Biennale de la Langue Française

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La francophonie, entre héritage traumatique et syncrétisme identitaire dans l'espace sahélien

Didier OUEDRAOGO


Introduction

Le français contemporain est dans le mouvement de l’Histoire. Comme langue, elle est inscrite dans l’espace-temps des rapports de locutions, sources et fondements de rapports sociaux. En partant d’une courte histoire politique de la langue française, comme la signature du traité international à Versailles, en 1919, pour « Clore le premier conflit mondial en français et en anglais », on pourrait y voir d’emblée une intention d’en faire un outil de trait-d’union. C’est ce qu’illustrent ces autres moments importants, comme l’édification de l’Union européenne à partir des années 50 dans des espaces francophones (Bruxelles, Strasbourg, Luxembourg), ou encore l’organisation intergouvernementale qui donna naissance à l’Agence de Coopération Culturelle et Technique, préfigurant l’AIF (1998), laquelle donna naissance à l’OIF (2005).

Ces points de repère dans notre contemporanéité indiquent le caractère vivant de la langue française. La période coloniale relative à la zone sahélienne, comme partie du monde, est bien un des espaces d’expression historique de cette langue. Mais quelles en furent les caractéristiques au moment même de l’aventure coloniale ? Il s’agira pour nous de proposer un bref aperçu, une sorte de typologie linguistique donnant quelques repères utiles à la rencontre du français avec d’autres langues, sous l’angle colonial. Par suite de quoi, l’évolution du fait colonial à travers une relative prise de conscience de l’existant linguistique permettra d’entrevoir ce que nous pourrions appeler une juxtaposition linguistique, qui annonce par même moment un lent et relatif « processus décolonial » de la place de cette langue, au sein des structures linguistiques existantes. Cette amorce, d’une certaine manière, sera propice à une dynamique syncrétique linguistique dans cet espace, ce qui, aussi, mérite d’être pensé. L’articulation de ces trois moments de la présence au Sahel de la langue française constitue notre questionnement.


I. le Français dans le Sahel colonial

A/ La langue française et  langues locales ou : un impensé

L’ensemble de la zone sahélienne, à l’époque coloniale, fait apparaître une grande richesse dans la géographie des langues en usage. La langue française arrive dans un espace pluriethnique où les frontières linguistiques se dessinent selon l’occupation de nombreuses populations d’origines diverses :

  • Les langues du groupe mandé désignent les langues de  l’ensemble mandé et manding. La langue manding et ses dialectes sont circonscrits sur le « territoire proche de la rive gauche du Niger, dans la partie qui s’étend entre Kangaba et Bamako » 1  avec pour capitales Niani et Kangaba. Le Malinké ou maninka (Haute Guinée) est composé du lexème : mànìn et d’un dérivatif ka, qui signifie le lieu, maison. Ainsi les Malinké qui ont fondé l’ancien Etat du Mali dont les limites ont varié mais qui, à l’époque de son apogée, s’étendaient de la côte occidentale de l’Adrar des Iforas et au pays Songayu (ou songhay), et, du nord au sud, du Tagant à Beyla et d’Awrawane à la limite nord de l’empire des Mossi » 2 (p.67)

Un inventaire des langues de ce groupe mandé met en évidence trente-huit (38) langues, dont les plus connues sont le bambara, le bobo, le bozo, le malinké, le soso, le samo.


  • Les langues du groupe Songhay-Zarma 3 sont usitées dans la partie longeant le nord du fleuve Niger, allant du lac Débo (Mali) jusqu’au Nigéria, traçant une bande tout le long du Niger, en passant par l’ouest dans les vallées aux affluents du Goruol, Dargol, jusqu’aux frontières de la Haute Volta, actuel Burkina Faso.

