Biennale de la Langue Française

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La langue française du 21e siècle : quelle langue française?

Alain LANDRY


Directeur général de la Fondation Baxter et Alma Ricard, ancien vice-président de la Biennale de la langue française, Ottawa, Canada.



Monsieur le président,

Chers amis,


Je sais gré à notre président de m’avoir invité à faire une courte présentation à l’occasion de cette 25e Biennale de la langue française. Je souhaite vous parler brièvement de sorte que, si le temps nous le permet, nous puissions échanger sur les propos que je vais vous présenter.


Mes propos vont très probablement choquer certaines oreilles hexagonales ! Ce que je vais vous présenter, brièvement, est la perception d’un Canadien, francophone, qui observe, à la faveur de ses voyages en France, ou de ses lectures dans les médias écrits français, ou comme téléspectateur d’émissions télévisées des chaînes françaises.


La francophonie est d’abord et avant tout la langue française, la langue française en partage. Celle lange est parlée, à divers degrés, sur les 5 continents. Elle progresse en nombre au 21e siècle dans les pays hors de France, et surtout en Afrique eu égard à l’accroissement démographique du continent africain. Sans la langue française, la francophonie n’existerait pas.


On estime aujourd'hui le nombre de locuteurs réels du français à environ 250 millions, dans l'ensemble des pays membres de l'Organisation internationale de la francophonie.


Or cette langue est en train de s’abâtardir, petit à petit, et ce phénomène trouve son origine en France, majoritairement, hélas.


On ne semble pas faire l’effort pour aller puiser dans la richesse de notre langue les mots pour nommer des réalités existantes ou nouvelles. Paresse intellectuelle ? Snobisme ?


Un citoyen japonais irrité par l'utilisation trop fréquente de mots dérivés de l'anglais a décidé de poursuivre en justice la télévision nationale afin de la contraindre à revoir ses pratiques linguistiques. Hoji Takahashi, âgé de 71 ans, a déposé une plainte devant le tribunal du district de Nagoya contre la NHK, à qui il réclame une indemnisation de 1,41 million de yens, soit environ 15 000 $.

L'homme, qui a fondé une petite association vouée à la défense de la langue japonaise, affirme que les émissions de divertissement et d'information sont truffées de mots d'origine anglaise adaptés à la structure phonétique japonaise comme « risuku » pour risque ou « shisutemu » pour système.

« Alors que la société japonaise est de plus en plus américanisée, Takahashi estime que NHK devrait, à titre de diffuseur national, s'opposer à la tendance et continuer à utiliser avec détermination le japonais », a précisé le principal avocat du plaignant, Mutsuo Miyata, au quotidien The Japan Times.

Le septuagénaire a déclaré que la NHK devait demeurer « neutre » et prendre en compte le fait qu'elle s'adresse notamment à un public âgé qui est attaché à la langue traditionnellement parlée dans le pays.


Cette préoccupation pour l'intégration de termes d'origine anglaise dans la langue nationale trouve un écho en France, où les médias font régulièrement état de polémiques liées à cette question.


Le Monde diplomatique avait dénoncé il y a quelques années « l'envahissement » de la vie quotidienne par l'anglais en montrant notamment du doigt diverses sociétés d'État.


La compagnie ferroviaire nationale, relevait alors le journal, proposait des billets « TGV-Family » tandis que France Télécom utilisait le slogan « Time to move ».


Un groupe de militants soucieux du phénomène remet chaque année, avec force ironie, le Prix de la Carpette anglais » pour dénoncer la place croissante de l'anglais dans le pays. Un « prix spécial » a été remis en 2012 à l'Agence française pour les investissements internationaux qui a lancé une campagne publicitaire avec le slogan « Say oui to France - Say oui to innovation ».


Je lisais un périodique en février dernier dans lequel un article portait sur l’affaire Pistorius, cet athlète sud-africain, coureur amputé de ses jambes mais muni de lames en guise de jambes, et qui était accusé du meurtre de sa petite amie. Dans cet article des mots ou expressions m’intriguaient car je me mettais dans la peau d’un lecteur qui ne connaît pas la langue de Shakespeare : « Glamour, top model, love story, finish, happy end (sic), catwalks, Bachelor of Laws (sic), star made in South Africa, love affair, starting blocks ». Quel était le nom de ce périodique? Newsweek ? Sports Illustrated ? Runner’s World ? Time ? MacLean’s ?

