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Mots francophones: liens inextricables et destins croisés

Patrick Ouadiabantou


Dans le cadre de cette XXIXe Biennale, je me suis proposé de convoquer ‘’la lexicologie en Afrique et le dictionnaire francophone’’, tant il est vrai que les mutations qui surviennent dans l’espace francophone sont d’une envergure qui ne laissent nullement les critiques insensibles. Aussi, il nous semble permis de croire qu’à l’heure où les textes africains ont dépassé le stade de l’engagement sociopolitique  et où ils s’orientent  de plus en plus vers des problèmes socioculturels, la démarche critique la mieux appropriée à leur appréciation devrait porter sur l’analyse de la langue qui est porteuse des idées de l’écrivain.

Nous avons porté notre choix sur  "Dictionnaire enjoué des cultures africaines" (2020 d’Alain Mabanckou et d’Abdourahman Waberi  qui, comme on le sait, est une production littéraire dont l’objet d’étude  est d’ordre sociolinguistique. Alain Mabanckou et Abdourahman Waberi  sont francophones et les problèmes spécifiques que pose leur texte nous offrent un champ immense d’analyse linguistique.

Comme on peut s’en apercevoir, notre sujet appelle à faire deux constats : le premier, les liens inextricables que tissent les mots issus des langues des pays dits francophones, insérés dans la chaîne phrastique française et le second, ce qui est s’aperçoit comme  la résultante de cette imbrication, de cette hybridation : destins croisés des deux langues qui s’invitent à cohabiter, à entretenir des liens de complicité et d’ouverture aux autres cultures-mondes,  fussent-ils intéressés ou désintéressés.


1-Mots francophones, liens inextricables

S’agissant du premier constat, il convient de faire de ce bref historique des littératures francophones. Les années 1970 ont marqué un changement considérable dans l’histoire littéraire africaine subsaharienne, avec notamment la publication  du Devoir de violence de Yambo Ouologuem et Les Soleils des indépendances  d’Ahmadou Kourouma. Ces deux romans se détachent des ouvrages de leurs devanciers de la littérature africaine, tant sur le plan thématique qu’esthétique.

Pour ce qui est du cadre esthétique, ces nouveaux récits africains séduisent le lectorat par l’inventivité de leur langage marqué par des mots, la syntaxe et des procédés de création lexico-morphosyntaxique. La langue d’écriture se trouve « subvertie » par des apports linguistiques et stylistiques. A ce sujet, Le Devoir de violence est un monument lyrique et épique, écrit dans un français perverti, à la syntaxe incertaine, qui serait une sorte de langue orale littéraire. Ce roman marqué par la gaucherie de style, sans se départir des lois de la rhétorique française, préfigure l’avenir du roman africain contemporain.

En rompant avec la littérature mimétique de la première génération, ces deux romans vont surtout ouvrir une nouvelle voie d’exploration romanesque en Afrique noire. Aussi Jacques Chévrier a-t-il pu faire ce constat selon lequel « Yambo Ouologuem et Ahmadou Kourouma se sont attaqués au sacro-saint tabou de la langue française » et ont apporté la preuve éclatante qu’un écrivain pouvait se couler dans le moule  d’une pratique langagière autre, sans pour autant franchir le seuil de la lisibilité ».

C'est dans ce sens que s'inscrit cette observation de Julien Barret (2016, 96), "la langue française suit des règles instituées par une grammaire, une syntaxe, une orthographe; un Bescherelle, un Grevisse et des dictionnaires. Les entorses à ces règles, les fautes, les erreurs, ou simplement l'usage d'aujourd'hui: voilà ce qui prévaudra demain"

Or, quel est l'usage d'aujourd'hui qui prévaudra demain? Mabanckou et Waberi donnent, dans "Dictionnaire enjoué des cultures africaines" (2020, 10) cette précision du français francophone "chaque fois que nous nous rendions en Afrique, nous appréciions d'entendre ce vocabulaire urbain dans lequel la langue française côtoie les langues locales, démontrant plus que jamais que notre ère était désormais celle du mélange, celle du brassage, celle de la'' civilisation de bronze".