Outre ce grand ensemble, il existe de petits îlots ethnolinguistiques rattachés au groupe Songhay-Zarma, répartis entre plusieurs royaumes :

  • En pays mossi et gurma, les songhay de Kaya, Ouahigouya, Arbinda (Burkina Faso)

  • Dans le Macina, des minorités songhai de Mopti, Djenne, les Songhai de Hombori

  • Au Dahomey, les Dendi (sur les frontières du Niger, du Dahomey (actuel Bénin)

Les habitants de cette zone ont pour voisins les Touareg dans la boucle du Niger, les Bambara, Bozo au sud du lac Débo (Mali), les Dogon à l’intérieur de la boucle du Niger, les Peul de Haute-Volta et les Peul du Niger, les Mossé et les Gurma de Haute-Volta, les Haoussa du pays Zarma, les Bariba au Sud dans le pays du roi Béhazin (Dahomey)


  • Les langues du groupe voltaïque : la région à l’intérieur de la boucle du Niger et toute inscrite sur le bassin supérieur des trois volta (noire, blanche et rouge). Zone divisée en 3 sous-groupes linguistiques, elle correspond aux états et royaumes à l’est et au centre de la zone des Volta :

  • Premier sous-groupe « Oti-Volta » décomposé en 5 autres groupes dont certains sont apparentés. Ainsi les principales langues sur la partie occidentale de cette zone, sont le mooré (langue des moosé), le gourmantyema (langue des Gourmantché), suivi du dagbané (langue des Dagomba, le nanumbè, parlé par les Nanumba, le wa, le dagari (langue des Dagara).

  • Second sous-groupe gurunsi où on trouve le kabrè des Kabyenmba, le lamba des lamba.

  • Troisième sous-groupe, celui des Sénufo, à l’ouest du Mandé avec une chaîne de langues et de dialectes touchant la partie mandé de la Haute-Volta dont Banfora, Katiola  (tagbana) au Mali, Koutiala (supyire), Orodara, Nouna (Haute Volta)

Ainsi rappelé, nous sommes en présence d’une diversité de populations, d’une pluralité de langues réparties entre des groupes linguistiques principaux et secondaires, dont la classification obéit à quelques critères parmi lesquels l’analogie de la structure de la langue, l’existence d’un lexique commun et la localisation de l’usage. Face à telle effervescence linguistique, il sera question pour nous d’interroger le rôle de la langue française dans cet espace pluriel de langues maternelles. Qu’est-ce qui rendra raison de sa centralité comme langue de l’administration sur un ensemble de territoires définis par des pouvoirs politiques locaux, aux frontières linguistiques pourtant fluides ?


B/ Le français, une langue pour l’administration et l’école coloniales

Le début de l’ère coloniale a coïncidé avec la nécessité de la mise en place d’une administration d’un genre nouveau. Cette exigence d’organisation, voulue par le colonisateur, fut alimentée par l’introduction de l’apprentissage de sa langue. L’institutionnalisation devait permettre son inscription durable au sein de la société, par la transmission. « L’école dite du Blanc », fut mise en place pour assurer la formation d’une classe instruite en français, capable de relayer auprès des populations locales les nouvelles formes d’organisation sociale. L’institution scolaire dans les colonies (Kénédougou, Macina, les contrées des Volta et dans les pays des vallées du fleuve Niger) servit de marchepied pour l’implantation coloniale.

Ainsi on assista à la mise en place d’une nouvelle organisation de la société par le découpage territorial en vue d’en assurer l’administration. Phénomène unique en son genre, ce processus a exigé l’adoption d’une seule langue pour les communautés, le français. Son objectif : assurer l’efficacité par l’adoption d’un support commun, le français. Il s’est agi d’adopter la langue de l’autre. Différence et exigence d’identification furent ainsi mises en mouvement. Une telle obligation impliquait la nécessité d’accéder à l’identité de l’autre en modifiant la sienne propre. Parler la langue de l’autre, n’est-ce pas, d’une certaine manière, épouser son identité ? Mieux, cet apprentissage, parce qu’il s’inscrit aussi dans un rapport de domination, créa et alimenta un sentiment de supériorité aux initiateurs et un complexe d’infériorité aux initiés. Ces derniers, soit par méfiance, soit par défiance, mettaient tout en œuvre pour éviter à leur progéniture l’inscription à « L’Ecole du Blanc ». Naissance d’un conflit des valeurs sociales du fait de ce contact des langues, par l’introduction singulière d’une langue étrangère, mise à l’épreuve du français.