Détrompez-vous : ce n’était aucun de ces périodiques américains, sud-africains, britanniques et canadiens, tous, vous l’avez deviné, de langue anglaise.


Cet article était écrit par Jean-Frédéric Tronche, dans le Nouvel Observateur du 15 février 2013 ! Non seulement – comme c’est souvent le cas dans les médias hexagonaux – utilise-t-il une langue étrangère, mais ce faisant il commet des fautes dans cette même langue : on me dit pas « happy end » en anglais mais « happy ending », on ne dit pas «  Bachelor of Laws » mais « Bachelor of Law ».


Au Canada français, nous subissons quotidiennement l’influence de la langue anglaise. Nous sommes quelque 9,6 millions de francophones et francophiles dans un océan de 350 millions d’anglophones (Américains et Canadiens). Le nombre de francophones varie selon les provinces et territoires. La seule province à majorité francophone (80%) est la province de Québec. La seule province officiellement bilingue est le Nouveau-Brunswick, province où vivent la majorité des Acadiens. Dans l’ensemble du Canada, les francophones représentent 22,6% de la population et les anglophones, 58,5%. La troisième langue la plus parlée au Canada est… le chinois!


Grâce au gouvernement fédéral canadien et aux gouvernements de quelques provinces, des institutions ont été créées pour voir au maintien et à la promotion de la langue française, soit dans un contexte de bilinguisme (gouvernement fédéral), soit dans un contexte de francisation (gouvernement québécois). Les deux plus importantes de ces institutions sont l’Office québécois de la langue française et le Bureau de la traduction du Canada, ce dernier étant responsable du caractère bilingue institutionnel de l’ensemble des services offerts par le gouvernement canadien (traduction, interprétariat, et recherche et normalisation terminologiques). Ces deux institutions relèvent de leur gouvernement respectif et ont à leur disposition des chercheurs / terminologues et dirigent des commissions de terminologie afin de rendre en français les nouvelles réalités dans tous les domaines de l’activité humaine. Ces deux entités ont créé des banques de terminologie qui sont mises gratuitement à la disposition du public : le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française et la Banque de terminologie TERMIUM du gouvernement canadien.


Cela étant, nous ne sommes pas à l’abri des fautes et des erreurs dans notre langue française. Certains termes n’existent que chez nous pour nommer des réalités qui sont propres à notre pays et on trait à la géographie, au climat, à la politique, etc.


Notre langue française est souvent teinte d’anglicismes sous l’influence de cette langue omniprésente autour de nous. Nous calquons, le plus souvent de façon inconsciente, des tournures ou des termes ou des expressions traduites littéralement de l’anglais.


En voici quelques exemples :

Laissez-moi savoir pour faites-moi savoir (de l’anglais let me know)

Garder la droite pour tenir la droite (keep to the right)

Prendre pour acquis au lieu de tenir pour acquis (take for granted)

Comme en France, vous entendrez « opportunité » (opportunity) au lieu du terme correct « occasion ».

Etc.


En revanche, l’emprunt de termes de langue anglaise devient de plus en plus rare, surtout lorsque des termes en langue française existent déjà ou ont été proposés par nos commissions de terminologies. C’est ainsi que sont nés les néologismes :

courriel, au lieu de e-mail ou de mél

remue-méninge au lieu des brain storming

le téléphone intelligent au lieu du smart phone, et que la pub en France vous envoie vous en procurer au Apple Store!

Etc.


Nous sommes toujours très étonnés, pour ne pas dire stupéfaits, de constater avec quelle facilité beaucoup de Français, surtout dans les médias (télé, radio, journaux, périodiques), utilisent des termes anglais alors que des termes équivalents existent en français. Pourquoi ?


Je ne vous en donne que quelques exemples car le temps me manquerait pour vous en donner une liste complète. N’oubliez pas que nous sommes en France !


Pourquoi dire challenge alors que « défi » rend très bien cette notion tout aussi bien que des synonymes de ce terme ?

Pourquoi les hôtels en France nous indiquent-ils l’heure du check-in (enregistrement) et du check-out (départ) ?

Pourquoi dans ces mêmes hôtels vous offre-t-on le choix d’un single ?

Pourquoi l’expression hard discount dans les magasins ? Moi qui suis très à l’aise en anglais, je n’arrive pas à comprendre cette expression. Je sais que hard souvent se traduit par…érotique! Mais pas dans les soldes !?

Pourquoi les avions se crashent-ils en France alors que dans les autres pays francophones, ils préfèrent s’écraser?

