Biennale de la Langue Française

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Les Actes
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26e Biennale de la langue française

CLUJ-NAPOCA

ROUMANIE

9 et 10 octobre 2015



Mariana Perisanu : Enseignement du français à l'étranger pour les usages professionnels, place du français en Roumanie


Parler et penser francophone est aujourd’hui un enjeu de défense et d’illustration en Europe. En Roumanie aussi. La langue française, par ses dimensions spirituelles et sa modernité, est pour la Roumanie un catalyseur pour l’intégration effective à l’Europe et pour l’affirmation de sa spécificité dans le monde. Pompiliu Eliade affirmait dès 1898 que « l’influence française provoque l’éclosion des germes latents de l’esprit roumain » (De l’influence française sur l’esprit public roumain, Paris, E. Leroux, 1898).

Le Sommet Francophone qui s’est tenu à Bucarest en 2006 (le seul en Europe de l’Est) qui a porté sur « Les technologies de l’information dans l’éducation - vecteur essentiel de la diversité culturelle » nous a rendu conscients, si tel n’était pas le cas, des dimensions de la francophonie, de sa force par la solidarité dans la multiplicité et dans le respect des valeurs. « Nous voulons un monde solidaire, mais riche des différences. La Francophonie souhaite une mondialisation organisée, tempérée par l’esprit de solidarité », disait Abdou Diouf à Bucarest.

I. Le métier d'enseignant

Riches d’une tradition qui a fait ses preuves, les enseignants roumains s’efforcent de réaliser dans leurs cours un espace de complexité et de changer la nostalgie en création. Le métier d'enseignant implique d'abord le contact privilégié mais sévère avec les jeunes, le choc de leur regard. Un enseignant roumain a choisi de rester sans cesse sous les feux de la rampe, d'être un animateur et, si possible, un apprenti sorcier, de travailler avec allégresse tout en marchant sur la corde raide. L'étude des langues et du français lui a appris d'abord la tolérance, car la convivialité linguistique et le dialogue des cultures effacent le fanatisme comme l'indifférence. Le travail passionné et quotidien avec les dictionnaires lui a appris la rigueur sémantique, aussi indispensable que la rigueur des échanges économiques et monétaires ; une langue vit et les réalités nouvelles doivent être nommées. En tant que traducteur/interprète, il sait aussi que toute langue n'est pas seulement un système morpho-syntaxique, lexico-sémantique, phonétique et historico-référentiel. Elle est aussi une expression de l'âme. Dans l'environnement actuel du décloisonnement des disciplines, le professeur de langue, comme le traducteur, est amené sans cesse à dé-contextualiser et à re-contextualiser. Tout signifie et, pour le professeur, à la moindre faille, tout peut s'écrouler. Le programme, conçu pour sécuriser, pour garantir une cohérence et une égalité des chances, risque d’engendrer soit l'improvisation soit la routine. Sommes-nous à même de produire un jugement en variant les angles, de rester professionnels et patients même si le texte a servi mille fois, et de surprendre l'auditoire en dissimulant notre surprise ?

Tout a été remis en question les trente dernières années dans notre métier comme dans tous les autres, avec la vague déferlante des médias et des nouvelles technologies. La nouvelle tâche imposée par la révolution des technologies a fait développer des compétences spécifiques, et a fait évoluer le discours de la classe de langue en en tenant compte. L'utilisation de la vidéo-scopie d'une négociation ou d'un jeu de rôle enregistré, avec un aspect linguistique et un aspect pragmatique s'intègre dans la vision moderne du « savoir – savoir faire – savoir être – et savoir être ensemble ». Pourtant l'innovation n'exclut pas le rôle du professeur ni du manuel de base. On s'efforce d'adapter les supports ; les textes sont adaptés au document visualisé ou entendu. La classe de langue étrangère devient un espace de complexité. La découverte et la négociation du sens se font déjà dans une situation de communication interculturelle et plurilingue. On peut entraîner les étudiants à repérer les événements et les individus de l'actualité médiatique sur des axes culturels, de lire derrière l'individuel quelque chose qui est général et de pouvoir dire « c'est significatif ».

Et nous autres, les professeurs de langues, sommes-nous suffisamment minutieux en tant que techniciens d'une langue et suffisamment rêveurs mais compréhensifs du monde qui sera (qui est déjà) le leur ? L'étincelle, la torche que nous avons peut-être en nous, sommes-nous capables de la transmettre avec cette carcasse, cette « camisole de force » (E.Cioran) qui est d'abord une langue étrangère ? À cette époque d'hypertrophie des moyens, le français s’efforce de rester un vecteur nécessaire pour rétablir et améliorer les contenus.

