Biennale de la Langue Française

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ÉCONOMIE SOCIALE : UN GRAND DOS À DOS ENTRE FRANCE ET ALLEMAGNE

Philippe KAMINSKI


Tout d'abord, il convient de s'entendre sur les mots. J'utilise le syntagme "Économie Sociale" au  sens qui lui a été donné en France il y a une quarantaine d'années, c'est à dire l'ensemble constitué  par les entreprises à forme coopérative, les mutuelles et les associations gestionnaires d'équipements ou de services. Un peu plus tard, l'Économie Sociale s'est étendue à d'autres types d'associations et  aux fondations. Depuis, ces frontières ont un peu fluctué, au gré des textes de loi et des rapports de  force, mais sans jamais remettre vraiment en question la définition initiale.

Cependant cette ancienneté des textes n'assure toujours pas, en France, que l'Économie Sociale soit  bien comprise, qu'elle soit correctement située, que ce soit par les médias ou par les agents  économiques, voire par les ministres ayant ce secteur dans leurs attributions. Le contresens le plus  communément observé revient à briser le syntagme et à évoquer une "économie ayant le souci du  social", en gros une économie sympathique, agréable, gentille, mais forcément peu rentable et en  tous cas impropre à concurrencer la "vraie" économie. La persistance de cette incompréhension  prouve bien que le problème ne se réduit pas à une simple difficulté de communication.

Clairement, l'unité de l'Économie Sociale repose sur la pari que ce qui rapproche sa composante  carnassière de sa composante ruminante est plus fort que ce qui les distingue. Ces évocations  zoomorphes sont bien entendu très simplificatrices, mais elles mettent l'accent sur l'essentiel : sont  carnassières les entreprises soumises à la dure obligation d'être compétitives pour survivre, et sont  ruminantes les organisations œuvrant pour des missions d'intérêt général ou offrant des services en dessous des prix de marché à des publics précaires ou défavorisés.

À l'origine, le périmètre des carnassiers était identique à celui des entreprises au service de leurs  seuls sociétaires. Mais au fil du temps, la pression de la rentabilité à tout prix et la préférence pour  les appels d'offres ont conduit un nombre toujours croissant de ruminants à devenir, quelque peu  contraints et forcés, d'authentiques carnassiers. Ce rapprochement, partiel il est vrai, aurait pu  renforcer la cohésion interne de l'Économie Sociale. Il semble plutôt que ce soit l'inverse qui s'est  produit ; la frontière s'est cependant quelque peu déplacée, opposant désormais les "modernes", où  se côtoient des entreprises et des organisations de tous statuts qui se veulent militantes et qui  entendent cumuler les qualités des carnassiers, innovation, dynamisme et profitabilité, et les  aménités des ruminants, à savoir subventions et quotas préférentiels, et les "anciens", pour la  plupart de grande taille, que le poids de leur technostructure aurait "banalisés". Avec bien entendu  tous les cas intermédiaires possibles et imaginables !

C'est pourquoi il serait simpliste d'énoncer que les pays qui ont une Économie Sociale structurée et  passablement forte, tels la France où le concept est né, sont ceux où carnassiers et ruminants se  donnent la main, alors que les pays où l'Économie Sociale est absente du paysage institutionnel, tels l'Allemagne, sont ceux où carnassiers et ruminants s'ignorent et veulent continuer à s'ignorer. Il faut  aussi considérer le poids de l'Histoire et des permanences sociologiques.

***

La gestation, puis la naissance de l'Économie Sociale dans la France des années 70 s'est faite autour  d'une volonté interne d'agir ensemble. Coopératives, mutuelles et grandes associations ayant une  activité économique notoire se sont découvert des intérêts communs et ont progressivement mis en  place des instruments de coordination. L'État, le monde politique, puis les universitaires, ne sont  venus qu'après. La théorie est venue couronner la pratique, mais ne l'a jamais précédée.

Et il ne faudrait pas croire que ces intérêts communs coulaient de source. La toute première  Économie Sociale1, celle d'avant Mitterrand, réunissait des organisations au service de leurs  adhérents et des organisations au service de tiers, ce qui était déjà une hétérogénéité majeure. Mais  ce n'est pas là que réside le prodige fondateur. C'est qu'il y avait ensemble des ennemis irréductibles d'hier, à savoir les institutions laïques et les institutions catholiques, certes bien sécularisées, mais  qui avaient conservé leur périmètre et leur influence. Comme si Marc Sangnier et Léo Lagrange  avaient fini par se rejoindre et enterrer leurs haches de guerre.

