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Quand l’Allemagne chante la France (et vice-versa)

Christoph Oliver Mayer (HU Berlin)


Le dialogue interculturel franco-allemand se fait parfois sentir dans la musique populaire. Ce n’est pas au hasard que, dans les années 50 et 60 la France soutient les tournées de chanteurs populaires français pour propager la culture francophone en Allemagne. C’est dans ce contexte que la chanteuse Barbara passe quelques jours en Allemagne, entre autres à Göttingen, et c’est de ce séjour que revient l’idée de sa célèbre chanson qui porte le titre de la ville allemande. Göttingen nous rappelle la tradition des contes de fées en même temps que l’avenir d’une nouvelle amitié. La chanson de 1964 sera reprise par Patricia Kaas presque 25 années plus tard, en 1988, dans sa chanson D’Allemagne où elle nous chante « Reparlez-moi des roses de Göttingen ». Évidemment et avec raison, ces deux chansons sont considérées aujourd’hui un héritage culturel du couple franco-allemand. On les cite dans les dictionnaires sur le transfert culturel ou sur la culture populaire qui ont été publiés par Dietmar Hüser et Ulrich Pfeil et autres. Mais quand on se tourne vers le côté allemand, où sont les témoignages de la relation franco-allemande dans la musique populaire ?

Je vous présente quelques exemples pour la présence de la France dans la musique populaire allemande des années 80. Si j’ai choisi cette décennie, c’est parce que je suis convaincu qu’il faut d’abord garantir une présence de la langue et de la culture populaire pour motiver les gens à apprendre d’autres langues et à s’intéresser à d’autres cultures. Cela veut dire que la manière dont les États-Unis influencent notre culture, avec Walt Disney, McDonald’s, et Coca Cola, avec les vagues de musique rock et pop et le cinéma de Hollywood avait eu beaucoup de succès parce qu’elle était fondée sur la culture populaire, sur le menu peuple et sur le contact quotidien. A l’inverse, aujourd’hui la France ne joue presque aucun rôle dans la vie de tous les jours des Allemands. Sa présence est modeste, même en comparaison avec celle de l’Italie et sa cuisine ou avec les fêtes à l’espagnol.

Dans les années 80, la situation était complétement différente. L’Allemagne était plus tournée vers l’étranger que dans les années 90 par exemple, et surtout plus vers ses voisins européens : mes exemples musicaux montrent comment et combien les Allemands se tournent vers la France, même s’il s’agit d’une France extrêmement stéréotypée. Et c’est de là que naît mon deuxième postulat : si on connaît actuellement moins son voisin et que dans les vingt dernières années, de telles chansons n’ont surgi que rarement, c’est aussi parce qu’on a tendance à refuser les stéréotypes et à abandonner une approche interculturelle qui se base sur des clichés. Au lieu d’intensifier les contacts entre deux cultures, on, c’est-à-dire nous, les experts, on essaie plutôt de renforcer notre transculturalité, d’éviter les clichés et d’accentuer l’individualité. Mais, sans la présence de la culture populaire, un dialogue interculturel ne peut plus fonctionner.


  1. La France dans la musique allemande des années ’80 : quand cela a bien fonctionné…

Chanter la France ou encore Paris, dans les années ’80, cela garantit un certain succès et suscite un intérêt dans le public français. On connaît très bien les chansons anglaises Lost in France de Bonnie Tyler ou To France de Mike Oldfield ; Give Paris one more chance de Jonathan Richman or I’ve seen this face before de Grace Jones. D’autres chansons sur la France qui étaient très connues en Allemagne et qui ont été chantées en allemand sont restées limitées au marché ou bien au champ musical allemand. Mais il y a pas mal d’exemples, comme par exemple Comment ça va et Je suis, tu es  (1982/3) du groupe de teenager hollandais The Shorts qui décrivent un échange scolaire à Paris où ils s’enamourent d’une fille parisienne et de la ville de Paris. Ils pratiquent un français rudimentaire en déclarant Paris comme le lieu d’amour par excellence.

