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26e Biennale de la langue française

CLUJ-NAPOCA

ROUMANIE

9 et 10 octobre 2015


Alain VUILLEMIN : Le théâtre pluridimensionnel de Georges Astalos (1933-2014).



L’expression de « théâtre pluridimensionnel » est une formule que Georges Astalos a utilisée pour définir son théâtre en langues roumaine et française. Il l’a fait en 2004, en français, en un texte intitulé « La pluridimensionnalité du théâtre », traduit à partir d’un volume d’essais antérieurs, Utopii. Eseuri urmate de confessiuni biografice (« Essais réunis de confessions biographiques »), qui avait été publié en roumain en 1997. Ce « concept » aurait caractérisé une « utopie [qui serait apparue] pour la première fois », dit-il, « en Europe de l’Est, à la fin des années 1960 – notamment en Roumanie ». Auparavant, en Roumanie, pour contourner la censure, il employait une toute autre formulation, beaucoup plus métaphoriques, celle d’un « théâtre floral-spatial ». Cette expression a été utilisée une première fois en 1970 dans un bref article publié dans une revue littéraire de Bucarest, Almanahul Literar (« L’Almanach littéraire »), puis repris dans un court essai intitulé Teatrul Floral-Spatial, en 1970, en annexe à ses six premières pièces composées en roumain et réunies en un volume intitulé Vin Soldaţi şi alte piese (Les soldats arrivent et autres pièces). Né à Bucarest en 1933, exilé en France de 1971 à 1996, naturalisé français en 1976 et décédé à Bucarest en 2014, Georges Astalos est un auteur de langues roumaine et française qui a laissé une œuvre théâtrale importante, sous la forme de huit trilogies parues en français, en 2004, à Bucarest, aux éditions « Capitol ». Il a été aussi un poète d’expression roumaine, italienne et française, un romancier et un essayiste en les deux langues, roumaine et française, et un journaliste, rédacteur en chef à Luxembourg, de 1972 à 2002, de la revue plurilingue Nouvelle Europe. La poésie aurait été sa vocation première. Il aurait composé de premiers poèmes dès 1945. Le théâtre aurait été une « rencontre fortuite », sur le tard. Il s’en est expliqué en 2004 dans ses Utopies. Essais, un recueil paru initialement en roumain, en 1997, sous le titre d’Utopii. Qu’en est-il donc de ce caractère « pluridimensionnel » par lequel il définissait son théâtre ? Que peut-on déduire de l’examen de ses œuvres dramatiques, de ses premières expérimentations, de ses explorations ultérieures et de ses variations finales ?

I. Les expérimentations initiales

La première partie de la carrière de Georges Astalos, alors Gheorghe Astaloş, en Roumanie, s’est déroulée entièrement en langue roumaine jusqu’en 1972. Admis en 1953 comme élève-officier à l’Institut Géographique Militaire de Bucarest, il démissionne de l’armée roumaine en 1964 avec le grade de capitaine. Il s’est expliqué sur les circonstances de ce départ en 2004, au début de sa confession intitulé À la rencontre du théâtre dans Utopies. Il aurait devancé une épuration annoncée. Entre 1964 et 1697, tout en élaborant sa théorie du théâtre dit « floral-spatial », encore inédite. Il en esquisse plusieurs variations expérimentales, six au total, autour de cette nouvelle formule dramaturgique qu’il présentait à l’époque comme « révolutionnaire ». Toutes sont d’abord interdites par la censure, très méfiante à l’égard du théâtre en général. Le succès inattendu de sa pièce, Vin Soldaţi (Les Soldats arrivent), autorisée, raconte Georges Astalos, le lendemain de l’invasion de la Tchécoslovaquie par les forces du pacte de Varsovie dans la nuit du 21 août 1968, et l’octroi, en 1970, du prix de l’Union des écrivains de Roumanie, lui permirent de publier ces premières pièces, en 1970, dans Vin Soldaţi şi alte piese. Qu’en est-il de ces expérimentations initiales, de leurs conceptions théoriques, de leurs principes et de leurs illustrations pratiques ?