Le programme de l'Institut Français de Roumanie (en accord avec l'Organisation Internationale de la Francophonie et le Ministère français des Affaires Étrangères) destiné au personnel des Ministères et du Parlement roumains vise à sensibiliser ces hauts responsables au langage institutionnel en français, à leur donner une meilleure connaissance du fonctionnement des institutions européennes et des règles de procédure inhérentes aux réunions internationales. Les ateliers sur l'écrit institutionnel en français visent par exemple à acquérir certaines techniques comme la rédaction de lettres, de rapports, de comptes rendus, de notes de service, l’articulation d'un discours, l’argumentation.

La lecture de l'image, la compréhension orale posent certains problèmes à ces hauts fonctionnaires différemment formés et parfois ils peuvent nous faire vivre aussi l'idée que la suffisance est toujours insuffisante. On essaie de parcourir avec eux, de façon condensée, le trajet de toute formation : « Je ne sais pas que je ne sais pas » ; « Je sais que je ne sais pas » ; « Je sais que je sais » ; « Je ne sais pas que je sais ».

Lors des simulations de conférences de presse, on se livre à une préparation avec un mini-point de presse, le choix du thème, du lieu, du cadre général et des identités. On prépare les fiches signalétiques des experts gouvernementaux et des journalistes. Un point linguistique prévu a comme support des fiches terminologiques, grammaire/communication. Le débat proprement dit est d'habitude animé, houleux parfois, et il finit par un compte rendu devant les médias.

Pour les simulations de conférence internationale ou de conférence d'État, on fait un travail de préparation linguistique appuyé sur des fiches d'actes de parole (ex. "négocier en conférence") et sur des exercices. Les règles de procédure sont ensuite expliquées et adoptées. Le discours de présentation, puis les discours des intervenants s'appuient sur des modèles réels (documents vidéo, textes imprimés et analysés en amont). Une fois l'ordre du jour établi, on vit la conférence avec ses séances plénières, et ses réunions en commissions, la rédaction du document final et la clôture des débats.

On évalue la simulation à partir d'une vidéoscopie. La synthèse des discours enregistrés permet un point linguistique : correction des erreurs, élargissement sémantique, propriété des termes, nuances, connecteurs et un point pragmatique (étude des formules de prise de parole et des gestes selon le rôle assumé). Mettre en route ce genre d'expérience et déterminer les stagiaires à entrer dans le jeu s'avère parfois difficile pour l'animateur, mais lorsque la motivation est forte et le premier pas est fait, tout s'enchaîne, et les supports proposés sont adaptés, voire abandonnés. Ce qui compte, c'est l'expression libre de leurs idées.

II. Les filières francophones

Les filières francophones sont un vivier de main d'œuvre pour la multitude de compagnies françaises et francophones implantées en Roumanie. Nos étudiants en sciences économiques savent bien que les efforts qu'ils font aujourd'hui les rendront compétitifs dans leurs métiers face à la mondialisation, qu'un bon niveau en français peut s’avérer le petit atout censé faire la différence lors d'une embauche ou d'une promotion et que, dans ce monde multipolaire, le français est une entreprise de dé-marginalisation. Quand on s'efforce de répondre à leur horizon d'attente, de les motiver par des concours (« Junior commercial », « Le mot d'or », les concours de l’AMOPA), quand on fait du théâtre en français avec certains d'entre eux, on est conscient que, pour que le trinôme modernité, pluralité et solidarité, s'impose, il faut de la volonté et de l'amour. Oui, volonté, talent, dévouement, amour se combinent pour qu'un spectacle « Ionesco » réussisse dans «l’ Aula Magna » (le grand amphithéâtre » de Académie des Sciences Économiques de Bucarest ou dans la salle « Elvire Popesco » de l'Institut Français de Roumanie, à Bucarest, pour qu'ils soient heureux avec leurs amis venus les applaudir, pour que le Marocain, la Vietnamienne ou la Roumano-Sénégalaise partagent en français la même joie que leurs collègues roumains.