A Boris Boubacar  Diop, pour en conclure, d'inviter les écrivains à "produire des textes traversés par le souffle de l'oralité" Le français réussit à intégrer les substrats lexico-sémantiques des langues africaines. Aussi le fameux refrain malherbien :

« Enfin Malherbes vint, le premier en France,

Fit sentir dans les vers, une juste cadence »

n’est-il plus qu’un vain slogan.

Aussi Papa Samba Diop, Université Paris VII souligne avec précision ces mutations survenues dans l’espace francophone, dans les actes du colloque « Musanji Mwata-Ngalasso, "De Les Soleils des indépendances à En attendant le vote des bêtes sauvage: quelle évolution de la langue chez Ahmadou Kourouma?" Littératures francophones: langues et styles » :

D’abord,  depuis le milieu des années 1990, dans le contexte d’une mondialisation grandissante, les tentatives de catégorisation des littératures de langue française se sont multipliées. Parallèlement, de nombreux auteurs font valoir leur aspiration à une perception renouvelée de leurs écrits.

Ensuite, Redéfinissant leurs poétiques, certains d’entre eux – notamment un certain nombre de jeunes auteurs africains – réclament désormais d’être perçus non pour leur altérité mais pour la qualité littéraire de leurs œuvres. Ce mouvement semble culminer avec la publication en 2007 du Manifeste pour une littérature-monde, qui appelle de ses vœux une ‘révolution copernicienne’, à savoir un changement de statut des littératures d’‘Outre France’, leur reconnaissance dans des positions centrales.

Ces dernières décennies, de plus en plus, l’espace littéraire francophone est devenu un  lieu de liberté d’expression par l’insertion dans le récit des formes langagières, porteuses des idées de l’écrivain. Les littératures francophones contemporaines, surtout celles de l’hémisphère sud, se sont donné une spécificité, celle d’un métissage en rapport avec la variété  des espaces littéraires et avec les influences culturelles endogènes et exogènes. Dans les pratiques d’écriture actuelles, l’interaction de divers éléments semble être au centre de la conception romanesque.


2- Mots francophones, destin croisé

Le seconde membrane de cette communication, c’est-à-dire le constat selon lequel le brassage de langue relève d’un destin croisé.

A la question : « pourquoi certains écrivains choisissent, un beau jour, de passer de l’autre côté du miroir et, semble-t-il,  de mourir à leur langue maternelle, en passant la frontière de l’étranger et de l’étrangeté littéraire, le temps d’un livre ou de plusieurs ? »1 Françoise MORCELLO ET et  Cathérine PELAGE répondent par une interrogative : « Comment trancher entre des langues dont le destin est inextricablement lié »2

Les lecteurs de tous bords s'interrogent du comment et du pourquoi insérer les termes des langues  africaines dans le récit typiquement français? Quelle interprétation donner, à l’intérieur d’une fiction dans une langue donnée ? à la présence d’une autre langue qui s’y introduit comme marqueur ?

Plusieurs motivations toutes aussi essentielles les unes que les autres : traduire l'idée que ne peut représenter la langue de départ sans la déformer est la motivation fondamentale. L'emploi de certains termes de langues africaines obéit inévitablement au besoin pour l'auteur de traduire en français l'idée sans la déformer mais bien plus, de ne pas laisser disparaitre des concepts intéressants et de ne pas diluer la spécificité de certains autres. Makhily Gassama avoue « qu'il n'est pas aisé pour un romancier négro-africain de se contenter uniquement d'un lexique étranger pour peindre certaines situations, certaines réalités propres à l'Afrique »3Il surenchérit très justement qu' « Il y a, en effet, dans nos langues, des termes intraduisibles en français, les termes français correspondants ne satisfont pas toujours le romancier si le terme français parvient à transmettre le contenu notionnel, il sacrifie les valeurs évocatrices du terme africain »4

C'est dans cet esprit que sont employés des termes en langues africaines qui se rapportent à des spécialités africaines. Certains segments en langues africaines ont une force suggestive qui s'additionne de façon cohérente et heureuse à ce qui est dit en français.