En effet, à travers ce conflit des langues, se jouait celui des identités entre les accédants aux français et ceux qui demeuraient dans l’usage des langues maternelles. Le parcours scolaire comme outil idéal pour une telle différenciation, permettait par conséquent de marquer la rupture entre allégeance et rejet à l’égard de la nouvelle administration qui se configurait autour de la langue. L’allégeance nourrissait paradoxalement cette méfiance selon laquelle, dès lors qu’un enfant apprenant et comprenant la langue du Blanc, pouvait échapper à sa communauté. Cette méfiance dit tout de la conscience qu’avaient ces communautés du rôle des langues dans la connaissance, la représentation et la maîtrise du réel.

L’exigence de rupture d’avec la langue maternelle constitua un réel facteur de traumatisme. Elle fut accompagnée de cette sorte de déni de la langue de l’autre. L’institution scolaire par exemple exigeait d’office à tous les candidats au français l’interdiction de faire usage de leur langue maternelle. Toute infraction à cet interdit était punie de plusieurs manières, parmi lesquelles le port d’un symbole, entre autres. Ici il s’agissait d’une mâchoire d’âne porté au cou du fautif, durant un temps laissé à la libre appréciation de l’instituteur. Ce symbole de bonnet d’âne, rapporté à la représentation dans le Sahel d’un tel animal, achevait de charger le malheureux élu d’un jour de toutes les caractéristiques de la bête : lenteur, paresse, amnésie, idiotie, sujet corvéable à merci. L’identification de la difficulté à entrer dans la langue nouvelle et les sanctions symboliques ou réels nous permettent ici de poser la question de la place de sa propre langue en présence d’une autre, désormais prépondérante, qui exige l’exclusivité et l’immédiateté de son usage, alors même que ce même espace avait, par habitude, laissé libre cours à des usages linguistiques multiples. Comment comprendre et admettre la réduction de ces usages en un seul ? Comment comprendre et admettre une telle hiérarchie imposée, qui de fait déclassifie les langues locales et maternelles ? L’émergence au sein des mêmes communautés linguistiques de discriminations, instituant les instruits et non instruits, les alphabétisées et les analphabètes, constituait subrepticement de nouvelles catégories  sociales comme effets de cette pratique.

Ces brèves considérations du rôle et de la place de la langue aux premiers moments de l’ère coloniale indiquent que par la volonté d’organiser l’administration et le système scolaire, la langue française a créé des fractures sociales au sein des communautés. Ce qui a été propice à une certaine inhospitalité à son égard : classification de fait, hiérarchisation entre les langues, vision d’infériorité renvoyée à leur propre identité. De manière générale la langue a opéré un changement dans la représentation du monde au sein de ces populations.

En raison de ce qui précède, il apparaît que les langues, quelles que soient leurs structures, constituent des constructions intimes des sujets. L’homme, comme animal parlant, se structure et structure le réel qui l’entoure par la langue. Elle lui est propre. Aussi, la construction du rapport au monde, passant par l’introduction d’une nouvelle langue, sera propice à la production d’un désordre au sein même de l’intimité, dès lors qu’elle lui est imposée. La manifestation d’une domination linguistique (langue des dominés et celle des dominants) tend à la disqualification réciproque des langues, comme support des identités. Pour en sortir, il importe de se placer dans une sorte d’ouverture permettant l’apprentissage et la compréhension des langues en présence.



II. Apprendre et comprendre les langues au sahel

La maturation du processus de transmission de la langue dans la zone sahélienne peut être caractérisée par l’instauration d’un dialogue entre les langues maternelles et le français. Elle correspond à une évolution de la relation linguistique. Ce dialogue prend naissance grâce à une vision, moins conflictuelle, envers le français, qui se manifeste essentiellement par un accommodement du français aux exigences utilitaires des espaces linguistiques. L’espace des rapports sociaux, entretenus par le langage, s’illustre comme celui d’une répartition des usages des langues présentes. Cette répartition permet de penser des places et des rôles différenciés accordées aux langues dans l’espace public : celle de l’administration, du commerce, du monde des affaires, celle des relations sociales-familiales, etc. Par ailleurs, les usages multiples qui y ont cours le sont de façon indifférenciée.