La reconnaissance de l'Économie Sociale par les Pouvoirs Publics au début des années 80 dénotait  la volonté d'une fraction de la mouvance socialiste, par delà de nombreuses ambiguïtés dont  certaines persistent jusqu'à nos jours, de s'appuyer sur une composante dynamique et innovante de  la société civile, pour en faire une avant garde présumée à disposition des politiques publiques.

Tout cela ne participait que de considérations purement franco-françaises.

Ceci étant, lorsqu'il a fallu définir sur quels critères les organisations fondatrices ont décidé de se  rassembler, on est allé chercher les principes coopératifs, pour les généraliser tant bien que mal aux  deux autres composantes. Il faut sans doute y voir l'influence de Desroche2, mais à elle seule cette  explication ne suffit pas. Il y avait explicitement un rapport de force favorable aux coopératives, au  détriment du "tiers secteur", a fortiori du "secteur sans but lucratif".

La première Charte de l'Économie Sociale (1980) puisait donc ses sources dans un lointain passé  (Rochdale, 1844) mais permettait du même coup une ouverture sur l'international, l'ACI3 étant  présente dans tous les pays du monde (y compris l'URSS).

De fait, lors des premières tentatives d'internationaliser l'Économie Sociale, cette passerelle a  grandement facilité les choses. Des pays de forte culture coopérative mais ayant une Histoire, des  institutions et un climat politique en tous points dissemblables de la France ont rapidement adopté  et intégré le concept. Ce fut notamment le cas en Espagne, au Québec, en Belgique. Mais les efforts  menés à Bruxelles au sein de la Commission n'ont pas connu le même succès, malgré un appui  certain du gouvernement français à l'époque de l'éphémère DG XXIII.

L'opposition entre services aux membres et services aux tiers, qui avait été si facilement surmontée  en France, s'avéra rédhibitoire au niveau européen. Il y fut impossible d'imposer durablement la  coexistence de l'ensemble coopératif et mutualiste, que l'on fusionna avec les PME dans la DG  Entreprises, et les ISBL4, où l'action sociale est prépondérante, qui ont été absorbées par la DG des  Affaires Sociales.

Plus de trente ans se sont écoulées depuis l'éclatement de la DG XXIII et, malgré de multiples  tentatives, aucune reconstitution n'a pu aboutir. L'action d'un lobby ad hoc, d'abord au nom des  CMAF (coopératives, mutuelles, associations, fondations) puis sous le label Social Economy  Europe (incompréhensible pour les Britanniques !) s'est révélée très insuffisante.

Pendant la décennie 1990, l'idée d'Économie Sociale a continué de s'étendre. L'Amérique Latine toute entière, le Canada anglophone, la Corée du Sud, en sont devenus des foyers actifs, tandis que  son développement plafonnait en France et restait bloqué à Bruxelles. Nous en sommes peu ou prou restés au même point en 2022.

La principale source de réticences à l'européanisation du concept d'Économie Sociale vient de  l'Allemagne, puis des pays où son influence est prépondérante. Pourtant, les coopératives sont, dans le monde germanique, fortes et anciennes. Les figures tutélaires de Friedrich Wilhelm Raiffeisen  (1818-1888) et de Hermann Schulze-Delitzsch (1808-1883) y sont comparativement bien plus  populaires que ne le sont leurs équivalents en France. Mais cela n'a pas suffi. Jamais le mouvement  coopératif allemand n'a éprouvé le besoin de s'allier avec les entreprises d'intérêt général pour  former un groupe de pression plus fort ou pour créer un imaginaire collectif spécifique.

Dans une conférence prononcée en 1992, donc tout à fait aux débuts de la réunification allemande,  le Professeur Hans-Hermann Münckner5 expliquait cette situation par des raisons essentiellement  juridiques et institutionnelles. Ses arguments restent d'actualité ; ils me semblent cependant bien  insuffisants trente ans après.

