours ironique l'auteur se met lui-même en scène (comme dans L'Impromptu de l'Alma) ainsi que son collaborateur, dans un dialogue intitulé SI : ( Le "si conditionnel", véritable piège grammatical pour les apprenants étrangers) "Cher Monsieur Ionesco, si vous ne nous faisiez pas dire des choses stupides, vous écririez des choses plus faciles à apprendre aux élèves américains"

Les actes de parole autour de la politesse sont placés dans la rue où tout est possible, l'excès de civilités comme le manque absolu. Les deux passants "vieux jeu" (Leçon sur la politesse) avec les mille excuses après s'être "tout juste frôlé du coude" s'opposent nettement aux deux chauffeurs qui se heurtent sur la scène comme dans la vie. Le côté balkanique de Ionesco n'a pas échappé à nos étudiants, heureux d'exagérer l'authenticité de ces fantoches.

Le lexique autour du portrait est ingénieusement introduit dans un dialogue Futur sur l'achat d'un visage par la jeune femme qui voudrait se marier. Le faux médecin est prêt à satisfaire toute extravagance - en accord d'ailleurs avec le goût de Ionesco pour les formes corporelles étranges qui rappellent les visages de Picasso présentant simultanément la face et le profil.

Les nombreuses expressions françaises liées aux parties du corps et aux maladies sont enseignées dans un dialogue intitulé Chez le docteur où la liberté de jouer avec les mots est totale:


" J'ai des malades mentaux qui ont le fou rire, des vicieux qui lèchent les bottes, qui boivent la tasse et qui se font du mauvais sang quand ils ne cassent pas leur pipe. Il y a ceux qui ont froid aux yeux et ceux qui sont tout feu tout flamme, sans compter les têtes brûlées. " 5

Refus net de nos étudiants d'interpréter le dialogue exercice d'orthoépie: Les "in", les "un", les "an", les "on" et le "dindon". Et pour cause, car les nasales leur posent toujours problème, comme les voyelles arrondies ou le "r" qu'ils préfèrent rouler. La bonne cuisine française par contre, ne pouvait être qu'à leur goût, mais le pauvre étudiant américain en visite à Paris, après avoir commandé presque toute la liste du menu (excellent exercice lexical et transculturel), se retrouve avec une salade de feuilles mortes et son coca de tous les jours.(vidéo)

Les dialogues de Ionesco sont accompagnés dans le manuel de Michel Bénamou d'exercices de compréhension, de réemploi, d'une récapitulation, d'exercices de lecture, de prononciation et d'orthographe. Après une lecture assortie de questions on aborde enfin le jeu de rôles.

La méthode fit d'abord sensation aux Etats Unis, en raison de l'originalité des textes, mais petit à petit, étudiants et professeurs la trouvèrent un peu déroutante et exigeant du public une ingéniosité, un humour et une faculté d'adaptation hors du commun. Nous aussi avons préféré l'utiliser comme complément de cours dans le cercle de théâtre en français interprété par des étudiants de la filière francophone. Le nom de la troupe OUI-DA-NON veut suggérer le dadaïsme de Tzara ("da" veut dire "oui" en roumain) (pour ceux qui ont oublié les leçons de notre cher Alain Guillermou), le "oui-da" des vieux contes français, mais aussi le Non, volume d'essais négateurs publié par Ionesco en 1934 à Bucarest et qui avait suscité de vives polémiques. Contents de retrouver dans ces sonorités un produit commercial à succès, "Danone", nos futurs commerçants n'ont pas hésité.

Ce texte qui dérive vers l'absurde, qui met en question le monde, joue avec lui et prend plaisir à le modifier, répond par ailleurs au besoin de français et d'échanges intellectuels des jeunes d'un pays émergent qui se bat pour changer son destin.(vidéo)

Aujourd'hui l'engouement pour ces dialogues à visée pédagogique et dramatique est à coup sûr plus grand en Roumanie où Ionesco est né (Slatina), où il a fait ses études secondaires et universitaires (Bucarest), où il a été professeur de français (Cernavoda, Curtea de Arges, Bucarest 1936-1942), journaliste (1927-1940, Razboi cu toataa lumea 1992), et écrivain au début de sa carrière (Elégies pour des êtres minuscules 1931, Nu 1934, La vie grotesque et tragique de Victor Hugo 1935-1936 (traduite en français Hugoliade en 1982), Englezeste fara profesor 1943).

Les échos plus ou moins manifestes de la langue et de la culture roumaines, sont toujours découverts avec joie dans les textes de Ionesco et ces signes sont nombreux. D'abord, ceux de ses deux grands maîtres Caragiale et Urmuz.