Parce que des hiérarchies n’apparaissent plus de manière systématique, aucune langue n’est considérée comme dépositaire prioritaire de savoir, ou en meilleure capacité à dire le réel et son sens, comparativement à une autre. Sans faire l’objet de considérations égalitaristes, elles se rencontrent dans des usages multiples, usant d’un moyen terme, la traduction. Il nous importe ici de la considérer comme élément essentiel dans le processus d’inflexion du traumatisme des identités collectives et individuelles considérées plus avant.

La traduction constitue une mise en proximité des langues. Elle énonce en creux la reconnaissance à l’égard des langues en présence, comme étant en mesure de dire en d’autres mots, dans une autre langue, ce qui se dit ailleurs. Par un tel support se déploie un effort, voire une exigence d’accès à la pensée, au contenu de ce qui fait l’objet de cette tension entre deux langues, entre deux langages.

La reconnaissance ici consiste à accueillir la langue de l’autre, à l’intégrer dans son propre corpus linguistique et en déployer le sens à partir de soi, de son univers, avec le souci de demeurer dans celui de l’autre, celui d’une autre langue. Cette dernière devient alors disponible et laisse sous-entendre la possibilité de sa traduction, mais aussi son exposition à la déformation. La rencontre ici fait voir une certaine vulnérabilité des langues dans leur mise en contact, dans cette proximité.

La question de la traduction au sujet des langues du Sahel et leur rayonnement, à l’instar du français dans le monde, pourrait faire l’objet d’une politique de rayonnement des langues africaines sur des espaces non africains, où les locuteurs, en nombre réduit, impulseraient un mouvement de reconnaissance. La difficulté qui semble apparaitre au premier abord dans un tel projet concernerait le choix d’une des langues à inscrire dans un tel processus, en raison de leur diversité. Peut-être faudrait-il s’orienter vers le nombre de locuteurs pour le rendre possible.

Mais au-delà de tels choix dont on voit les fondements s’élaborer sur la base des locuteurs de certaines langues de la zone sahélienne ici en France, tel le Bambara, et la volonté embryonnaire d’apprendre une quelconque langue de ces contrées, nous pouvons penser que la traduction tend à dépasser la notion de domination des langues pour se constituer en passerelle entre des cultures s’exprimant dans des langues différentes. La traduction place des langues et des pensées en dialogue (dia-logos), au sens propre du terme, comme une rencontre de deux raisons, de deux logiques. Ce faisant, ne pourrions-nous pas entrevoir au cœur de la traduction la question même de l’interculturalité linguistique, qui trouve sa raison d’être dans le multilinguisme, par ailleurs ? Pour l’espace qui concerne notre propos et ses locuteurs, la réflexion, la pensée qui se déploie au cœur de toute traduction dit la manière dont chacun entre dans la pensée de l’autre à partir de soi. Les langues qui supportent notre pensée sont partie intégrante de cette identité. Par conséquent, le traducteur est tout entier dans le processus de tradition comme l’affirme le poète Souleymane DIAMANKA, « Ma manière d’écrire le français est imbibée de la langue peulh, y compris dans l’architecture. C’est bon de voyager d’une langue à l’autre ».

La question de la reconnaissance qui sous-tend la traduction invite à considérer ce second terme au-delà de sa portée classique. Nous l’entendons comme la position d’un locuteur qui, appartenant à un univers linguistique, se trouve dans l’ouverture d’une autre langue et lui confie sa pensée, sa manière de voir le monde. Cette traduction-là dit la possibilité d’emprunter une langue autre que la sienne pour se dire et dire le monde. En cela elle est reconnaissance.

En dépit de cette reconnaissance, la traduction n’épuise pas la pensée, en l’occurrence lorsque l’intraduisibilité s’introduit dans certaines locutions ou expressions. On est alors tenté de convoquer la langue de départ comme un absolu relatif, entrant dans une combinaison dont les règles ne sont pas prédéfinies par les usagers. Ce qui apparaît ici alors comme obstacle devient une opportunité pour un dépassement des langues en présence, vers la mise en perspective de nouveaux outils linguistiques, susceptibles de supporter un « entre-deux », voire un « entre-plusieurs » langues en usage. Cette combinaison n’est-elle pas l’indice de la manifestation de l’interculturalité linguistique qui, dans cet espace sahélien, prédisposerait à une catharsis au traumatisme culturel de l’ère coloniale ?