Ses conceptions théoriques, Georges Astalos les a exposées à plusieurs reprises, avant et après son exil. Il en avait fait part en Roumanie en 1970, en roumain, dans la revue Almanahul Literar, puis dans Vin Soldaţi şi alte piese. Il les a reprises, en les remaniant, en 1996, toujours en roumain en une introduction à son volume Politikon. Primal Tom / Teatru politique (« Politique : Tome premier / Théâtre politique »), intitulée « În întâmpinarea teatrului » (À la rencontre du théâtre), complétée par un Manifest utopic. Pluridimensionalitatea teatrului (Manifeste utopique. La pluridimensionnalité du théâtre). Ces deux derniers essais ont été repris en 1997 dans Utopii, puis traduits avec des modifications et des additions en 2004, en français, dans Utopies, sous les deux titres suivants : La pluridimensionnalité du théâtre et À la rencontre du théâtre. Ces textes sont très développés en langue roumaine. Les versions françaises sont très abrégées et beaucoup plus ramassées. L’exposé des principes dramaturgiques et esthétiques fondamentaux de cette recherche n’a pas grandement varié. Mais c’est seulement en 2004, en français, que Georges Astalos en a précisé la portée exacte.

Qu’en est-il donc de ces principes ? En 1970, les considérations avancées à propos du « théâtre floral-spatial » dans Vin Soldaţi şi alte piese sont très brèves, et surtout techniques. Georges Astalos les a reprises dans Utopies, en 2004. Il les résume alors en trois propositions : « la déchirure du dispositif traditionnel de jeu en une multitude de scènes indépendantes, et leur dispersion » sur un plan horizontal et aussi vertical, tout d’abord ; la représentation ou « la projection successive ou simultanée » de plusieurs actions, d’un lieu à un autre, ensuite ; « l’effacement de la frontière » entre la scène et le public, les interprètes et les spectateurs, enfin. Cette « structure spatiale du théâtre pluridimensionnel » pouvait revêtir différentes formes géométriques, commente l’auteur, des géoïdes, des spirales, des fleurs (d’où l’adjectif de « floral »), reliées par des passerelles. L’éclairage et les jeux de lumière devaient accentuer l’impression de mouvement et d’élan dynamique. L’ensemble devait faire « du théâtre pluridimensionnel » un modèle de globalité ouverte, censé « visualiser aussi bien les tragédies antiques que la dramaturgie moderne et les textes d’avant-garde ». Ainsi conçue, cette structure « dramaturgique pluridimensionnelle devait aussi conduire à des recherches dramatiques inédites et à une « écriture découpée » qui aurait préfiguré la naissance d’un « autre théâtre ». Ces réflexions aurait conduit à l’élaboration d’une première série de pièces, celles qui ont été réunies en 1970 dans Vin Soldaţi şi alte piese.

Ce recueil, Vin Soldaţi şi alte piese, publié en 1970, contient six textes dramatiques, tous écrits en langue roumaine et tous, sauf un, le dernier, Adacvis şi Edeea, traduits par la suite en français et aussi en d’autres langues. Ils sont encadrés par une préface, « Cuvînt înainte » d’Alexandru Paléologue, et par l’essai, déjà cité, sur Teatrul floral-spatial (« Le Théâtre floral-spatial »). Ces pièces sont dans l’ordre : Ceainăria de argint (Le salon de thé), Fîntîna (Le puits), Vin Soldaţii (Les Soldats arrivent), Song pentru Annamaria (Qu’allons-nous faire sans Willy ?), Garderobierle (Les demoiselles du vestiaire) et Adacvis şi Edeea. En ces pièces, Alexandru Paléologue saluait un « théâtre moderne, poétique, original et neuf ». Il ne dit rien de son caractère « floral-spatial » ou « pluridimensionnel ». C’est Georges Astalos qui en dégage l’originalité en une sorte de postface, le texte intitulé « Teatrul floral-spatial ». Il se réfère dans cette espèce de manifeste aux idées d’un metteur en scène français, Jacques Polieri, un scénographe d’avant-garde dans les années 1950. Il en reprenait en particulier la conception d’un « théâtre aérien », qu’il associera par la suite, dans Utopies, aux notions d’un « théâtre pauvre » de Jerzy Grotowski et à celle d’un « théâtre de la cruauté » d’Antonin Artaud. Ces trois auteurs auraient été des précurseurs du « théâtre pluridimensionnel ». Ces références ont une fonction : tenter de justifier et de légitimer la démarche de Georges Astalos entre 1965 et 1970, en revendiquant ces précédents.