Toute autre est la chanson Taxi nach Paris  (1984) de Felix de Luxe, un groupe allemand autour du chanteur Michy Reincke, qu’on classifie aujourd’hui quelquefois comme une contribution à la Neue Deutsche Welle, cette vague provocatrice qui renouvelle la chanson allemande dans ces années-là. L’idée de prendre un taxi pour aller à Paris montre comment la ville française symbolise encore le meilleur lieu d’amour et d’évasion pour les Allemands, en même temps qu’elle symbolise le luxe. Ces images simples sont nombreuses dans le Schlager, cette forme de chanson facile allemande, où fourmillent des titres comme Ganz Paris träumt von der Liebe ou La Provence, du blühendes Land, qui sont entre autres chantés par des artistes français ou francophones comme Mireille Mathieu ou Nana Mouskouri. Et c’est juste la même idée que le chanteur autrichien assez connu Udo Jürgens nous présente déjà en 1980 avec Paris, einfach so nur zum Spaß. Après une rupture avec sa femme, le chanteur veut commencer une nouvelle vie et un nouvel amour, à Paris bien entendu, qui pour lui et apparemment aussi pour son amante, représente la liberté sexuelle et le plaisir, la nostalgie et le bien-être.

Voilà les stéréotypes les plus banaux qui pourraient bien fonctionner aujourd’hui et qui le font, par exemple dans une Schlager actuelle de la chanteuse Michelle simplement intitulée Paris, donc on a à faire à des stéréotypes qui ne disparaissent pas absolument, mais qui se font de plus en plus rares dans la chanson allemande et qui restent seulement réduits à un minimum dans des chansons beaucoup plus simples, tout cela dans un contexte où on a tendance à oublier le voisin français, à minimaliser la présence de la langue française et à exclure la francophonie de notre vie quotidienne et de la culture populaire.


  1. Frankreich, Frankreich - le voisin en chanson comédienne

Laissez-moi maintenant à approfondir et à dévoiler le savoir des Allemands des années ’80 sur la France, en étudiant la chanson Frankreich, Frankreich du groupe de Cologne : Bläck Fööss, cette chanson est sortie en 1985. Plus précisément : la chanson est chantée dans un mélange de kölsch, le dialecte de la région de Cologne et d’un accent prétendument français. Ainsi, le titre exact n’est pas « Frankreich, Frankreich », mais « Fronkreisch, Fronkreisch », en soulignant la nasalisation et on imitant comment les français ont du mal à prononcer le ‘ch’ allemand. Le groupe Bläck Fööss est assez connu aussi pour sa présence au carnaval de Cologne (Mer losse de Dom en Kölle) et pour ses chansons pleines d’ironie et de plaisanteries (Katrin).

D’abord, il faudrait regarder la vidéo (cf. p.ex. sur youtube) qui illustre bien, le contenu de la chanson, aussi pour ceux qui ne parlent pas l’allemand. Ou bien : la vidéo et le texte forment un ensemble qui nous présente tout le répertoire du savoir commun ou banal sur la France, au milieu des années 80.

Dans la video, vous apercevez le drapeau tricolore et la Marseillaise, vous voyez le béret basque, la moustache, le foulard, la veste du chanteur. Un des musiciens, mal rasé, lit Le Monde et fume une cigarette, nous rappelle un clochard, avec sa bouteille de vin. Un autre joue de l’accordéon, un troisième imite un commissaire d’un film noir, avec son manteau et sa pipe. On se souvient de l’image de Maigret ou des films de Pierre Richard assez populaires en Allemagne à cette époque.

Regardons maintenant le texte plein de mots, noms et lieux communs français :


Ich kauf mir ein Baguette und treff‘ mich mit Jeanette. Da kommt auch noch Claudette. Claudette ist auch sehr nett. Baguette, Jeanette, Claudette: so nett, et moi – oh là là – la la.

Wir gehen dann zum Strand und liegen dort im Sand. Ich rauch ein Cigarette mit Jeanette und Claudette. Baguette, Jeanette, Claudette, une cigarette, et moi – oh là là – la la.

Fronkreich… (7x)

Ich werde wach mit Schreck. Meine Cigarettes sind weg. Und auch noch das Baguette. Wo sind Jeanette und Claudette? Cigarettes, Baguette, Jeanette, Claudette: sind weg – oh là là – la la.

Bonsoir, Herr Kommissar – oh là là, Sie sind schon da? Wissen Sie schon, wer es war? Aha, dann ist ja alles klar. Hey Kommissar, schon da, aha, alles klar, et moi – oh là là – la la.

Fronkreich… (2x)

Hey, allô Monsieur Voyeur! Allez, wir machen Veröhr! Gibst du die Saschen wieder her? Dann ist alles kein Malheur (s’il vous plaît). Baguette, Jeannette, Claudette, une cigarette.

Kommisssar, alles klar? Voyeur, Veröhr et moi– oh là là – la la.

