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26e Biennale de la langue française

CLUJ-NAPOCA

ROUMANIE

9 et 10 octobre 2015


Radu CIOBOTEA : Francophonie, identité roumaine et identité européenne aujourd'hui


Dans un reportage célèbre, réalisé en 1933, Georges Simenon a tenté de vérifier si la francophonie existait vraiment en Europe. Il a parcouru à peu près tous les pays du continent en entamant une aventure digne du commissaire Maigret. La dernière frontière qu’il a franchie a été celle de la Roumanie. Le bastion de la civilisation européenne le plus à l’Est, tel que l’écrivain percevait la géopolitique à l’époque. Et, soudainement, il s’est senti chez lui. Il avait déjà des interlocuteurs qui parlaient un français impeccable, il recevait les journaux français avec un seul jour de délai, il parcourait, dans les restaurants, les menus cinq sur cinq parisiens. Il se trouvait dans le « Petit Paris ».

C’était, à l’époque, une francophonie roumaine puissante, indéniable, et féconde. Mais elle était confinée dans les limites de l’intellectualité, sans de vraies chances de rayonner dans tout le pays et dans toutes les couches sociales. Il s’agissait d’une francophonie des sociétés fermées, dans lesquelles seules les élites circulaient d’un univers mental et linguistique à l’autre. La francophonie faisait partie d’un certain cosmopolitisme, qui était une ouverture culturelle, mais qui influait seulement sur ceux qui en faisaient partie, par leur éducation et par leur ascendance. Maintenant, avec les sociétés ouvertes, tout a changé. Le nouveau défi est celui de construire la cohabitation malgré les identités différentes.

Nous envisageons aujourd’hui, en Roumanie, une francophonie toute autre que celle que nous étudions dans les livres d’histoire. Il s’agit d’une francophonie qui tient compte de la présence sur le territoire français d’une diaspora substantielle et très dynamique sur le plan politique et qui se propose dʹaccéder à un rôle beaucoup plus important dans la diplomatie culturelle roumaine et européenne. Les deux dimensions de la stratégie diplomatique et communicationnelle (la diaspora et les relations internationales) de la Roumanie doivent se rejoindre et créer un espace francophone cohérent, dans le respect de la diversité culturelle.


I. La Francophonie


La Francophonie ne peut pas ignorer, aujourd’hui, le phénomène complexe et saisissant de l’immigration dans un contexte de plus en plus trouble, voire menaçant. Des centaines de milliers de refugiés des pays musulmans où la guerre fait rage se trouvent déjà en Europe, et ceci provoque un changement majeur de la notion d’immigré, mais aussi un changement de la construction européenne même. D’ailleurs, le mot immigration est souvent en proie aux préjugés et stéréotypes. Il y a de nombreux types d’immigration, surtout dans cette période ou la guerre sévit dans le Moyen Orient et alors que toute cette région bascule, désemparée et effarée vers notre continent. C’est de nouveau la question d’identité qui resurgit, comme celles d’intégration, de diversité culturelle, de multiculturalisme. Mais les identités ne sont pas des notions abstraites et figées, elles ont des hiérarchies, des replis et des rebondissements. Elles s’adaptent à de nouvelles réalités ou, au contraire, elles deviennent un moteur d’intolérance et de guerre. Nous sommes confrontés, aujourd’hui, à cette multitude d’identités parmi lesquelles les « identités meurtrières », selon l’expression d’Amin Malouf Il s’agit d’une conception « qui réduit l’identité à une seule appartenance, installe les hommes dans une attitude partiale, sectaire, intolérante, dominatrice, quelquefois suicidaire, et les transforme bien souvent en tueurs, ou en partisans des tueurs. Leur vision du monde est biaisée et distordue » (Amin Malouf, Identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998. p 39).