En ces premières expérimentations, Georges Astalos paraît avoir tenté plusieurs formules. Ceainăria de argint et Vin Soldaţi sont deux « pièce(s) florale(s) ». Song pentru Annamaria est une « pièce close », Fîntîna est une « pièce noire », Garderobierle est construit sur une « trame pluridimensionnelle ». Adacvis şi Edeea, la seule pièce qui n’a pas été traduite, était une « étude de pantomime ». C’était une toute autre direction de recherche. En les autres pièces, en revanche, réflexions théoriques et expérimentations pratiques semblent être allées de pair entre 1964 et 1970.

II. Les explorations intermédiaires

À partir de 1972 et après son arrivée en exil en France, Georges Astalos décide de ne plus écrire qu’en français. Son activité sera considérable. Il a publié entre 1972 et 2014 plus de quarante volumes de poésie, de prose, de théâtre, d’essais, de mémoires, de correspondance. Il compose aussi beaucoup de pièces de théâtre qui sont souvent créées ailleurs, en différents pays jusqu’en 1991, en Allemagne, en Italie, aux États-Unis, mais qui seront toutes publiées, en français, à Bucarest, en Roumanie, en 2004. C’est pendant son exil, jusqu’en 1996, qu’il se livre à diverses explorations, notamment sur le phénomène de l’intrusion, sur le recours à l’ironie et sur ce qu’il appelle des « rêveries scéniques ».

Une réflexion de Georges Astalos mise en exergue au début de l’une de sa trilogie, le Théâtre de l’intrusion. Les anges du pouvoir, éclaire l’une des directions de recherche entre 1971 et 1996, la figure de l’intrusion. « Dans le monde moderne, tout est intrusion : les médias […], la publicité […], la politique tentaculaire ou la technologie […]. Autant d’agressions que le théâtre n’arrive pas à illustrer », explique-t-il en un avertissement préliminaire. Ce volume réunit trois pièces, Notre thé quotidien, sous-titrée « théâtre de l’intrusion », écrite en 1980, L’apothéose du vide, une « évasion scénique », composée en 1981, et La Pancarte, une « pièce routière », élaborée en 1983. Ce sont trois comédies burlesques que Georges Astalos considérait comme caractéristique de ce qu’il désignait par « l’intrusion ». En chacune de ces œuvres, des intrus, des étrangers venus de l’extérieur, interviennent dans l’intimité d’un foyer ou d’un ménage. Ce qu’ils représentent est toutefois très contradictoire. Dans Notre thé quotidien, un « Intrus » anonyme mais ainsi dénommé, arrive de l’extérieur. Il a été chargé par un institut de sondage d’opinion de mener une enquête sur les « faits, gestes et opinions » d’un couple de locataires d’un appartement. Il est, en réalité « l’œil et l’oreille du pouvoir ». À la fin de la pièce, il « embarque » les deux locataires pour continuer cet interrogatoire « ailleurs ». La métaphore policière est transparente. Ce symbolisme s’inverse dans L’Apothéose du vide. L’« Intruse » est une jeune femme qui vient de l’extérieur, qui recherche un logement et qui trouble la quiétude d’un « Propriétaire » et de sa « Ménagère » (sa femme de ménage). Mais c’est le « Propriétaire » qui se livre à un interrogatoire inquisitorial de cette jeune femme, qu’il finira par convaincre de partager sa solitude. Dans La Pancarte, l’intrus est au contraire un protestataire, un militant qui tente d’avertir les gens, dans la rue, à l’aide d’une pancarte, sur l’oppression qui exercée désormais sur les hommes par les femmes, en ces temps modernes trop féministes. Nul ne lui prêtera attention. En ces pochades, dont tous les propos sont à double sens, le burlesque camoufle des intentions profondément politiques. Pour qui a connu la réalité de l’autoritarisme en Roumanie entre 1947 et 1989, ces « intrus » et ces « anges du pouvoir », pour reprendre le sous-titre de cette trilogie, sont des figures qui renvoient aux pratiques policières des services de la Securitate, les services de la Sécurité de l’État roumain. Mais ces pièces se passent en Europe occidentale, en des lieux indéterminés. Les « démocratures » de l’Ouest seraient très proches des dictatures de l’Est. L’« intrusion » en serait un signe.