Le refus de vivre dans l’enracinement de sa propre langue d’une part et interroger le bilinguisme littéraire comme biculturalité et la liberté créatrice. Car l’extraterritorialité introduite par Georges Steiner dans son ‘’Essai sur la littérature et la révolution du langage’’ s’entend comme « le passage à l’autre langue présenti comme ‘’renverse du souffle’’. Ainsi, il appelle à saisir « les implications pour le nouvel internationalisme de la culture »5

Pour conclure, le terme de « francophone », en particulier dans le domaine littéraire, désigne toujours l’autre, par rapport à la langue mais, l’autre avec lequel on se « brasse », c’est-à-dire « la civilisation du bronze » pour emprunter une formule du poète congolais Tchicaya U’Tam’si.

L’expression forgée par Mabanckou dans Mémoires de porc-épic, « l’autre lui-même » vient corroborer l’état de langues dans l’espace francophone où, le multiculturalisme, plurilinguisme voire l’hétéro-linguisme se traduisent une nouvelle identité culturelle

Cet hybridisme linguistique s’inscrit dans une vision qu’Edouard Glissant avait eue lorsqu’il parle d’identité fixe préjudiciable à notre monde, lequel », pensent Mabanckou et Waberi, « est dans l’Afrique »6. Ils surenchérissent, dans un élan d’ouverture aux cultures universelles du monde : « Il en est de même pour tous les autres continents tant nos destins sont inextricablement liés pour le meilleur et le pire »7

Le français actuel, tel qu’il est parlé, transgressé et malmené par ses locuteurs et subissant les assauts d’autres langues, suscite notre curiosité quant à son devenir. Edouard Glissant voit plutôt dans cette interlangue ou l’hybridation un « monde archipel » d’autant plus qu’il est difficile de justifier la notion d’identité nationale, ethnique ou tribale. Il faudrait forger une identité-relation car les identités fixes deviennent préjudiciables à la sensibilité de l’homme contemporain engagé dans un monde-chao et vivant dans des sociétés créolisées, conclut-il.

Ces deux auteurs  parviennent à tirer cette conclusion  « C’est dire que l’Afrique est en passe d’imposer une griffe, un style, une manière d’être au monde et en relation avec le reste du monde »8


Notes :

1. Françoise MORCILLO, Cathérine PELAGE, Littérature en mutation. Ecrire dans une autre langue, Paris, Editions Paradigme, 2013, p.83.

2. Françoise MORCILLO, Cathérine PELAGE, Littérature en mutation. Ecrire dans une autre langue, Paris, Editions Paradigme, 2013, p.10.

3. Makhily Gassama, Kuma, Interrogation sur la littérature nègre de langue française, Abidjan, NEA, 1978, p. 227.

4. Makhily Gassama, Kuma, Interrogation sur la littérature nègre de langue française, Abidjan, NEA, 1978, p. 226

5. Françoise MORCILLO, Cathérine PELAGE, Littérature en mutation. Ecrire dans une autre langue, Paris, Editions Paradigme, 2013, p.84

6. Alain Mabanckou et Abdourahman Waberi donnent, 2020, Dictionnaire enjoué des cultures africaines, Paris, Fayard/Pluriel, p. 10

7. Alain Mabanckou et Abdourahman Waberi donnent, 2020, Dictionnaire enjoué des cultures africaines, Paris, Fayard/Pluriel, p. 10

8. Alain Mabanckou et Abdourahman Waberi donnent, 2020, Dictionnaire enjoué des cultures africaines, Paris, Fayard/Pluriel, p. 11