Il se peut que des confusions autour du vocabulaire ne soient pas aussi triviales qu'elles puissent  paraître. En janvier 2014 une conférence européenne sur l'Économie Sociale se tint à Strasbourg.  Beaucoup d'engagements y furent pris, aucun ne fut tenu, mais ceci est une autre histoire. Avant

l'ouverture des débats, une sourde inquiétude hantait nombre de participants : l'Économie Sociale  dans son sens européen, en fait uniquement porté par l'Europe latine, allait-elle se faire damer le  pion par l'entrepreneuriat social, une notion importée des USA et portée par les écoles de commerce (business schools), selon laquelle seule importe la finalité poursuivie par l'entreprise, et non la  nature des propriétaires de son capital – ce qui est la négation même de la doctrine coopérative. Il  n'en fut rien, et, au second jour de la conférence, la position de l'Économie Sociale se trouvait  renforcée. C'est alors que la parole fut donnée à Martin Schulz, alors Président du Parlement  européen, qui fit une intervention lunaire, qui laissait entendre qu'il n'avait en rien suivi les débats  de la conférence ou alors qu'il n'y avait rien compris. Il fit en effet l'éloge de la soziale  Marktwirtschaft, le système de gouvernement jadis mis en place par le chancelier Ludwig Erhard, le père du "miracle allemand". Personne ne se permit de lui faire remarquer que ce n'était pas le sujet  du jour.

À part la référence au marché, soziale Marktwirtschaft est quasiment la traduction des mots  Économie Sociale, tout comme peut l'être le très bruxellois Social Economy. Mais pour un  Allemand, cela évoque des réalités qui n'ont rien à voir.

D'autres explications, culturelles, historiques, peuvent être mises en avant. On peut remonter au  congrès de Bad Godesberg, aux controverses entre Jaurès et Bebel, au système de protection sociale bismarckien. On peut gloser à l'infini sur l'opposition entre le centralisme français et le fédéralisme  allemand.

Je suggère un autre type de piste à creuser. Pendant que l'Économie Sociale se développe en France, avant de sortir de ses frontières, l'Allemagne est divisée en deux. Deux modèles économiques se la  disputent. Ils sont antinomiques, les préférences vont vers l'un ou vers l'autre. Il n'y a pas, comme  en France, place pour penser, espérer, esquisser une "troisième voie". Il y en aura encore moins  après la réunification, alors qu'en France cette aspiration a toujours existé, et l'Économie Sociale y a trouvé un climat favorable à son éclosion car elle s'est, tout au moins pour une part, installée comme en continuité par rapport, d'une part à la participation gaullienne, d'autre part à l'autogestion chère à  la "seconde gauche". Ceci, en plus des éléments décrits en début d'article, a créé un climat dont on  ne trouvera aucun équivalent outre-Rhin.


Notes

1 Je continue à utiliser ce terme, de préférence à l'acception moderne et désormais officielle ESS (Économie Sociale et Solidaire), mais c'est bien de la même chose dont il s'agit.

2 Henri Desroche, dominicain passé au marxisme, puis à un scepticisme intégral, était en France le sociologue attitré  du mouvement coopératif. Il exhuma début 1977 le terme Économie Sociale, tombé en désuétude depuis la mort de  Charles Gide, et le proposa à ses partenaires, qui l'adoptèrent plus par défaut que par une adhésion enthousiaste.

3 L'Alliance Coopérative Internationale, fondée en 1895.

4 Institutions Sans But Lucratif, terme internationalement reconnu par la division statistique de l'ONU. Les ISBL  comprennent en France les associations et les fondations, mais dans d'autres pays, en fonction de la diversité des  statuts juridiques existants, leur périmètre peut prendre différentes acceptions.

5 Spécialiste mondialement réputé des coopératives (Université de Margburg).

 

Accréditation OING Francophonie

Sommaire des Actes de la XXIXe Biennale

SOMMAIRE DES ACTES XXIXe BIENNALE

LIVRE XXIX :

Sommaire


Séance d'ouverture de la XXIXe Biennale

Cheryl TOMAN, Présidente de la Biennale de la langue française

Cyril BLONDEL, Directeur de l’Institut français d’Allemagne

Christoph BLOSEN, Ministère fédéral des Affaires étrangères


1ère séance de travail : « Les apports de la langue germanique dans la langue française »

Présidence de séance : Lamia BOUKHANNOUCHE

Anne-Laure RIGEADE, Docteur en littérature comparée, (France) «L'oeuvre bilingue de Anne Weber, une épopée franco-allemande »

Line SOMMANT, Journaliste, auteur, linguiste, Université Paris 3-Sorbonne nouvelle, Paris (France), « De l’influence des langues germaniques sur la langue française »

Claire Anne MAGNÈS, Poètesse, critique littéraire, journaliste (Belgique) , « Comment vous appelez-vous ? les prénoms français d’origine germanique » lu par Cheryl Toman


Table ronde : « Réalités des francophonies en Allemagne:

Quelles pratiques pour la langue française dans un contexte où son usage est minoritaire. »

Modération : Luc PAQUIER, Directeur de la Maison des Francophonies à Berlin

Alexander HOMANN, Délégué général de la Communauté germanophone de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie à Berlin

Delphine de STOUTZ, Autrice Traductrice, directrice de projets, et maman Suisse vivant en Allemagne

Anne-Chrystelle BAETZ, Présidente de l'association Emploi Allemagne.