L’utilisation de la structure du théâtre pluridimensionnel au service d’une inspiration comique ou satirique paraît avoir été une autre voie que Georges Astalos semble avoir aussi voulu explorer. Il s’en est peu expliqué. Quelques indications sont néanmoins contenues dans les avertissements et les propos liminaires à ses Satires express, une série de trois comédies, réunies en 2004 sous ce titre : Cambriolage à sec, une « farce policière », qui aurait été esquissée en roumain, en Roumanie, avant 1971, sous le titre Spargerea (le « casse » en argot roumain), Chaussures pour dame, une « bouffonnerie » composée en 1999, et Les bonnes odeurs, une « comédie naturaliste ». Un document particulier, intitulé en roumain « Confesiune de creaţie » (« Confession sur la création »), écrit en octobre 1994 et présenté en fac-simile, en 2004, dans les annexes au cinquième volume des trilogies de Georges Astalos, aux éditions « Capitol », donne cependant quelques indications, au moins quant au sujet de cette dernière pièce. L’idée de l’écrire serait née lors d’un concert. L’intention aurait été de prendre une anecdote très mince mais significative, la fabrication d’un guivetch, « un ragout roumain, à la couenne de cochon de lait », par un cuisinier noctambule. Attirée par les odeurs de cette recette en préparation, une voisine, célibataire, survient, puis un prisonnier évadé, affamé, et, enfin, une stagiaire de la police, effarée. Quiproquos et confusions se succèdent. Tous les procédés comiques sont utilisés, de situations, de mœurs, de caractères, de mots, jusqu’à l’emploi de l’argot. C’est un exercice de style assez remarquable. Il concentre la formule dramaturgique du « théâtre pluridimensionnel » en un seul lieu, un appartement, autour de deux couples, le cuisinier et la voisine d’une part, l’évadé et la policière d’autre part, qui vont s’entrecroiser, à partir d’un « rien », la confection d’une recette de cuisine. Le caractère « naturaliste » de cette pièce satirique tient au fait que, durant la représentation, dit l’auteur en une didascalie, de « bonnes odeurs de cuisine sont pulvérisées dans la salle ». Le rire et le sourire dominent. La représentation s’achève aussi dans la gaieté et la bonne humeur, par des chants et des danses.