III. Une interculturalité linguistique en mouvement

Au-delà d’un certain caractère académique longtemps revendiqué à l’égard du français, l’espace sahélien contemporain peut être considéré comme celui de sa « démocratisation ». On y constate la possibilité laissée à chaque locuteur d’en faire usage, en vue de sa socialisation, en dehors des exigences de maîtrise de jadis. A l’époque coloniale, voire dans une époque récente, les locuteurs en nourrissaient encore une représentation teintée de hiérarchie et de classification sociale. Nous nous posons alors la question de savoir, en quoi la volonté de transmettre sa langue, au-delà d’une intention hégémonique ou civilisatrice participe-t-elle du mouvement vers une interculturalité linguistique, profitable à tous les locuteurs ? Par ailleurs, quelle valeur accorder aux effets d’une telle dynamique, au regard de la « langue matricielle » ?

La francophonie est l’expression d’une certaine manière de la présence de la France dans le monde. Ce faisant, la langue française peut s’y définir comme une ambassadrice, support de pensées et de représentations. Cependant, pour y demeurer et jouer pleinement son rôle, elle devra accepter une certaine acculturation. En effet, l’expression de sa vitalité n’a de sens que dans l’interaction, une interculturalité linguistique active. L’existence d’un français en usage est en cours dans cet espace sahélien. Il se traduit comme une langue qui, sans être ni le « français de France », ni son travestissement, résonne dans plusieurs registres (musique, langue parler, culture, religion, la morphologie du discours, structure du roman, etc.) ; en somme, comme un amplificateur de pensées.

Ce faisant, nous assistons à un libre usage de la langue française par déformation, contournement, inflexion, adaptation au réel objectif, au réel psychique (sentiments) pour correspondre, d’une certaine manière, à l’âme africaine. Ainsi en est-il de la création de lexèmes, l’introduction de nouvelles notions, mots, concepts, pour être connecté au réel qui se diversifie, s’enrichit sans cesse. En même temps cette vitalité rend obsolètes d’autres termes du langage dont l’usage est de moins en moins sollicité. Il s’agit de considérer, au sein des locuteurs leur capacité à réinscrire (investir), à réinventer le français pour lui permettre de dire ce qui est en creux dans les langues maternelles et qui échappe au « français officiel ».

L’émergence du Nouchi (à Bingerveille, en Côte d’Ivoire), bien que hors de la zone sahélienne considérée, s’institue comme une langue urbaine, empruntant aussi bien aux langues maternelles qu’au français. Elle est l’illustration de cette créativité de nouveaux corpus linguistiques, de véritables inter-langues, comprenant leur logique propre et tendant à s’affranchir des langues qui leur ont donné naissance, comme le démontre aujourd’hui l’existence d’un Dictionnaire Nouchi Français/français Nouchi. Une telle créativité va de pair avec la déviation des mots, la plurivocité de leur sens, leur enrichissement au contact de représentations différentes. C’est pourquoi, la dynamique de l’interculturalité nous situe dans la représentation de chacun dans le réel et invite l’interlocuteur à y prendre part.

Le roman d’Ahmadou KOUROUMA, Allah n’est pas obligé (Ed. du Seuil, 2000, Prix Renaudot 2000), est une longue traversée dans les méandres de la langue française, qui se fabrique avec les matériaux culturels de son espace d’expression. Ce qui peut paraître aux yeux d’un « locuteur français authentique » comme une liberté de ton et d’écriture, ou un style de roman, correspond davantage à une exigence : répondre pleinement de son identité, avec le français comme support de son énonciation. Une identité tendue entre ce que le sujet a de plus profond et ce qu’il essaie d’en dire, dans cette autre langue que la sienne et qui lui échappe d’une certaine façon. Et comme pour l’apprivoiser à son service, il en fait un usage hétérodoxe, comme pour le rendre capable de supporter cette autre pensée. C’est ce dont témoignent les premières lignes du roman, avec la présentation du personnage principal : « E d’abord…et un… M’appelle Birhima. Suis p’tit nègre. Pas parce que je suis black et gosse. Non ! Mais suis p’tit nègre parce que je parle mal le français. C’é comme ça. Même si on est grand, même vieux, même arabe, chinois, blanc, russe, même américain ; si on parle mal le français, on dit on parle p’tit nègre, on est p’tit nègre quand même. Ça, c’est la loi du français de tous les jours qui veut ça » 4