Comme Caragiale (le grand classique du théâtre roumain) Ionesco a remarqué la banalité déprimante des propos, car il est malséant et inhabituel de se taire quand on n'a rien à dire. Dans Une nuit orageuse, Ipingescu ponctue toutes les phrases de son maître par "Très juste" (curat), jusqu'à l'absurde antinomie "curat murdar". Dans son étude sur Caragiale Ionesco avoue cette leçon."Le parler des personnages les reflète exactement; c'est une langue désarticulée, détériorée comme leurs caractères; un langage volontairement chaotique" 6


L'idée de la pièce Le Maître (l'homme sans tête censé de représenter le savoir et le pouvoir) lui est venue d'une expression bien connue de Caragiale: "Cap ai, minte ce-ti mai trebuie" explique Ionesco à Marie-Claude Hubert. ("Tête tu as, la sagesse tu n'en as pas besoin, on peut donc avoir une tête vide") 7 On reconnaît son procédé favori de mettre en images et en mouvement la langue et ses expressions. Sa "voix roumaine" était là pour le servir.

On a fait pas mal de rapprochements entre Délire à deux et notre cher Conu Leonida fata cu reactiunea où le vieux couple claustré et pris de panique interprète comme une révolution, une guerre, les bruits des fêtards sous leurs fenêtres. Si Ionesco a beaucoup aimé Caragiale, c'est qu'il était sensible au lien qu'établit cet auteur entre le désir de puissance et la perte de la fluidité du langage, qui seule peut donner vie aux mots.

"La déformation du langage, l'obsession politique sont si grandes que tous les actes de la vie baignent dans une bizarre éloquence, faite d'expressions aussi sonores que merveilleusement impropres, où les non-sens s'accumulent avec une richesse inépuisable et servent à justifier, noblement, les actions inqualifiables." (Notes et Contre-Notes, p. 185)

Urmuz, un écrivain jugé bizarre à son époque (traduit par Ionesco en 1947-1949) est considéré par Ionesco un précurseur, avec sa technique de l'humour absurde et ses intuitions stupéfiantes quant à la tragédie et à la comédie du langage, un étendard de l'avant-garde, comme Tristan Tzara. En parlant d'Urmuz en 1965 dans les "Lettres Nouvelles" Ionesco se dévoilait lui-même:

"Au delà de l'humour noir et de la critique des automatismes du langage il y a un fond tragique, un monde suffoqué par des conventions où les mots ne sont plus unis par des rapports de nécessité et de vérité. Le réel se prolonge dans le fantastique. Il faut percer le mur des habitudes mentales, des routines qui nous empêchent de percevoir l'univers autrement que dans ses apparences"

L'admiration de Ionesco pour J.Bosch rejoint celle pour Urmuz.

Les moyens techniques d'Urmuz, enrichis par la perspective de Kafka, vont jouer un rôle de premier ordre dans l'œuvre théâtrale de Ionesco. "Moi-aussi j'urmuze", avoue-t-il dans un article de "România literara ( 4 décembre 1969).

Le destin de la Roumanie qui bascula du fascisme dans le communisme particulièrement sanglant ainsi que la déchirure dans sa famille pendant son enfance l'ont lacéré toute sa vie, comme un "jeu de massacre insensé", même s'il avait réussi à rejoindre son paradis perdu - la France, et à s'imposer en littérature. Ainsi Rhinocéros (1959) qui lui apporte la célébrité est une transposition intemporelle du drame vécu en Roumanie lors de la montée du nazisme, mais toutes les formes de fanatisme y sont condamnées. La peau des bêtes n'est pas sans rappeler les chemises vertes des légionnaires. "La rhinocérite c'était le nazisme en Roumanie et puis ça a été, après, toutes sortes de totalitarismes" (Ionesco, Témoignage sur TF1 -1988).

Ici encore l'absurdité peut naître d'une ambivalence sémantique ou d'une confusion due à l'homophonie:


"Vous rêvez debout! / Je suis assis; / Assis ou debout, c'est la même chose. / Il y a tout de même une différence; J'étais assis à côté de mon ami Jean! / Il y avait d'autres gens./ Vous bafouillez ma parole." 8

Dans Le Piéton de l'air, la colonne rose qui soutient la voûte céleste, comme la colonne du ciel du folklore roumain nous fait penser à Brâncusi et à sa "Colonne sans fin". Cet archétype mioritique, ils l'avaient intériorisé depuis l'enfance dans leur imaginaire le plus profond et, tout comme pour les oiseaux de Brâncusi , la pièce de Ionesco est née d'un rêve d'envol.

Le char fleuri de L'Homme aux valises, rappelant les cérémonies de noces des villages roumains, peut circonstancier les lieux de sa naissance retrouvés par le personnage.

Dans son unique roman Le Solitaire, la colonne -médiateur mystique dans l'imaginaire roumain, signe avec plus d'ampleur que dans le Piéton de l'air, l'irruption du sacré. L'arbre couronné de fleurs et de feuilles mettant en communication la terre et le ciel, comme la colonne, permet que la transcendance s'opère. La vase se termine par l'acceptation apaisée de la mort, comme dans la ballade roumaine Mioritza.