En d’autres pièces, Une prière de trop, un « monologue dramatique » conçu en 1986, Paroles de sable, un « exercice scénique » écrit en 1993 et La pomme, une « évasion biblique » élaborée en 1972, et toutes réunies en 2004 en une même trilogie, L’insoumission. Rêveries scéniques, traduites en roumain en 2006 sous le titre de Nesupunere, Georges Astalos semble avoir voulu aborder d’autres sujets, plus philosophiques et métaphysiques. Une prière de trop porte sur la révélation d’une vocation religieuse contrariée : une nonne, sœur Flavia, s’apprête à quitter son couvent et à abandonner le voile après avoir attendu trop longtemps, le temps d’une « pièce en trop », l’autorisation de prononcer ses vœux définitifs. Dans Paroles de sable dont l’action se passe en un désert qui n’est pas nommé, en une région indéterminée du Sahara, une Targuie, une femme du désert, a recueilli une autre bédouine, une « Fille du Désert », targuie elle-aussi, dont la tribu a été massacrée par une armée venue d’au-delà du désert. Un soldat blessé, un déserteur de cette armée, survient. La Targuie le soigne. La parabole reste mystérieuse. La pomme, au contraire, reprend un récit biblique, l’histoire du péché originel dans le livre de la Genèse. Mais la transposition est très moderne : Dieu est le « patron du paradis », Ève s’ennuie dans un hamac, Adam bricole à des recherches présentées comme « alchimistes » sur la création du monde. On entend une émission de « Radio Paradis ». Un serpent endormi se réveille. Le récit de la tentation commence. La pièce s’achève sur la brutale expulsion du couple originel de ce dernier paradis terrestre. La conclusion de l’auteur est ambiguë : « désobéir n’est pas pécher », conclue-t-il. Le mystère de la liberté est le sujet central que ces trois « rêveries scéniques » abordent. Un propos liminaire de l’auteur, mis en exergue au début de la trilogie, explique que, « dans le théâtre, la rêverie scénique est fertilisée […] par la contrainte dont les protagonistes songent se libérer ou, au contraire, par un très puissant désir dont ils rêvent qu’il s’accomplisse ». Cette aspiration à l’insoumission paraît avoir toujours fasciné Georges Astalos. Sous couleur de « rêverie scénique », il paraît avoir cherché à appliquer ses conceptions sur la pluridimensionnalité du théâtre à une réflexion d’un ordre moral et spirituel très élevé. Ces « rêveries » qualifiées de « scéniques », construits sur une formule dramatique « pluridimensionnelle », seraient aussi d’autres exercices « spirituels ».

En 1972, Georges Astalos change de langue. Désormais, il n’écrit plus qu’en français. La pomme est la première pièce qu’il écrit en cette nouvelle langue. Il reste fidèle cependant à ses conceptions dramaturgiques antérieures, aux principes de la pluridimensionnalité du théâtre. Il cherche aussi, jusqu’en 1996, à en explorer des virtualités potentielles. Il approfondit la notion d’« intrusion », qu’il transforme en une figure d’un autoritarisme et d’un totalitarisme ordinaires. Il semble libérer son imagination satirique, sa verve et son rire. Il continue à exprimer ses désirs et ses rêves d’insoumission. Ce faisant, ces exercices, ces essais dramatiques menés en français, enrichissent son théâtre « floral-spatial » initial.

III. Les variations finales

Les variations finales de cette pluridimensionnalité du théâtre ont été fortement pré-déterminées par les événements qui se sont produits en France, en Roumanie et en Europe en 1989. En France, à Rocamadour, dans le Lot, Georges Astalos crée le 14 juillet 1989 une pièce en un acte, L’échafaud, sur la mort de Georges Danton en 1794. Cette fresque historique lui avait été commandée par le théâtre de Rocamadour à l’occasion de la commémoration en France du bicentenaire de la Révolution française. En Europe, en Allemagne de l’Est, le 09 novembre 1989, c’est la chute du Mur de Berlin. Le 25 décembre 1989, c’est la condamnation et l’exécution de Nicolae Ceausescu à Bucarest en Roumanie. Ces événements seront décisifs. À partir de 1996, Georges Astalos se partage désormais entre sa patrie d’origine, la Roumanie, et son pays d’adoption, la France. Il écrira beaucoup en les deux langues, en français et en roumain. Il poursuit aussi son œuvre dramatique, toujours en français, en variant les sujets sur de multiples plans historique, politique et esthétique.

