Imprimer

Jean-Alain Hernandez
Institut Télécom – Chargé de l’édition scientifique
Président d’honneur de l’AILF (Association des informaticiens de langue française)

Les nouvelles technologies dans la construction d’une identité francophone

Réseaux sociaux, mondes virtuels, sites de la Toile, blogs…, nombreux sont les espaces accessibles par l’internet. Une des caractéristiques de ces espaces est que les internautes y agissent sous une identité dont ils sont les seuls maîtres : âge, sexe, profession, mais aussi goûts artistiques revendiqués ou réseaux sociaux d’appartenance créent une identité numérique dont l’internaute est seul responsable. Cet article expose quelques exemples d’utilisation d’identités numériques et en dégage les grands enjeux. Le but étant de voir en quoi la revendication d’une identité numérique francophone (dans les espaces virtuels) peut contribuer à la création ou au développement d’une identité francophone (dans le monde réel).

Nom, prénom, âge et qualité ! Levez la main droite et dites « je le jure »

Nom, prénom, âge et qualité, c’est la définition d’une identité civile, une façon de nous présenter, de nous définir dans nos rapports avec les autres.

Les nouvelles technologies ont cependant introduit un nouveau type d’identité, qu’on appelle « identité numérique » et dont une des caractéristiques les plus intéressantes est qu’un même individu peut en disposer d’un grand nombre avec lesquelles il peut jouer. C’est une chose qui, à première vue, peut paraître surprenante et il est important de réfléchir sur ce que sont ces multiples identités numériques, sur les risques qu’elles peuvent nous faire courir mais aussi sur les chances qu’elles nous offrent, en particulier dans le contexte de la francophonie.

Et tout d’abord, que sont ces fameuses identités numériques ? Ce sont toutes les façons de se définir, de se présenter au travers d’un réseau comme l’internet. Je peux me définir par ce que je suis, mon nom, mon âge, mon sexe, encore que je puisse tricher sur tous ces points, mais je peux me définir aussi, par qui je connais, c’est l’extraordinaire succès des réseaux sociaux comme Facebook dont on parle tant, ou je peux me définir encore par ce que je fais et cela donne, pour les musiciens par exemple, le succès de Myspace.

L’identité numérique la plus simple, celle que tout le monde manipule, c’est bien sûr l’adresse de courrier électronique (et d’ailleurs chaque internaute en a généralement plusieurs, soigneusement choisies et entre lesquelles il joue à dessein).

La manipulation de ces identités numériques peut être très subtile. Par exemple, on distingue dans les usages un surnom d’un pseudonyme. Un surnom, c’est un identifiant utilisé en remplacement d’une identité réelle. Roland Eluerd, par exemple, peut utiliser le surnom Président-Roland pour envoyer des courriers électroniques aux adhérents de la Biennale de la langue française. On voit bien que cet identifiant est volontairement associable à une identité réelle, celle de Roland Eluerd. Rien de tel, en revanche, avec un pseudonyme : un pseudonyme ne doit être associable ni à une identité réelle ni à aucune action en dehors de celles que mène cette identité sous ce pseudonyme, ce qui n’est pas si facile que ça à garantir.

Au passage, on peut se poser la question de l’anonymat. Existe-t-il un droit à l’anonymat ? Est-il possible d’utiliser légalement un identifiant numérique qui nous rende réellement anonyme ? C’est une question qui n’est pas tranchée à ce jour, mais on sent bien que si ce droit est un jour affirmé, sa contrepartie sera dans une limitation de la liberté d’expression ou d’autres droits fondamentaux.

Autre question très discutée actuellement. Qui est vraiment propriétaire de l’identité ? On ne le sait pas vraiment. Par exemple, j’ai une adresse de courrier électronique personnelle qui est Cette adresse email est protégée contre les robots des spammeurs, vous devez activer Javascript pour la voir. . Cette identité, la seule sous laquelle certains internautes me connaissent, est construite ainsi car je paie tous les mois un abonnement au fournisseur d’accès Orange. Que va-t-il se passer le jour où je résilierai mon abonnement ? Et bien, la réponse varie suivant les pays et, pour chaque pays, suivant les industriels. En France, par exemple, si on résilie un abonnement chez certains opérateurs, on peut continuer à utiliser son adresse en faisant suivre le courrier ailleurs, mais ce n’est pas le cas chez d’autres opérateurs qui se considèrent, de fait, comme propriétaires de mon identité numérique, ce qui est ressenti comme choquant par beaucoup.

Est-ce que le propriétaire d’une identité numérique peut la vendre, la louer ou même la prêter ? La question s’est posée lorsqu’un père a communiqué son mot de passe (c’est une identité numérique) à son fils et que celui-ci en a abusé. Le cas se pose aussi régulièrement avec les avatars. Les avatars, ce sont des représentations informatiques d’un internaute, représentations qui peuvent être très simples, une photo par exemple, ou très élaborées comme dans certains mondes virtuels dans lesquels les avatars portent des vêtements plus ou moins somptueux, et disposent d’objets (des épées, des couronnes,…) qu’ils ont achetés en payant d’une monnaie virtuelle mais convertible. Sociologiquement, ces avatars sont intéressants en tant que représentation de soi. Mais que se passe-t-il quand le créateur de l’avatar meurt ? Qui va « hériter » de ses richesses virtuelles ?

Autre question qu’il faudrait développer : quid de la géolocalisation ? A-t-on le droit de géolocaliser une identité virtuelle ? Du téléphone mobile équipé d’une puce GPS au passe Navigo utilisé dans les transports publics parisiens, nombreux sont les dispositifs qui permettent de savoir que telle ou telle entité est passée à tel endroit et à telle heure ? Les applications qui peuvent en découler sont certes très attirantes, mais certaines sont aussi très dangereuses pour les libertés publiques.