« La loi du français de tous les jours », une expression qui dit toute l’originalité d’un tel usage. D’une certaine manière elle indique cette diversité de niveaux qui, bien que teintée d’une certaine hiérarchie, compte pour peu, à proprement parler. On ne s’y attarde pas. C’est sans importance. Après tout, le p’tit français ou le grand français viellent chacun sur ses locuteurs. Quoi de plus normal. On s’affranchit de la loi du français. Ici, il est encore question de reconnaissance entre des langues en présence dans un processus de transformation qui s’explicite dans la combinaison et prend sa véritable dimension dans la traduction libre.

La liberté ici envisagée entre des langues maternelles et la langue française est aussi perceptible que celle entre les langues maternelles elles-mêmes : les rencontres entre elles sont toutes aussi multiformes. Les mêmes locuteurs feront usage par exemple du mooré (une des langues majoritaire au Burkina Faso) en même temps que du dioula, du bambara, du pular, du français, tout en même temps ou presque. Cette interculturalité de base ne semble pas faire exception. Elle pourrait même être perçue comme des passerelles communautaires dont les langues maternelles constituent le socle dans cette ère linguistique. La configuration géographique des langues en usage, leur rencontre avec le français, finissent par réorganiser l’espace du langage dont on s’aperçoit que les tentations d’hégémonie s’amenuisent, voire disparaissent, au profit d’innovations linguistiques composées d’emprunts divers, de modifications et de fabriques à partir de fragments linguistiques. Ainsi se poursuit et se consolide l’émergence d’un corpus syncrétique, composite, qui structure de manière continue les langues en présence selon les usages qu’on leur assigne. Par même moment, le français, dans cette partition syncrétique, devient à la fois une langue vernaculaire et scientifique (académique). A la disposition des usagers, il s’introduit dans des univers divers et prend la forme qu’ils lui concèdent. Le français devient une langue disponible.

L’interculturalité entre cette langue et celles pratiquées au Sahel ne pose pas de prime abord la question de la maîtrise ou de la performance du français. Elle se joue entre plusieurs forces en présence, à la recherche permanente d’un équilibre de l’usage et d’une efficacité de l’énonciation. Peut-on encore qualifier le français de langue étrangère, alors qu’elle est devenue l’une des nombreuses langues maternelles, au même titre que les langues originaires ? Toutes surgissent les unes et les autres dans un espace originaire commun. En effet, pour nous contemporains, la langue française, est désormais présentée comme langue territoriale, une « langue-née-trouvée » à l’instar de toutes les autres langues du territoire. Comment formuler la question de l’interculturalité sans prendre en compte cette simultanéité des langues en usage, qui brouille leur chronologie fictive ou réelle et obstrue la notion de préséance. Elle ne vient plus de la Métropole de jadis. On ne pose plus la question de son origine. Jadis de « langue étrangère », elle est devenue une langue maternelle syncrétique, partagée, qui se répartit entre divers mondes. Elle est une langue en héritage.

La pluralité des langues au Sahel ne le rend cet espace inaudible au monde. Elle ne constitue pas un obstacle à sa compréhension et à son ouverture sur le monde. Au contraire, pourrions-nous y voir une richesse interprétative à explorer, dont le français, pourrait servir d’outil de mise en lumière, puisqu’en constante expansion pour s’en nourrir en retour.



