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26e Biennale de la langue française

CLUJ-NAPOCA

ROUMANIE

9 et 10 octobre 2015


M. Horia BADESCU : Le cheminement vers soi-même.



Le poème est lui-même

un chemin.

Le chemin du poème

est le poème même.

Sur le chemin du poème

celui qui marche

n’est pas le poème ;

sur le chemin du poème

erre la poussière

engendrée sous les pieds

de la mort.


Le poème n’est que cheminement vers soi-même. La vie aussi. En tout cas, ils devraient l’être. Pas seulement vers la terre d’où nous venons et où nous allons tous, la terre-mère qui nous reçoit sans nous imposer des comptes à rendre mais ce continent inconnu et invisible qu’on peut appeler « la terre des hommes » à plus juste titre peut-être que celui dont parlait Antoine de Saint Exupéry. Ce continent s’avère plus vaste et plus énigmatique que tous ceux que nous connaissons, c’est le nous vers lequel nous cheminons toute la vie, en vain pourtant, toute notre vie, la vraie, qui n’est rien d’autre que la somme de nos cheminements.

On peut emprunter le chemin vers cette « terre », la poésie nous y incite et nous conduit. On peut essayer de l’emprunter, sans oublier pourtant de se demander comment nous pourrions l’atteindre. En effet, comment atteindre ce qui nous reste à jamais interdit : nous-mêmes ?


Et voilà comment va la parole,

la pauvre, l’obéissante, l’insoumise,

la parole fille du silence,

mère du non-dit :

clopin-clopant

parmi des décombres de lumière

et de solitude,

par la cendre d’une foudre,

clopin-clopant

sous le poids de sa vérité,

clopin-clopant

derrière la vie et la mort,

clopin-clopant

sur le chemin qui descend

au tréfonds de ton âme.


Néanmoins, sur le parcours de nos tentatives, nous laissons des repères, des signes révélant, avouant notre passage – signes encastrés dans les choses parmi lesquelles nous avançons et qui elles-mêmes accompagnent notre chemin. Ces choses nous parlent et parlent de nous et nous leur parlons aussi.


Tu écris d’un doigt sur le sable,

tu écris d’un oiseau sur le vent

et ton âme est la seule coupable

pour les jours qui se noient au ponant,


tu écris d’un poisson sur la mer,

tu écris d’un silence sur la parole,

tu signes de ton cœur sur l’hier,

tu écris de ta vie sur la mort.


Car les signes de notre passage appartiennent également et surtout à autrui, à titre de « frères humains » comme aurait dit Villon. Ces signes qui ne sont rien d’autre que nos poèmes à nous.


Les mots sont miens

je suis leur silence,

je suis leur âme.

Leur cœur je l’entends

dans la pulsation

de mes veines,

leur sang

de ma bouche s’écoule

sur le néant de la feuille.

De moi ils se meurent

ainsi que moi

dans leur résurrection

sur la page.

Les mots sont miens :

je suis leur silence

dans ton âme.


L’homme : sa vie et sa mort, son bonheur et sa souffrance, son désarroi et sa joie, tout ce qui donne valeur et fait son humanité, c'est-à-dire la conscience de sa condition se retrouve ici. Tout ce qui donne à l’homme la possibilité de « vivre poétiquement », comme disait Hölderlin, parce que la poésie elle-même est également joie et souffrance, ou souffrance et joie si l’on veut.


Tu écris comme tu respires,

comme tu as faim,

comme tu as soif.

Tu parles avec la voix

de ton sang,

avec la chaleur des cuisses des femmes

jamais rencontrées.

Tu écris du doigt de l’abîme

sur la joue de la mort.

Tu écris…

La vie ne vient qu’après.


C’est ainsi qu’on peut comprendre les choses qui nous entourent, des choses humbles et pourtant majestueuses dans leur humilité, qu’exprime et dont témoigne notre présence dans ce monde, toutes ces choses qui portent en elles nôtre humanité dans ce qu’elle a de plus profond. Et la réalité de ces choses simples, le monde en recommence chaque jour la genèse que chacun vit sans toujours s’en rendre compte.

Le monde recommence chaque jour pour nous aider à vivre. Ce que le poème, miroir de l’univers et de l’homme en fait aussi.


Ce n’est pas moi qui parle,

c’est le vent d’avant la naissance de l’air,

c’est la terre d’avant la Genèse,

la braise du cœur d’un dieu exilé.

Je ne suis que l’enfant du silence,

je n’ai pas des paroles, mais des larmes,

je parle la langue oubliée de l’abîme,

je n’écris pas, je marque au fer rouge

des lettres étrangères

sur la peau du ciel :

le poème n’est pas ma souffrance,

ni son cœur le mien.

Ce n’est pas moi qui parle,

c’est vous :

je ne fais que vous écouter.