Fronkreich… (2x)


Voici la baguette et les cigarettes qui nous donnent la rime avec -ette. Donc, pour les auteurs, les noms Jeanette et Claudette représentent des Françaises typiques. Quelques phrases ou chunks assez simples : « et moi – oh là là » « bonsoir », quelques idées reçues : la France, c’est la plage et le sable. Toute la chanson raconte la petite histoire d’un vol des cigarettes et de la baguette et de la disparition de ses deux jeunes filles. C’est pourquoi on appelle le commissaire qui doit trouver le coupable de ces actes criminels. On utilise des mots français qui font partie du vocabulaire allemand : voyeur, malheur et on prononce surtout des mots tout à fait allemands à la française : Veröhr au lieu de Verhör pour l’interrogatoire ; Saschen au lieu de Sachen parce qu’on connait assez bien les difficultés des Français avec la prononciation de ‘ch’, ‘h’ e ‘sch’.

Bien sûr, il n’y a rien de spectaculaire dans cette chanson. Quand même il y a une certaine intertextualité, p.ex. des références aux films noirs français assez populaires à l’époque, mais aussi aux chansons qui mettent en scène l’interculturalité comme la fameuse Zuppa Romana de Schrott nach 8 – une chanson qui parle de nourriture italienne, de Griechischer Wein ou Spaniens Gitarren. En outre, les spectateurs de Frankreich, Frankreich doivent avoir une certaine idée du rythme et de la prosodie de la langue française, autrement ils ne pourraient pas rire ou sourire sur cette satire. Les Bläck Fööss attendent que le public connaisse quelques mots français et aussi l’origine française de quelques tournures allemandes. Toute la musique populaire des années ’80 fonctionne ainsi et si la musique contemporaine ne contient plus ces allusions, c’est parce que le public ne goûte pas, ne sait plus, ne veut plus investir cette intelligence rudimentaire et cette connaissance interculturelle. Impossible de s’imaginer que la chanteuse Helene Fischer chanterait « Atemlos durch Marseille » parce que pour une grande partie de son public, ce serait la première fois qu’ils entendraient le mot « Marseille ». Cependant dans les années 80, la connaissance géographique, mais s’il s’agissait d’une connaissance assez vague, importait beaucoup. Innombrables sont les titres des chansons allemandes où on chante Ein Indiojunge aus Peru ou des phrases comme « Und ist bei uns schlechtes Klima, sind wir sofort in Lima » (dans la chanson Sommersprossen).


  1. Interculturalité, non transculturalité

Permettez-moi d’ajouter encore quelques mots pour souligner ma thèse. Moi personnellement, je préfère utiliser le concept de transculturalité en ce qui concerne une attitude de tolérance et d’acceptation de l’individualité. Mais bien sûr il y a toujours des effets négatifs et, quant à mon sujet, c’est-à-dire la tendance à privilégier une approche transculturelle à un dialogue rudimentaire, ces effets négatifs s’expliquent par la perte de la présence de l’autre, par le fait que cet autre disparaît, est de plus en plus opaque et surtout, qu’il fuit notre vie quotidienne. C’est ce que nous montre l’exemple de la culture populaire qui s’avère comme un véhicule idéal pour transporter des stéréotypes, des idées reçues et du savoir commun. Mon exemple a aussi montré que les années ’80 peuvent être considérées comme l’apogée de ce paradigme interculturel qui a certains avantages et qui semble beaucoup plus facile à réaliser. Mais malgré tout notre situation contemporaine promet l’ouverture vers le concept d’individualité, d’intersectionnalité et d’inclusion qui n’étaient pas encore prévues ou préméditées il y a quarante ans. Alors, il faut s’engager pour une renaissance de la culture populaire, voire pour une didactique interculturelle qui explique l’un à l’autre. La chaîne de télévision d’Arte nous présente beaucoup de documentaires sur des animaux africains, mais peu de choses sur ce qui se passe réellement en France. Ici en Allemagne, on ne participe pas à la culture populaire et les événements des institutions de haute culture comme l’Institut français ne peuvent pas combler cette lacune. Et pour souligner que je ne suis pas le seul à tenir à l’importance de la culture populaire, je voudrais citer Annie Ernaux dont presque tous ses romans d’auto-fiction nous expliquent que la réussite sociale et la formation intellectuelle peuvent se réaliser à travers la télévision, la lecture populaire et la culture de jeunesse. Elle-même en est un bon exemple. Et ce qui vaut pour la réussite sociale peut aussi importer en ce qui concerne le contact interculturel, mais cela devient de plus en plus difficile, dans un contexte de mondialisation.