De fait, entre 1988 et 2004, Georges Astalos s’emble s’être employé à appliquer ses conceptions de la pluridimensionnalité de la scène au « théâtre politique [sans le distinguer de] «celui qu’on appelle « historique » parce que l’un et l’autre mettent en scène les turbulences […] de la vie de la cité ». Dans cette perspective, il s’est d’abord intéressé au séisme de la Révolution française et à ses soubresauts violents à travers une première trilogie, Historikon. Théâtre ponctuel, composée de L’échafaud, une fresque historique sur le sort tragique de Georges Danton, Robespierre, une « tragi-comédie historique » sur la grandeur et la chute de Maximilien Robespierre en 1794, et Napoléon. L’homme de trois îles, un « monologue historique » sur le destin de l’empereur Napoléon Ier, à la veille de son arrivée en exil à l’île d’Elbe, en 1815. Cette « trilogie consacrée à la Révolution française » aurait obéi à une nécessité : « répondre aux impératifs du théâtre moderne [afin de restituer] une trame historique ». Dans L’empreinte de l’exil, Théâtre politique, un « triptyque sur l’exil », l’auteur transpose très directement sa propre expérience de l’exil à travers une « farce politique, Caviar, Vodka et Bye Bye, conçue en 1995, qui relate les réactions d’un groupe d’émigrés russes blancs à Paris, à l’annonce de la chute du mur de Berlin à l’automne 1989. Le sel de l’exil, une « parabole politique », écrite aussi en 1995 sur l’émigration française en Allemagne pendant la Révolution, et Retour au bercail, un « divertissement politique » élaboré également en 1995 sur la mort tragique d’un exilé d’un pays de l’Est, accidentellement, au soir de son retour au pays, évoquent d’autres aspects de l’exil. Un « exilé meurt deux fois », commente sobrement Georges Astalos. En ces variations historiques et politiques, Georges Astalos réutilise le cadre de la pluridimensionnalité du théâtre pour s’interroger sur ce qu’il appelle divers « points » de l’histoire, de celle des plus grands hommes politique de la Révolution française au destin malheureux des victimes anonymes des révolutions modernes, les émigrés et les exilés en particulier. La grandeur et la cruauté des révolutions le fascinent. Il les évoque d’une manière contradictoire. Il invite à y réfléchir. Il se garde de conclure.

Une dernière trilogie, Dracula et ses doubles, Théâtre historique, permet-elle de mieux déceler la nature des intentions de Georges Astalos ? On ne sait. Les trois pièces qui composent ce volume ont un statut à part dans son œuvre. La première, Le vrai visage de Dracula, a été conçue à Paris, en 1997. Elle n’a jamais été créée. Une lecture en a eu lieu cependant les 5, 6 et 7 mai 2000, à Luxembourg, au Théâtre national de Luxembourg. Le texte a été traduit ensuite en roumain par Georges Astalos, de même que les deux autres textes de cette trilogie, et tous trois ont été publiés en Roumanie, en 2006, sous le titre générique de Dracula şi dublurile. La seconde, Le bal du cimetière, est une « fiction dramatique » qui est restée inédite en français jusqu’en 2004, et en roumain jusqu’en 2006. Les allusions au couple formé par Nicolae et Elena Ceausescu étaient peut-être trop apparentes. La dernière œuvre, Coup de sifflet, aurait été écrite en 1979. Ce texte, un « livret d’opéra », a été mis en musique par un compositeur canadien, Neil Weisensel, et créé en 1998 à Vancouver, en Colombie Britannique, au Canada. Dans Le vrai visage de Dracula, Georges Astalos veut réhabiliter le vrai visage du prince valaque Vlad Tsepeş III, dit « Dracula », qui avait combattu l’empire ottoman, en Transylvanie et en Valachie, au XV° siècle. Il entend en restituer la véritable vie. Il contribue peut-être à le faire entrer encore plus dans la légende. Dans Le bal du cimetière, on assiste à la résurrection d’un couple de dictateurs, le « Démolisseur » et la « Démolisseuse », en un cimetière que l’on devine situé près de Bucarest. Coup de sifflet, pour sa part, décrit une partie de tennis qui tourne à la révolution jusqu’à la mort de l’arbitre, lynché par les spectateurs. Avec ce livret d’opéra, Georges Astalos aurait tenté « de faire du théâtre d’opéra un théâtre d’idées ». Ce faisant, a-t-il déclaré mais après coup, ce texte aurait mis « en scène, avant la lettre, la chute du mur de Berlin » dix années avant que cet événement se produise.