On comprend que la gestion des identités numériques soit un des grands chantiers de ces cinq prochaines années pour les informaticiens. Gérer les identités numériques de façon fiable, sûre, sociologiquement cohérente avec les usages attendus est un véritable défi.

Les sociologues, quant à eux, se sont penchés sur l’analyse plutôt fine de la façon dont les internautes créaient et exploitaient leurs identités virtuelles. Dominique Cardon, qui dirige une équipe de sociologues au sein du groupe Orange, a ainsi récemment publié, dans un ouvrage collectif intitulé « L’évolution des cultures numériques » [1], un article qui vise à cartographier les usages des internautes en matière d’identité. On y trouve notamment une carte reproduite ci-dessous et qui comporte deux axes :



Figure 1 : Cartographie des usages des internautes (source [1])

Sur cette carte sont alors projetés les principaux systèmes dont on parle actuellement dans le monde de l’internet (de Facebook à MySpace, de YouTube à Meetic) et les cinq façons qu’ont les internautes de s’y montrer. Quelques mots sur chacune de ces cinq façons.

Paravent, clair-obscur et phare sont les trois pratiques largement majoritaires aujourd’hui. Deux autres cependant sont en train d’émerger.

Le post-it, dans lequel les participants rendent publiques leur disponibilité et leur présence mais en réservent cet accès à un cercle relationnel restreint (Twitter, Dodgeball). Ces services sont, le plus souvent, fortement géolocalisés, ce qui, là encore, pose le problème du respect de l’intimité. Dans une forme plus conviviale, les plateformes de voisinage (Peuplade) se développent sur la base d’une exploration curieuse d’un environnement relationnel.

La lanterna magica, avec laquelle les internautes prennent la forme d’avatars qu’ils personnalisent. On assiste alors à un véritable découplage entre identité réelle et identité endossée dans le monde virtuel (Second Life). Issus de l’univers des jeux en ligne (World of Warcraft), les avatars se sont peu à peu libérés des contraintes des scénarios de ces jeux.

Comment ces identités numériques peuvent-elles se mettre au service de l’idéal francophone ? La première question est de savoir où, dans cette galaxie, se positionner ? Pour moi, la réponse se trouve du côté des communautés d’intérêt. Il s’agit, pour des internautes, de se définir avec une identité francophone pour rejoindre d’autres internautes qui se définissent eux aussi de cette façon, quelles que soient les caractéristiques qu’ils peuvent avoir par ailleurs et sans forcément que le but soit de se rencontrer dans la vie réelle (et d’ailleurs, les contraintes d’éloignement géographiques sont majeures). Pour autant, on n’est pas forcément complètement du côté de la lanterna magica que nous avons décrite. Le positionnement exact sera donc un des enjeux importants de l’émergence de cet univers francophone. Mais en tout état de cause, on voit bien que ce regroupement ne peut se faire sans un certain nombre d’outils qui vont sous-tendre, soutenir ou enrichir ce dialogue. Et, bien sûr, au premier rang de ces outils, on trouvera les dictionnaires et autres supports proposés par nos amis québécois des éditions De Marque [2]. J’étais resté sur une certaine vision des dictionnaires électroniques, celle de la première génération, dont il faut bien admettre qu’ils n’apportaient pas beaucoup plus que la version papier. Rien de tel avec la génération actuelle. Prenons l’exemple du Grand Robert électronique. Plus de 100 000 mots et 325 000 citations, c’est déjà quelque chose. Mais quand on sait que plus de 1 million de liens hypertextes ont été insérés vers des homonymes, des renvois, des contraires, des expressions ou des citations, on mesure l’intérêt d’une telle version électronique. Et puisque dans la définition d’un mot on trouve parfois mention d’une langue dont il provient directement, il suffit d’un clic pour connaître les mots d’origine turque … ou bulgare !


Figure 2 : Les mots du Grand Robert d’origine bulgare (à gauche) et les citations illustrant un de ces mots.

Certains de ces outils, comme Scoop, se prêtent admirablement bien à un travail en réseau. Il s’agit de commenter l’actualité la plus récente à l’aide de fiches élaborées mensuellement par des enseignants. Et que dire d’une utilisation en réseau de TexteImage : des œuvres du patrimoine littéraire que l’on peut découvrir de façon multidisciplinaire et c’est toute l’élaboration d’une culture commune qui est en jeu, une culture de la Francophonie. On pourrait ainsi très bien imaginer que ce genre de choses fasse l’objet d’une application spécialisée sur un réseau social comme Facebook, par exemple.

Car, et ce sera ma conclusion, les réseaux sociaux comme Facebook ne sont pas réservés aux adolescents, loin s’en faut. C’est vrai qu’ils ne sont encore que peu répandus chez les adultes et encore moins chez les gens de ma génération. Et pourtant, un projet vient de démarrer dans l’ouest breton qui associe la presse quotidienne régionale ( Le Télégramme), une grande école (Télécom Bretagne), et des industriels (dont Alcatel-Lucent) pour réaliser une plateforme, un réseau social à destination des personnes âgées hébergées en institution. Ce phénomène des réseaux sociaux nous concerne donc tous, sachons le mettre au service de la construction d’une identité francophone.



Bibliographie

[1] Christian Licoppe (éd.) , L’évolution des cultures numériques : de la mutation du lien social à l’organisation du travail, FyP Editions, 2009.

[2] Editions DeMarque, 400 boul. Jean-Lesage, Québec, Canada, www.demarque.com