Pourquoi les réseaux s’appellent-ils des networks dans plusieurs entreprises françaises ?

Pourquoi le plan financier devient-il un exercice de budgeting dans plusieurs entreprises en France ?

Pourquoi le négociant en valeurs s’appelle-t-il un tradeur (trader) ?

Pourquoi les sociétés françaises nous proposent-t-elles leurs newsletters au lieu de leur bulletin ?

Pourquoi les nouvelles entreprises en France sont-elles appelées des startups ?

Pourquoi faites-vous la publicité sur les lignes aériennes low cost ? Récemment, je lisais une telle publicité qui avait inversé ses anglicismes : on proposait des billets discount, dans une société française appelée East Voyages mais au lieu de billets low cost, elle proposait, comme il se doit, des vols pas chers !

Pourquoi les robes d’époque (France 2) sont elles devenues des robes vintage ?

Pourquoi le diplôme de Maîtrise à l’université française est-il devenu un Master ? Est-ce que le Doctorat sera bientôt remplacé par le piétchedi (Ph.D.)? Est-ce que les universités vont devenir de langue anglaise en France…? HEC Paris a déjà commencé en ne présentant son site Internet qu’en anglais ! « Mais Monsieur, nous sommes une école internationale! » m’a-t-on fait remarquer quand j’ai téléphoné au directeur pour demander comment accéder au site en français !


Dans le Figaro Madame (6-7 septembre 2013), on peut facilement noter les anglicismes sur les dix doigts de la main et les dix doigts de pied ! Exemples : performeur (performer), winneuses (gagnantes), couple glamour (célèbre).

Au ministère des Affaires étrangères, on invite les intéressés à déposer leur candidature sur le site CIVI WEB. Il faut comprendre que CIVI est l’abréviation anglaise de curriculum vitae (CV).


À la télévision française, que nous recevons grâce à TV5, nous ne pouvons que constater la présence de formules ou de termes anglais tant dans la publicité que dans les programmes :

« Laissez l’Optimizer booster votre business » (L’Optimizer est la marque de commerce d’une application d’optimisation du système d’exploitation d’un ordinateur).

Voir notre émission « on line » (FR 2).

Dans « On n’est pas que des cobayes », la présence d’un animateur anglophone, fort sympathique par ailleurs et maîtrisant très bien la langue française, incite les autres animateurs à utiliser des formules anglaises, telles : « peut-on shooter au basket ? », « crash testeur », etc.

Dans GÉO, la publicité de produits de toutes sortes utilise des termes anglais :

Renault Captur : the trip, Quality made

Montres ORIS : Swiss Made Watches, Since 1904. Real watches for real people

SKODA : Simply clever

Schweppes : what did you expect?

Etc. Il y a bien la traduction en français (Loi Bas-Lauriol exige) mais encore faut-il la trouver dans le texte !


Dans le Figaro du 24 juin dernier, on décrivait une activité qui faisait « très seventies » !


Que dire des calques? Des faux amis, comme aurait dit mon maître Jean Darbelnet :

Batte (baseball bat) pour bâton de baseball

En charge de (in charge of) pour chargé de

Attractif (attractive) pour séduisant, attrayant

Régulation / réguler (regulation / regulate) pour règlementation

Drastique (drastic) pour draconien. Larousse : Drastique, « qui exerce une action très énergique : purgatif, remède drastique. Voir purgatif (anglais drastic) ». Draconien : « d’une excessive sévérité (lois, mesures draconiennes) ».


On va même, dans certaines publicités, jusqu’à utiliser des tournures que même un anglophone ne comprendrait pas. En voici un exemple : dans le métro de Paris, à la veille de la Saint-Valentin, on présentait une photo d’un jeune couple à qui on offrait l’achat de marchandise chez Citizen. Sous la photo, on pouvait lire « Just fianced ». Or le mot « fianced » n’existe tout simplement pas en anglais. On dira « engaged » (fiancé).


En juin dernier, on annonçait à Paris le « 2013 Champs Élysées Film Festival». Tous ces mots sont compris par les francophones mais la tournure est anglaise. En français, il aurait fallu écrire «Festival du Film des Champs Élysées de 2013».


Enfin, il faudrait que les dictionnaires de langue française cessent d’ajouter tous ces termes de langue anglaise et pour lesquels ils précisent : terme anglais, anglicisme, voir… à éviter. Si ces termes sont à éviter, pourquoi les mettre dans les dictionnaires de langue « française » ?