L’intention profonde de Georges Astalos a peut-être été très différente en ces ultimes variations dramaturgiques. Quelques indices mettent sur la voie. Il semble qu’il ait été animé, depuis toujours, par le rêve de créer une « œuvre d’art totale », grandiose, grâce à un mélange ou une fusion du théâtre, de la poésie et de la musique. Il se garde toutefois d’employer ce terme. Il en évoque cependant l’idée dès son premier essai sur Teatrul floral-spatial en 1970. Il la rappelle dans Utopii en 1997. Il l’explicite en 2004 dans Utopies. Le théâtre serait, affirme-t-il, une « utopie renouvelable », un projet imaginaire, idéal, où pourraient se fondre les autres arts : la poésie, la musique, la danse, l’audio-visuel. La « pluridimensionnalité » en serait une expression ou une traduction. Coup de sifflet en serait un aboutissement. Ce texte, ce « livret d’opéra contemporain », ainsi que le déclare l’auteur, recourt à « la musique [comme] ferment de provocation » et à l’utilisation de la scénographie et de la chorégraphie pour mieux refléter l’unité de la vie et les contradictions des sociétés modernes. Le vrai visage de Dracula en aurait été une autre illustration spectaculaire. En ce « rock opéra », la musique, les chants, les lieds, les couplets, les refrains, les cris aussi, scandent l’action. Des jeux de lumière, tantôt tamisée, tantôt plus violente, la mettent en relief. Des projections d’images fixes ou animées sur des panneaux-écrans mobiles la complètent. Une didascalie en dit l’ambition : « amplifier l’univers musical [...] redimensionner sa quête spirituelle – voire métaphysique ». Tel aurait été le projet « révolutionnaire », masqué, de Georges Astalos sur un plan esthétique et dramaturgique. Cette conception est cependant ancienne. Elle vient en effet du romantisme allemand, du peintre, écrivain et théoricien de l’art Philipp Otto Runge et du compositeur Richard Wagner. Georges Astalos était de culture et d’ascendance allemande. Il ne pouvait l’ignorer. Ce qu’il présente comme une théorie d’avant-garde, à savoir la « pluridimensionnalité du théâtre », reprend peut-être des notions très anciennes.

Entre 1988 et 2004, Georges Astalos s’est livré à de multiples variations sur sa formule dramaturgique. Il l’adapte à l’évocation de grandes figures de la Révolution française, Danton, Robespierre, Napoléon, dans son Théâtre ponctuel. Il la transpose dans son Théâtre politique à l’empreinte de l’exil. Il en exacerbe les virtualités dans Dracula et ses doubles. En toutes, un projet secret, souterrain, une « utopie » fondatrice, paraît l’avoir toujours animé : tenter de créer un théâtre total, « révolutionnaire », « actuel », « moderne », pour reprendre quelques-uns de ses propres termes, qui aurait rompu avec les conceptions théâtrales qui prévalaient en Roumanie avant 1964.