2ème séance de travail : « Interculturalités franco-allemandes : aspects économique, géopolitique, linguistique et numérique »

Présidence de séance : Christian TREMBLAY

Daddy DIBINGA , Université Gaston Berger de Saint-Louis du Sénégal, « Une Approche comparative de la diplomatie culturelle « occidentale » en Afrique francophone subsaharienne à travers les plateformes numériques de l’institut français et du Goethe institut, de Dakar »

Philippe KAMINSKI, statisticien économiste (France),« Economie sociale : le grand dos-à-dos entre France et Allemagne »

Yves MONTENAY, Docteur en Démographie politique (France),« L’Interculturalité à l’épreuve de la géopolitique en francophonie africaine »

Antoine BROQUET, Directeur d'Ecocert, filiale allemande d’Airbus, entreprise franco-allemande, « Témoignage sur la communication en langue française dans les entreprises franco-allemandes »


3ème séance de travail : « Plurilinguisme et interculturalités du français hors de France »

Présidence de séance : Line SOMMANT

Lamia BOUKHANNOUCHE, Etoile Institut, Paris, « Repenser le programme de français langue étrangère à Modern Languages et Literature – CWRU, Cleveland »

Ahmed MOSTEFAOUI et Fatima MOKHTARI, Université Ibn Khaldoun à Tiaret (Algérie), « Des impacts de la dimension interculturelle dans l’enseignement supérieur algérien : le cas de recherche en didactique du FLE et interculturalité »

Maryse NSANGOU-NIJKAM, Université de Yaoundé 1 (Cameroun), «Le multilinguisme dans la francophonie: le cas du Cameroun »

Karen FERREIRA-MEYERS, Université d'Eswatini (Eswatini, Afrique australe), « Que faire pour améliorer les compétences des enseignant(e)s du FLE en contexte exolingue? »


4ème séance de travail : « Accès à la langue française via les arts, la littérature, la langue scientifique »

Présidence de séance : Cheryl TOMAN

Christoph Oliver MAYER, Université Humboldt de Berlin (Allemagne), « Quand l’Allemagne chante de la France et vice-versa »

Métou KANÉ, Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan-Cocody (Côte d’Ivoire), « Le translinguisme dans la poésie ivoirienne : cas de Les Quatrains du dégoût de Zadi Zaourou et de Wanda Bla ! de Konan Roger Langui »

Patrick OUADIABANTOU, Université Marien Ngouabi, ( République du Congo), « Mots francophones: liens inextricables et destins croisés »

Ousmane DIAO, Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Sénégal), « Analyse lexicale de la terminologie médicale au Sénégal »

Myriam HILOUT, Université Humboldt de Berlin (Allemagne), « L’influence d’un séjour à l’étranger sur l’identité professionnelle et linguistique des enseignants/es de français du secondaire allemand »


Philippe GUILBERT, Ambassade de France en Allemagne, « Les apprenants de français en Allemagne »


5ème séance de travail : « La Francophonie et ses influences : passé, présent, futur »

Présidence de séance : Line SOMMANT

Saholy LETELLIER, Musée de Tadio (Madagascar), Université de Rouen Normandie Grhis, et Sciences Po Paris (France), Le musée francophone des Deux Guerres à Tadio « Musée Johanesa Rafiliposaona », un musée vivant, un musée humaniste.

Didier OUEDRAOGO, Université Paris-Saclay, « La francophonie, entre héritage traumatique et syncrétisme identitaire dans l'espace sahélien »

Christian TREMBLAY, Observatoire européen du plurilinguisme, « Réflexion sur la différence entre « interculturalité » et « multiculturalisme ». Le plurilinguisme en Afrique »

Françoise BOURDON, Cercle des Solidarités francophones en Normandie (France) et Saholy LETELLIER, Musée de Tadio (Madagascar), Université de Rouen Normandie Grhis, et Sciences Po Paris (France), « Échange culturel et linguistique entre Tadio (Madagascar) et Le Houlme (France) »


Clôture de la XXIXe Biennale

Cheryl TOMAN, Présidente de la Biennale de la langue française




A la Une

« La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93