Conclusion : pour une altérité linguistique du dialogue

A la lumière de cette esquisse, se pose à chacune des étapes de la rencontre du français avec les langues au Sahel, le devenir de l’altérité linguistique. Ce contact avec l’altérité éprouve la langue, non en la rendant suspecte, mais en lui sommant, d’une certaine manière, de se conformer au réel de l’autre, aux événements qui surviennent dans un monde pluriel. Il invite à des « communs signifiants » alimentés par ces contacts linguistiques, comme pour amplifier cet enseignement suggéré après Babel. « Si la dispersion de Babel n’est pas vraiment une malédiction, c’est que la diversité des langues continue de témoigner de la liberté de l’homme devant le monde ». 5 Il nous semble alors possible de formuler ce qui suit : l’interculturalité linguistique, parvenue à maturité s’apparenterait à une exigence de perte de la conscience de l’origine des langues comme point absolu. Elle serait la possibilité et la finalité même de tout dia-logue.

L’examen de la question de la traduction nous a instruits de la nécessité de cet apprentissage : se décentrer par rapport à sa propre langue en tentant d’éviter le brouhaha des identités lié aux questions de la langue et de ses prétentions à l’absolu ; ce qui permet de penser la perspective d’un dialogue authentique au sens où l’entendait Emmanuel Levinas : « Le dialogue, l’appel au dialogue, le discours opposé à la violence, tout cela n’est certes pas nouveau dans l’humanisme occidental. Le discours ne fait-il pas sortir chacun de son domaine privé où toutes les haines murissent. Le langage, toujours déjà universel et raisonnable, met fin à la violence des individus. 6

L’espace sahélien, par la rencontre entre les langues maternelles qui y sont pratiquées et le français qui s’y est installé, semble se configurer comme l’un des indices de cet humanisme linguistique. Cette interculturalité est l’incarnation, même du destin de ces multiples langues en usage.

Didier OUEDRAOGO

Professeur associé
Département de recherche éthique
Université Paris-Saclay


Notes :

1. Maurice HOUIS, Les langues du groupe mandé, in Les langues dans le monde ancien et moderne Afrique subsaharienne Pidgins et créoles, p. 67, Ed. CNRS, 1981

2. Ibid, Ibidem, p.67

3. Nicole TERSIS, L’aire Songhai-Zarma, ibid, p.85

4. Ahmadou KOUROUMA, Allah n’est pas obligé, Paris, Ed. Seuil 2000, p.9

5. Cf. 4° de Couverture de Après Babel. Une poétique du rire et de la traduction, Ed. Albin Michel 1998).

6. « Martin Buber par Emmanuel Levinas », in L’Arche N°102, juillet 1965 (Extrait de L’Arche n° 567-568, juin-juillet 2005)

 

Accréditation OING Francophonie

Sommaire des Actes de la XXIXe Biennale

SOMMAIRE DES ACTES XXIXe BIENNALE

LIVRE XXIX :

Sommaire


Séance d'ouverture de la XXIXe Biennale

Cheryl TOMAN, Présidente de la Biennale de la langue française

Cyril BLONDEL, Directeur de l’Institut français d’Allemagne

Christoph BLOSEN, Ministère fédéral des Affaires étrangères


1ère séance de travail : « Les apports de la langue germanique dans la langue française »

Présidence de séance : Lamia BOUKHANNOUCHE

Anne-Laure RIGEADE, Docteur en littérature comparée, (France) «L'oeuvre bilingue de Anne Weber, une épopée franco-allemande »

Line SOMMANT, Journaliste, auteur, linguiste, Université Paris 3-Sorbonne nouvelle, Paris (France), « De l’influence des langues germaniques sur la langue française »

Claire Anne MAGNÈS, Poètesse, critique littéraire, journaliste (Belgique) , « Comment vous appelez-vous ? les prénoms français d’origine germanique » lu par Cheryl Toman


Table ronde : « Réalités des francophonies en Allemagne:

Quelles pratiques pour la langue française dans un contexte où son usage est minoritaire. »

Modération : Luc PAQUIER, Directeur de la Maison des Francophonies à Berlin

Alexander HOMANN, Délégué général de la Communauté germanophone de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Wallonie à Berlin

Delphine de STOUTZ, Autrice Traductrice, directrice de projets, et maman Suisse vivant en Allemagne

Anne-Chrystelle BAETZ, Présidente de l'association Emploi Allemagne.