Le spectacle en langue étrangère implique toutes les fonctions de la didactique ludique : cognitive, affective, expressive, symbolique, transculturelle. Cet échantillon d'enseignement non formel combine les créativités. Dans le prisme où s'affrontent rêves et réalité, en aidant les jeunes à fabriquer des images de toute nature, on leur apprend à construire du sens. L’effort à bout de souffle individuel et en équipe motivé par le but final – la réussite du spectacle – reste pour chacun des interprètes ainsi que pour leur professeur meneur de jeu, une expérience privilégiée et, des années après, un souvenir enrichissant. Ce type de projet collectif à effet synergique vise aussi des capacités d’adaptation dans une société aux brutales mutations.

III. Les exercices de conversation

Loin de nier l'artificialité ludique du texte didactique, Eugène Ionesco l'amplifie au maximum et, dans son théâtre devenu universel, la langue française est continuellement mise en scène. « J'ai fait du théâtre par souci de pédagogie », avouait cet ancien professeur du lycée « Saint-Sava » de Bucarest, devenu dramarturge.

Ses Exercices de conversation française pour étudiants américains ont été insérés dans le manuel de Michel Bénamou (un professeur de français aux Universités de Michigan, puis de San Diego), intitulé Mise en train et publié à Toronto en 1969. Les 31 dialogues qu’il contient reposent entièrement sur des conventions. Ici, pour l'apprenant jouer c'est faire connaissance avec la langue, l'installer en soi. Ionesco juxtapose des affirmations apparemment contradictoires, comme dans ses premières pièces où il mettait bout à bout des clichés qui paraissaient incohérents.

Le dialogue « Salutations » propose quelques actes de parole et enseigne à compter en français. Thomas, l'étudiant américain qui apprend le français, est myope et doué d'un fort esprit de contradiction. Dans « Vacances à Paris », un professeur et ses étudiants mènent un dialogue tout aussi farfelu qui confond souvent le sens concret et le sens figuré. Ceci a bien séduit nos étudiants pour en donner une version scénique : « Dick : - Etes-vous idiot Thomas ? / Thomas : - Si j'étais idiot parlerais-je français ? ; Dick : - Qu'est-ce qui vous a le plus frappé à Paris ? / Thomas : - Personne n'aurait osé me frapper. J'aurais répondu par un direct américain dans le nez ».

Les dissertations des quatre voix sur les vivants et les morts permettent aux apprenants d'exercer la comparaison irrégulière, mais ces Aphorismes sont souvent des truismes : « Le bon est meilleur que le pire. Le pire est moins bon que le bon », etc. L'idée de nos étudiants a été de représenter ces quatre voix par deux fantômes blancs, qui parlent et qui gesticulent simultanément, et par deux savants qui sont vêtus de noir et qui ont l'air de soutenir des thèses contraires.

Les actes de langage autour de la politesse sont placés dans la rue où tout est possible, l'excès de civilité comme son absence absolue. Les deux passants, « vieux jeu », de la « Leçon sur la politesse » se confondent en mille excuses après s'être « tout juste frôlés du coude », et s'opposent nettement aux deux chauffeurs qui se heurtent et qui s'insultent sur la scène comme dans la vie. Le souvenir de Caragiale et le côté balkanique d'Ionesco n'ont pas échappé à nos étudiants, heureux d'exagérer l'authenticité de ces fantoches. Le lexique autour du portrait est ingénieusement introduit dans un dialogue, « Futur », sur l'achat d'un visage par une jeune femme qui voudrait se marier. Un faux médecin est prêt à satisfaire toutes ces extravagances, en accord d'ailleurs avec le goût d'Ionesco pour les formes corporelles étranges, rappelant Picasso.

Nos étudiants, futurs hommes d'affaires, furent bien évidemment séduits par la présence d'un commerce, ne fut-ce qu'une boulangerie où la vendeuse est beaucoup plus attirée par les œillades doublées d'un discours pseudo-savant d'un maître-nageur, que par sa cliente indécise et agaçante. Ils ont vécu ce dialogue aussi comme « très bucarestois ». Ils applaudissent à la bonne cuisine française (« Au Restaurant »), mais le pauvre étudiant américain en visite à Paris, après avoir commandé presque toute la liste du menu, se retrouve avec une salade de feuilles mortes et son coca de tous les jours. Les homophonies au mépris du sens, les mots aux sonorités voisines, la parataxe ou le paradoxe, ont séduit tout professeur de langue vivante mais, chez Ionesco, le langage se dément à tout instant. Le professeur de La Leçon se perd dans les méandres du langage qui dérape tout autant que les couples de La Cantatrice chauve.