Quels militants pour la francophonie au XXIe siècle ? Je crois qu’il faudra défendre la langue française contre certains de ses « défenseurs », contre ceux qui puisent dans la langue anglaise en évoquant que ce phénomène fait partie de l’évolution de notre langue. Est-ce vraiment une évolution ou plutôt un nivelage ou un nivellement par le bas?


Suis-je alarmiste ? Puriste ? Je crois que je penche plutôt pour la « prophylaxie » de la langue, m’inspirant de Duhamel qui utilisait l’expression « une méthode prophylactique ».


Enfin, faudra-t-il modifier la Loi Bas-Lauriol pour ajouter un article à l’intention de ces anglophiles de mauvais aloi qui se prennent pour des anglicistes : « poursuite pour non assistance à langue française en danger en France…! » ?


La France serait-elle en train de créer une espèce de « volapük » ou « esperanto » à la française? Ou bien est-ce que la langue française en partage est en train de passer l’arme à gauche en France ?


Paresse intellectuelle ? Snobisme ? Mode passagère ?


L’article XXIV des statuts et règlements de l’Académie française précise que :

« La principale fonction de l’Académie sera de travailler avec tout le soin et toute la diligence possible à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences ».


Nous tous, francophones, devrions garder le contenu de cet article à l’esprit lorsque nous voulons écrire en français correct.


 

Accréditation OING Francophonie

Sommaire des Actes de la XXVe Biennale

Sommaire des Actes de la XXVe Biennale

Livre XXV : Quels militants pour la francophonie au XXIe siècle?

Sommaire

Message de Alain Juppé

Ouverture des travaux par Roland ELUERD

Comité d'honneur (titre et patronages)

Programme des travaux



Actes de la XXVe Biennale, Bordeaux, 13 et 14 septembre 2013


Première séance de travail : Le numérique : une chance pour la Francophonie

Présidence de séance : Jean-Alain HERNANDEZ, ingénieur général des mines (H), président d’honneur de l’Association des informaticiens de langue française,
administrateur de la Biennale de la langue française


Adrienne CHARMET-ALIX

Vivre et promouvoir la francophonie au sein des projets Wikimédia.


Marcel DESVERGNE
L’écosystème numérique mondial, la chance de la Francophonie.


Thibault GROUAS
Encourager et accompagner les initiatives de la société civile en faveur de la langue.


Gaid EVENOU
Les approches plurielles d’apprentissage des langues.


Deuxième séance de travail : Enjeux culturels

Présidence de séance : Line SOMMANT, docteur en linguistique française,
chargée de mission à la Langue française au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA),
fondatrice des Dicos d’or, vice-présidente de la Biennale de la langue française.


Alain LANDRY
La langue française du 21e siècle : quelle langue française ?


Daniel SAUVAITRE
Francophonie et géographie amoureuse de la pomme et de la poire dans le monde.


Jean-Gervais Yoyo MOUTOUMÉ
La dyscommunication interculturelle.


Troisième séance de travail : Visages de militants

Présidence de séance : Alain VUILLEMIN, professeur émérite de littérature comparée, rattaché au laboratoire « Lettres, Idées, Savoirs » l’université de Paris-Est, membre du conseil d’administration de l’Amopa (Association des membres de l’Ordre des Palmes académiques).


Christophe TRAISNEL
Francophonie(s), francophonisme(s) ? Le militantisme face à la diversité des causes linguistiques.


Cheryl TOMAN
Militante pour une francophonie pan-africaine : Werewere Liking et la Fondation Ki-Yi Mbock.


Quatrième séance de travail : « Société civile » et Francophonie institutionnelle

Présidence de séance : Imma TOR FAUS, directrice de la langue française
et de la diversité linguistique à l’Organisation internationale de la Francophonie.


Fahrida Garga SIDDIKI
La Francophonie telle que vécue par les acteurs de la société civile.


Michèle CARTIER LE GUÉRINEL
Agir ensemble pour la langue française dans les milieux professionnels.


Ribio NZEZA BUNKETI BUSE
La place des militants de la société civile dans la francophonie du 21e siècle.


Cinquième séance de travail : Sud-Ouest en francophonie


Nicolas VAUZELLE
Du laboratoire des usages aux projets coopératifs.


Olivier CAUDRON
Des lieux « francophonissimes » : les bibliothèques


Anne MARBOT
Les vins de Bordeaux : un atout francophone millénaire.


Clotûre


A la Une

« La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93