Dans sa jeunesse Ionesco avait participé, comme Emil Cioran et Mircea Eliade au groupe Criterion dirigé par le philosophe Nae Ionescu. Après avoir mal vécu leur séparation idéologique durant la période fasciste, Ionesco les retrouve à Paris après la guerre:


"Moi et Eliade nous avons les mêmes origines, un fond commun. J'avais aussi le même esprit que Tristan Tzara.[…] Chez Cioran aussi il y a cette pensée profonde qui m'anime, puisée dans une attitude roumaine que résume le vers d'Eminescu:
"Faites, Seigneur que je disparaisse à tout jamais dans le néant" (Prière d'un Dace). Il y a chez Cioran cet appel du néant et cette peur du néant qu'est mon angoisse permanente." 9

Il cite donc encore Eminescu en 1990. En 1955, dans son chapitre sur la littérature roumaine de l'Encyclopédie Clarté il le considérait déjà :

"Un des plus grands poètes du monde - destiné à l'oubli éternel pour avoir écrit dans une langue sans circulation mondiale - la poésie étant intraduisible. Il est l'inventeur comme de toutes pièces d'une merveilleuse langue poétique souple et harmonieuse, plastique et abstraite, d'une richesse inattendue. Eminescu fut le miracle de la poésie roumaine."

Selon les témoignages de C. Vidrascu, son collègue à Saint Sava de Bucarest, le lycéen Ionesco savait par cœur des centaines de vers d'Eminescu.

Alexandra Hamdan, dans son livre Ionescu avant Ionesco. Portrait de l'artiste en jeune homme (Berne, 1993), tente de retrouver la voix roumaine de Ionesco dans la polyphonie littéraire des valeurs et trouve, en comparant le texte roumain de Englezeste fara profesor et sa traduction parodiée et adaptée qui sera La cantatrice chauve: "Fusion des langues et des cultures, le palimpseste de l'œuvre de Ionesco représente le dialogue théâtral des sources qui s'y reconnaissent." (p.97) Sa conclusion est que dans cette parodie de traduction le langage hybride, artificiel, à la frontière de deux langues prouve le mieux le clivage linguistique opéré dans la tête de l'écrivain.


40 années plus tard, écrivant La quête intermittente (appelée par Al. Paleologu "le testament de Ionesco), le clivage devenu complémentarité est toujours là, dans les nombreuses expressions roumaines laissées dans le texte français et la volonté de l'écrivain de les traduire, de les expliquer pour le lecteur francophone désireux de comprendre la démarche de sa pensée. Quelques exemples: "Cu moartea pre moarte calcând" (avoir la force de vivre la mort pour ne pas mourir", "de azi pe mâine (au jour le jour). Dans la même phrase il lui arrive de laisser des mots roumains: "Je pourrais très bien si oricând manquer d'argent"; "je me sentirai chez moi partout dans l'Univers, sur n'importe quel tãrâmTãrâm, mot roumain, notion intraduisible. Tãrâm, planète? Lieu? Espace? dans n'importe quel espace." 10

L'écrivain n'a jamais oublié ce tãrâm béni de Dieu et condamné par l'histoire, sa deuxième patrie. Il n'a jamais oublié ce soleil de septembre dans une ville roumaine "le satori", une transfiguration, "un sourire de Dieu".


Au début de sa carrière en Roumanie le critique Serban Cioculescu, en commentant NU, avait appelé son auteur "clown", "Gavroche des coulisses littéraires" et a nommé ses commentaires une "critique sketch". Il l'a peut-être aidé à trouver sa voie. "S'il décide de s'attaquer au théâtre, à la comédie, l'avenir lui est ouvert", avait-il prophétisé en septembre 1934. 11

La même année Ionesco s'exclamait avec dépit: "Si j'avais été Français, j'aurais peut-être été génial".

Il a fait du théâtre, il est devenu Français, le monde entier a reconnu qu'il avait du génie.


Notes

1. S. Cioculescu, in Revista Fundatiilor Rregale, le 9 sept. 1934 [RETOUR]

2. Cl. Abastado, Eugène Ionesco, Paris, Bordas, 1971, p. 136 [RETOUR]

3. E. Ionesco, Théâtre complet, Gallimard, Pléiade, 1990, p.921 [RETOUR]

4. Ibid. p. 934 [RETOUR]

5. Ibid. p. 952 [RETOUR]

6. Portrait de Caragiale (1852-1912) in Notes et Contre Notes, Humanitas, 2002, p. 183 [RETOUR]

7. M.-Cl. Hubert, Eugène Ionesco, Paris, Seuil, 1990, p. 251 [RETOUR]

8. E. Ionesco, Rhinocéros in Théâtre complet, Paris, Gallimard, 1990, p. 576 [RETOUR]

9. M.-Cl. Hubert, op. cité, p. 236 [RETOUR]

10. E. Ionesco, La Quête intermittente, Paris, Gallimard, 1987, p. 114 [RETOUR]

11. E. Jacquart in Situations et perspectives, Paris, P. Belfond, 1980, p. 58 [RETOUR]