La méthode Ionesco-Bénamou fit d'abord sensation aux États-Unis, mais petit à petit, étudiants et professeurs la trouvèrent un peu déroutante. Nous avons préféré nous aussi l'utiliser comme complément du cours dans le cercle de théâtre en français pour les étudiants de la filière francophone. Le nom de la troupe, « OUI-DA-NON », veut évoquer le dadaïsme de Tzara, le « oui-da » des vieux contes français, mais aussi le Non (Nu), le titre d’un volume d'essais négateurs publié par Ionesco en 1934, à Bucarest, et qui avait suscité de vives polémiques. Contents de retrouver dans ces sonorités un produit commercial à succès « Danone », les étudiants n'ont pas hésité. Le texte de Ionesco dérive vers l'absurde, met en question le monde, joue avec lui et prend plaisir à le modifier ; il répond par ailleurs au besoin de français et d'échanges intellectuels des jeunes d'un pays émergent qui se bat pour changer son destin. Le conseil exemplaire de Ionesco pour tous ses confrères professeurs de français, aurait pu être : « N'enseignez plus le français, mettez-le en scène ! ».

Par le spectacle, et tous les jours dans nos cours, faire découvrir à nos étudiants comment le français est une grille de lecture du monde, leur apprendre à résister aux produits de l'inculture, c'est encore le défendre et l'illustrer. Vraie langue de carrière pour nos étudiants des filières bilingues, le français continue d'illustrer la pensée claire et l'expression élégante, la diversité culturelle et linguistique dans une Europe menacée par le monolinguisme. Promouvoir la convivialité voulue des langues et des cultures en francophonie signifie pour la Roumanie répondre à un horizon d'attente en accord avec ses traditions et son désir de modernité.


Orientations bibliographique


GACHON Roland, La classe de théâtre, Marseille, CRDP, 1987.

HAMON Hervé, ROTMAN Patrick, Tant qu'il y aura des profs, Paris, Le Seuil, 1984.

IONESCO Eugène, Théâtre complet, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1991.

MONOD Richard (dir.), Jeux dramatiques et pédagogie, Paris, Edilig, 1983.

PANTILLON Claude, Changer l'éducation, Lausanne, L’Âge d'Homme, 1983.

PERISANU Mariana, « Enseignement multimedia pour une formation à l'Europe », in : Multimedia et enseignement du français, Paris, 1998.

PERISANU Mariana, Ionescu et Ionesco : une dualité culturelle, Montréal, Presses Internationales. Polytechnique, 2001.

VUILLEMIN Alain (dir.), L’Europe : Littératures européennes, littératures comparées et nouvelles technologies, Timisoara (Roumanie), Timișoara-Arras, éditions Hestia-Certel, 1999.

WEISS François, Jouer, communiquer, apprendre, Paris, Hachette, 2002.

 


Accréditation OING Francophonie

Sommaire des Actes de la XXVIe Biennale

Livre XXVI : LA FRANCOPHONIE VIVANTE : l'enseignement de la langue et des littératures d’expression française, à l’étranger.


Sommaire

Message de Roland ELUERD

Ouverture de Line SOMMANT

Programme des travaux


Actes de la XXVIe Biennale Cluj-Napoca, Roumanie 9 et 10 octobre 2015



Première table ronde : La langue française, un atout dans le monde des affaires

 Première partie : Les approches institutionnelles

Mme Odile Canale

Mme Mariana Perisanu

M. Pascal Fesneau

M. Radu Ciobotea

Deuxième partie : Témoignages individuels

Mme Line Sommant

Mme Marinella Coman

M. Radu Oprean


Deuxième table ronde : La littérature d’expression française en Roumanie

 Première partie : Le roman et le théâtre roumains d'expression française

M. Matei Visniec

Mme Elena-Brandusa Steiciuc

M. Alain Vuillemin

Deuxième partie : La poésie roumaine en langue française

Mme Roxana Bauduin

M. Horia Badescu

M. Constantin Frosin


Clôture de la XXVIe Biennale de la langue française

Synthèse de Line SOMMANT


A la Une

« La culture suppose l'enracinement, la profondeur et la perspective d’un épanouissement sans cesse en progrès. »

Jacqueline de ROMILLY

Présidente d’Honneur de la Biennale de la langue française (2002-2010)

Dans Le Trésor des savoirs oubliés, Éditions de Fallois, 1998, p. 93