Il y a une multitude d’immigrations, ce qui fait que le terme les désignant génériquement toutes devient trop flou, dépourvu de substance. Émigrer/immigrer (nous disent les stéréotypes) c’est quitter son pays sans jamais regagner une autre identité claire, indéniable. Vu d’une perspective symbolique, l’immigré est, selon Dominique Wolton (Sauver la communication, Paris, Flammarion, 2005) est l’une des figures de l’homme de demain, car « il joue avec un minimum deux identités. Il s’arrache à son identité, va dans un territoire où il est mal reçu, s’adapte, travaille, se reconstruit une identité partielle. Les immigrés sont le sixième continent, soit deux cents millions dans le monde ».

Nous autres Européens, nous sommes maintenant en face de tous les genres d’immigration et de problèmes liés à l’identité. Mais, cependant, nous avons des problèmes non-résolus au sein de notre continent, entre nous-mêmes Européens. L’immigration roumaine vers les pays européens francophones constitue, aussi, une dimension importante et révélatrice des changements contemporains au sein de la francophonie.

C’est une immigration assez particulière, qui mélange le passé et le présent, la vieille aristocratie intellectuelle avec les nouvelles vagues de travailleurs en quête d’un standard de vie décent, les grands esprits roumains, comme Georges Enesco, Emil Cioran, Eugène Ionesco, avec les nouveaux grands artistes et écrivains comme Horia Damian, Vladimir Cosma, Nicolae Maniu, Basarab Nicolescu, Matei Visniec, Dumitru Tepeneag, Virgil Tanase et bien d’autres. La particularité de l’immigration roumaine en France est qu’elle est particulièrement professionnalisée. Il y a des médecins, des professeurs, des ingénieurs, des professionnels du commerce et de la publicité. Il y a aussi des étudiants en masters et des doctorants qui préfèrent, à la fin de leurs études, rester en France ou autre pays francophone. Et, bien sûr, il y a des travailleurs dans la construction et assez peu dans l’agriculture. Toutes ces catégories socioprofessionnelles se forgent des rapports différents avec la France et la francophonie. Soit par la voie de l’école, soit en s’adaptant à leur nouvelle vie, ils entrent dans la culture francophone, tout d’abord par l'apprentissage de la langue, ensuite par la compréhension de certaines valeurs de la République, de certaines directions culturelles de la francophonie et, surtout, par l’assimilation d’un nouveau style de vie. En même temps, une transformation profonde au niveau de l’identité prend le pas sur les vieilles coutumes de chez soi. Puisqu’il ne s’agit pas ici du rapport entre l’exil et le royaume, pour reprendre le fameux titre d’Albert Camus, car la France n’a jamais été, pour les Roumains, le royaume, même si elle a été et reste encore un modèle pour les élites de l’intellectualité.

Après l’élargissement de l’UE et le droit de libre circulation pour les citoyens des 28 Etats, il faut, d’autant plus, adapter la démarche francophone. Et surtout prendre en compte le phénomène de l’immigration, qui pose, comme je le disais, la question de l’identité. De l’identité nationale, sans doute, mais aussi de l’identité personnelle et de son insertion dans le concept d’une identité autre, reconstruite dans des conditions toutes nouvelles.

En s’intégrant dans le monde français, les nouveaux immigrants roumains cherchent non pas seulement la sécurité économique mais aussi le niveau culturel, la saveur d’une autre manière de vivre, et, finalement, le dialogue entre leur propre culture et celle du pays d’asile. L’identité individuelle et l’identité nationale se trouvent, au tout début, dans une forte tension avec la non-identité que recouvre le mot immigrant.