Conclusion

Il est assez malaisé de cerner le caractère novateur du « théâtre pluridimensionnel » de Georges Astalos. Il en a exposé les prémisses entre 1968 et 1972, en différents articles en langue roumaine, à propos de ce qu’il entendait par le « théâtre floral-spatial ». Il a en a repris l’exposé en 1996 dans Politikon et en 1997 dans Utopii. Il en révélé les implications et le dessein secret dans Utopies, en 2004, en français. Le but premier aurait été politique et contestataire. Dans sa vision, explique-t-il dans À la rencontre du théâtre, le mot « théâtre » voulait dire « politique ». Mais il lui fallait contourner la censure qui existait en Roumanie à cette époque et « détourner l’attention de la vrai visée de [son] utopie » et, « pour la faire passer sous les fourches caudines du réalisme socialiste », codifier son discours, le camoufler et recourir au seul argument dont il disposait, « le texte dramatique, façonné à l’image du dispositif spatial », la « pluridimensionnalité du théâtre », analysé aussi dans Utopies. Ce faisant, ajoute-t-il, il aurait « fait d’une pierre deux coups : légitimer la pluridimensionnalité en tant que support d’une dramaturgie conçue pour un « autre théâtre », plus actuel, et poser les fondements » de ce que certains […] appellent : « théâtre de l’intrusion ». Dès lors, la théorie de la pluridimensionnalité du « théâtre bien ficelé » et « pour prouver que [ce] n’était pas une chimère, je me suis mis à écrire », ajoute-t-il. Les pièces réunies dans Vin soldaţi şi alte piese correspondent à ses premières expérimentations en roumain. De 1972 à 1988, il se livre à une série d’explorations intermédiaires sur la nature de cette pluridimensionnalité, en langue française, en plusieurs directions. De 1988 à 2004, ses variations finales sur les implications de cette structure dramatique ou dramaturgique l’entrainent vers l’histoire et vers des formes d’écriture plus nuancées et musicales. De technique puis de politique, le projet est devenu plus esthétique et son « théâtre pluridimensionnel » s’est beaucoup enrichi.



Indications bibliographiques :


Oeuvres

Astaloş, George :Teatrul lui George Astaloş, [Bucarest], Profile publishing, [2003], un cédérom multimédia.

Astalos, Georges : I. Rouge, pair et passe (Les Soldats arrivent (1967), Le Salon de thé (1969), Les Demoiselles du vestiaire (1967)), Bucarest, Capitol (collection « Bibliophilie), 2004.

Astalos, Georges : II. Historikon (L’Echafaud (1988-1989), Robespierre (1988-1991), Napoléon (1994)), Bucarest, Capitol (collection « Bibliophilie), 2004.

Astalos, Georges : II. Sans Issue (Qu’allons-nous faire sans Willy ? (1967-1981), Mademoiselle Helsinka (1986), Le Puits (1968)), Bucarest, Capitol (collection « Bibliophilie), 2004.

Astalos, Georges : IV. L’Empreinte de l’exil (Le Sel de l’exil (1995), Caviar, Vodka et Bye Bye (1995), Retour au Bercail (1995)), Bucarest, Capitol (collection « Bibliophilie), 2004

« Satires express » : V. Satires Express (Cambriolage à sec (1967-1971), Les bonnes odeurs (1988), Chaussures de dames (2003)), Bucarest, Capitol (collection « Bibliophilie), 2004.

Astalos, Georges : VI. Les Anges du pouvoir (Notre thé quotidien (1981), L’Apothéose du vide (1983), La Pancarte (1983)), Bucarest, Capitol (collection « Bibliophilie), 2004.

Astalos, Georges : VII. L’Insoumission (La Pomme (1972-2003), Une Prière de trop (1986), Paroles de sable (1993-2004), Bucarest, Capitol (collection « Bibliophilie), 2004.

Astalos, Georges : VII. Dracula et ses doubles (Le Vrai visage de Dracula (1997), Le Bal du cimetière (2004), Coup de sifflet (1979-1998)), Bucarest, Capitol (collection « Bibliophilie), 2004.


Critiques :

Astaloş, Gheorghe : Vin soldaţii şi alte piese, Bucarest, editura Eminescu, 1970.

Astaloş, George : Politikon. Primul tom/teatru politic, Bucarest, Cartea Româanescă, 1996.

Astaloş, George : Utopii. Eseuri urmate confesiuni biografice, Bucarest, editura Vitruviu, 1997.

Astalos, Georges : Utopies. Essais, Bucarest, Capitol (collection « Bibliophilie), 2004.

Vuillemin, Alain : Essais sur la poésie et le théâtre de Georges Astalos, Cordes-sur-Ciel-Cluj-Napoca, Rafael de Surtis-Limes, 2007.