2ème séance de travail : « Interculturalités franco-allemandes : aspects économique, géopolitique, linguistique et numérique »

Présidence de séance : Christian TREMBLAY

Daddy DIBINGA , Université Gaston Berger de Saint-Louis du Sénégal, « Une Approche comparative de la diplomatie culturelle « occidentale » en Afrique francophone subsaharienne à travers les plateformes numériques de l’institut français et du Goethe institut, de Dakar »

Philippe KAMINSKI, statisticien économiste (France),« Economie sociale : le grand dos-à-dos entre France et Allemagne »

Yves MONTENAY, Docteur en Démographie politique (France),« L’Interculturalité à l’épreuve de la géopolitique en francophonie africaine »

Antoine BROQUET, Directeur d'Ecocert, filiale allemande d’Airbus, entreprise franco-allemande, « Témoignage sur la communication en langue française dans les entreprises franco-allemandes »


3ème séance de travail : « Plurilinguisme et interculturalités du français hors de France »

Présidence de séance : Line SOMMANT

Lamia BOUKHANNOUCHE, Etoile Institut, Paris, « Repenser le programme de français langue étrangère à Modern Languages et Literature – CWRU, Cleveland »

Ahmed MOSTEFAOUI et Fatima MOKHTARI, Université Ibn Khaldoun à Tiaret (Algérie), « Des impacts de la dimension interculturelle dans l’enseignement supérieur algérien : le cas de recherche en didactique du FLE et interculturalité »

Maryse NSANGOU-NIJKAM, Université de Yaoundé 1 (Cameroun), «Le multilinguisme dans la francophonie: le cas du Cameroun »

Karen FERREIRA-MEYERS, Université d'Eswatini (Eswatini, Afrique australe), « Que faire pour améliorer les compétences des enseignant(e)s du FLE en contexte exolingue? »


4ème séance de travail : « Accès à la langue française via les arts, la littérature, la langue scientifique »

Présidence de séance : Cheryl TOMAN

Christoph Oliver MAYER, Université Humboldt de Berlin (Allemagne), « Quand l’Allemagne chante de la France et vice-versa »

Métou KANÉ, Université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan-Cocody (Côte d’Ivoire), « Le translinguisme dans la poésie ivoirienne : cas de Les Quatrains du dégoût de Zadi Zaourou et de Wanda Bla ! de Konan Roger Langui »

Patrick OUADIABANTOU, Université Marien Ngouabi, ( République du Congo), « Mots francophones: liens inextricables et destins croisés »

Ousmane DIAO, Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Sénégal), « Analyse lexicale de la terminologie médicale au Sénégal »

Myriam HILOUT, Université Humboldt de Berlin (Allemagne), « L’influence d’un séjour à l’étranger sur l’identité professionnelle et linguistique des enseignants/es de français du secondaire allemand »


Philippe GUILBERT, Ambassade de France en Allemagne, « Les apprenants de français en Allemagne »


5ème séance de travail : « La Francophonie et ses influences : passé, présent, futur »

Présidence de séance : Line SOMMANT

Saholy LETELLIER, Musée de Tadio (Madagascar), Université de Rouen Normandie Grhis, et Sciences Po Paris (France), Le musée francophone des Deux Guerres à Tadio « Musée Johanesa Rafiliposaona », un musée vivant, un musée humaniste.

Didier OUEDRAOGO, Université Paris-Saclay, « La francophonie, entre héritage traumatique et syncrétisme identitaire dans l'espace sahélien »

Christian TREMBLAY, Observatoire européen du plurilinguisme, « Réflexion sur la différence entre « interculturalité » et « multiculturalisme ». Le plurilinguisme en Afrique »

Françoise BOURDON, Cercle des Solidarités francophones en Normandie (France) et Saholy LETELLIER, Musée de Tadio (Madagascar), Université de Rouen Normandie Grhis, et Sciences Po Paris (France), « Échange culturel et linguistique entre Tadio (Madagascar) et Le Houlme (France) »


Clôture de la XXIXe Biennale

Cheryl TOMAN, Présidente de la Biennale de la langue française




A la Une

« La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93