Dominique Wolton a peut-être raison en parlant de la tragédie qui subsiste dans la décision de s’arracher à son existence sur un territoire et chercher une autre. Mais elle n’est pas vécue de la même manière par tous les immigrants. Dans le cas des immigrations roumaines en France, le choc des civilisations est vécu dans un registre plus atténué par le fait que nos cultures se trouvent en dialogue depuis des siècles et par celui que les Roumains se retrouvent dans un monde francophone qui leur est assez familier. Leur culture, formée dans les écoles et les universités roumaines, devient rapidement une culture relationnelle, non pas de refuge. Peu de Roumains se retranchent dans les traditions nationales en refusant le mode de vie français et francophone. Pour la plupart, les cultures et les identités trouvent le moyen de communiquer, de construire la nouvelle étape de vie sans se départir de la précédente, mais en s’intégrant dans les réseaux culturels qui définissent leur présent.

Qui plus est, dans de nombreux cas les Roumains arrivent en France avec toute leur famille, ou encore, avec leurs parents et voisins du village. Ils reconstruisent leur communauté d’une manière ouverte vers la francophonie qui les entoure, et, en même temps, ils gardent le respect des traditions et de la culture avec lesquelles ils étaient habitués. Il n y a pas d’exil intérieur, ou à peu près. Il n’y a pas de tragédie non plus, mais, toutefois, le sentiment de n’être pas chez soi reste dans les profondeurs des âmes. Cependant, la francophonie ne se résume pas à l’intégration dans une communauté et à la maitrise de la langue française. Elle est une construction culturelle et politique, tout comme l’Union Européenne d’ailleurs, un projet mis en place, dans sa variante actuelle, il y a à peine quelques décennies. C’est une volonté commune d’aller en avant, d’ériger des ponts entre des rivages parfois lointains, sur la base d’une langue commune. Mais, il est vrai toutefois qu’une langue commune ne suffit pas à faire une communication interculturelle s’il n’y a pas aussi un projet pour faire le lien avec les différences ethniques, culturelles, religieuses (Dominique Wolton, Sauver la communication, Paris, Flammarion, 2005, p. 191). L’une des dimensions essentielles de ce projet est l’éducation.


II. L’éducation


L’éducation est le plus important pilier du maintien et du renforcement de la francophonie en Roumanie. Il est difficile et assez inutile de dresser la liste des institutions scolaires en Roumanie dans lesquelles on apprend le français, mais soulignons qu’elles couvrent tous les grades d’enseignement, à partir de l’école maternelle jusqu’aux études doctorales et postdoctorales. Mais, un bref raccourci permettra néanmoins quelques précisions.

Plus de 63 lycées sont bilingues (français et roumain) et l’on pourrait y ajouter a ce nombre les lycées privés). La Roumanie dénombre plus de 10.000 professeurs de langue française, et l’Association des Professeurs de Français a créé déjà treize filiales. On estime officiellement, mais la précision n’est pas sans faille, qu'il y a, en Roumanie, autour de 1,5 millions élèves qui apprennent le français. Quant à l’enseignement universitaire, il y a plus de 300 partenariats qui regroupent des institutions roumaines et francophones et une vingtaine d’universités titulaires ou associées à l’Agence Universitaire de la Francophonie. On ajoute à cela les sections de langue et littérature française qui sont présentes dans à peu près toutes les universités roumaines, et aussi les établissements très fréquentés de l'Institut français, des trois centres culturels français et des quatre filiales de l’Alliance Française.

À l’occasion du XIème Sommet de la Francophonie qui s’est tenu à Bucarest, en septembre 2006, la Roumanie a lancé l’initiative d’organiser le Programme Eugène Ionesco de bourses doctorales et de recherche postdoctorale au bénéfice du développement durable des pays francophones, surtout du sud francophone. Par la mise sur pied de ce programme, devenu opérationnel en 2007, notre pays s’est inscrit parmi les pays à contribution financière significative aux programmes qui se déroulent dans le cadre de la Francophonie institutionnelle. Par ailleurs, cette initiative dont ont déjà bénéficié beaucoup de boursiers d’Afrique et d’Europe centrale et orientale (surtout de la République de Moldova), met en exergue l’engagement responsable de la Roumanie en matière d’assistance pour le développement en tant que membre de l’Union Européenne. 468 boursiers en provenance de 27 pays francophones d’Afrique, d’Europe centrale et orientale et d’Asie ont bénéficié de ce programme jusqu’à présent.

D’autres mécanismes d’enseignement sont destinés aux diverses catégories socio – professionnelles, il y a le plan multi-annuel de formation des fonctionnaires publics roumains dans la langue française, signé depuis 2004 par le Ministère roumain des Affaires Etrangères, de commun accord avec l’OIF, la France ; la Délégation Wallonie Bruxelles et le Grand Duché de Luxembourg. A ceux-ci l’on ajoute les fonctionnaires qui travaillent avec des dossiers européens. Jusqu’à présent, plus de 5000 fonctionnaires appartenant à 60 institutions administratives ont suivi ces cours. Ce ne sont que quelques points de repère qui nous donnent les dimensions des études francophones dans notre pays.

Cette évolution de l’éducation est liée au rôle nouveau de la Roumanie dans l’Union Européenne. Il y a, en ce moment, un vaste tissu de relations dynamiques entre les institutions et les grandes entreprises, françaises et roumaines, pour mettre en valeur la francophonie en Roumanie dans la perspective d’une intégration européenne accrue.

Le panorama de l’éducation francophone ne mène nullement au pessimisme que l’on trouve parfois en France. Le déclin de la francophonie n’est pas si évident en Roumanie, même si la globalisation nous a menés, nous aussi, vers l’emploi fréquent de la langue anglaise. En ce moment, nous nous trouvons en une pleine et tumultueuse globalisation qui conduit à un changement radical des règles du jeu. D’après nombreux chercheurs en géopolitique et affaires internationales, la globalisation participe aujourd'hui à une forme de crise identitaire. Les géographes dénoncent même, dans ce sens, la fin des philosophies de l'histoire, la crise des idéologies et un certain désenchantement du monde.

Cette vision sceptique n’est, cependant, qu’une modalité d’interpréter les défis contemporains ; une modalité qui manque de vision culturelle, car celle-ci enrichit tout d’un coup notre perspective sur le monde, apporte les couleurs de l’intelligence et de l’imagination et ouvre pour tous une seconde chance, car on peut vivre le même moment de façons différentes sans ou avec l’implication de l'éducation et de la culture.

Malgré son déclin apparent, la culture française jouit d'une sympathie croissante dans le monde. Une sympathie qui n’est pas due à la nostalgie de la « Belle Époque », mais aux accomplissements actuels de l’art français et francophone, de la musique, du cinéma, de la littérature, des chances superbes offertes par la vie universitaire. Autant les auteurs classiques français sont toujours considérés comme des références culturelles, autant les « écoles françaises » comme le « nouveau roman », « la nouvelle vague » ou le structuralisme sont des courants français respectés, étudiés et reproduits dans de nombreux pays.

À y bien regarder, au-delà du foisonnement de la globalisation et de la menace de la crise identitaire, il y a des noyaux culturels qui résistent à la pression de l’ignorance, du fanatisme, ou bien du scepticisme universel, et autour desquels on peut bâtir, avec une forte diplomatie culturelle, des cités de normalité et de bon sens. Parmi ces noyaux se trouve la francophonie, en tant que seconde chance d’échapper aux démons quotidiens et de revenir vers soi-même, vers sa propre culture et histoire, mais cette fois non pas seul, mais dans la famille frémissante et tumultueuse de nos concitoyens francophones.

Dans la mouvance de la diaspora roumaine et, à un autre niveau, de la diplomatie culturelle francophone, on n’est jamais seul dans un monde opaque, fermé à la communication. Quels que soient les problèmes auxquels nous nous confrontons sur le plan diplomatique, quelles que soient les dérives politiques, sociales ou économiques de chaque pays, la communication nous sauve toujours. Car nous parlons, finalement, une langue commune.