Dans ce cheminement vers soi-même et vers autrui, pourquoi écrire, pourquoi faire de la poésie en français ? Voilà une bonne question à se poser. D’abord, je dois préciser que je n’ai pas renoncé à ma langue maternelle en écriture. Je continue à écrire des poèmes surtout en roumain. Assez souvent aussi en français. Mais pourquoi en français quant même ? Parce que je suis né et je vis dans un pays où l’amour pour le français et la France a toujours été une question de cœur et c’est le cœur qui fait le poème (une question de cœur jusque ces dernières décennies quand la pression des modèles américains qui est devenu si forte même en France à donner ces fruits), dans un pays qui est entré dans la modernité à travers le paradigme socio culturel français, dans un pays où la francophonie, bien avant la lettre, était un choix de l’esprit et de l’âme et non une option dictée par des conjonctures ou des intérêts. Les cultures roumaine et française pourraient être souvent suspectées de consanguinité, mais leur métissage a donné dans la plupart des cas des résultats remarquables. J’appartiens à une génération qui a été élevée dans la conscience de cette réalité. Pourrais-je choisir une autre langue pour cette aventure poétique ?

Alors me suis-je dit, pourquoi n’essayer pas d’écrire dans cette langue bien aimée, dans cette langue fascinante ; pas plus poétique que la mienne mais magnifiquement autre ? Voir si l’imaginaire poétique, mon imaginaire peut s’exprimer pleinement par les outils du français, tout en restant lui-même, en français aussi qu’en roumain, ou s’il devient autre sous la pression de la structure du français. Si moi-même, je suis un autre, pour paraphraser l’expression de Rimbaud ? Car si le poème n’est que cheminement vers soi-même, l’écrire dans une autre langue aussi.

Comment faire ? Valéry voit dans l’acte de communiquer un processus de codification/décodification au moyen d’un système de signes communs à l’émetteur et au récepteur. Il s’agit d’un système de signes nouveau mais aisé à déchiffrer car il s’appuie sur « les relations de sens » qu’envisage la métaphore dont parle Michel Le Guern, relations qui regardent l’ordre extralinguistique de la réalité. Ces relations s’établissent par la fonction de connotation de la métaphore, elles sont issues « de l’image associée, qui est une connotation psychologique obligée » que je considère être la mémoire originaire porteuse de sens, celle qui ajoute à l’information proprement dite du message, précisément, l’information fondamentale : le sentiment de l’être et de notre humanité.

On peut s’interroger si la poésie est vraiment un autre langage ? Oui, par autant qu’il s’agit d’un langage oublié ou en train de se faire oublier : le langage de l’émerveillement, de l’émerveillement devant la parole, la vraie, l’oubliée, arrachée en langage balisé et banalisé du quotidien, mais aussi devant la beauté du monde. Non, en tant qu’il est, ce langage, l’instrument d’une langue universelle, la langue de l’âme, celle qui fait de nous, au-delà et à travers toute langue, ce que nous sommes : des humains. Car la poésie n’est pas seulement une question de langage, mais surtout et d’abord une façon de vivre notre humanité. Voilà pourquoi Paul Celan avait tout à fait raison d’affirmer qu’il y a peu de poèmes, et donc de poètes, parce qu’il y a peut d’hommes.

Mais à chaque poète son humanité. Ses métaphores sont cette humanité à lui parce qu’on vit avec ses paroles. On ne vit pas purement et simplement et après on parle de ce vécu. On vit avec et par ses paroles et ses silences qui sont des paroles encore non dites. On vit poétiquement, on rêve poétiquement en parlant poétiquement.


Le poème qui arrive à pas de silence,

le poème qui se tait en parlant

c’est la danse de la mort qui se danse,

le néant qui s’accouple au néant.


Le poème à genoux sur le seuil

de l’oubli qui enfante le demain

c’est l’aiguille sans pitié qui perce ton œil,

larme du ciel qui te brûle la main.


Pourtant j’ai constaté que j’ai n’ai pas changé en changent de langue. Je suis resté le même. Car le poète est sa langue, mais sa langue n’est pas une langue quelconque, soit-elle maternelle ou pas, mais d’abord et avant tout la langue universelle de l’âme humaine. Voilà pourquoi j’ai pu écrire de la poésie en français. Parce que la poésie n’est pas seulement une question de langage, mais surtout et d’abord une façon de vivre notre humanité, comme je viens de le dire. Qu’est-ce qu’elle m’a apporté de plus, la langue française, par rapport au roumain ? Plus de sobriété et de rigueur, apport si bénéfique pour la phase actuelle de ma création, pour ma poésie qui a enfin appris la leçon du silence et du dépouillement, la poétique du vide et de la parole d’avant la Parole. Car « on apprend jouer au flûte en jouent », comme dit Aristote. Et en plus, la possibilité d’être et d’être compris dans un idiome qui fait partie de ma conscience, de mon esprit.

J’écris donc de la poésie en français par amour et par nécessité. En prenant toujours l’unique chemin, en français qu’en roumain, le chemin vers soi-même.


Le poème va pieds nus :

vide le chemin et sans fin,

pas des traces,

du sang séché sur les lèvres

du vent.

Sous les arbres

personne n’en parlera, personne ;

jusqu’à l’aube

paisibles resteront les étoiles,

jusqu’à l’aube

de silence en silence.

Puis la vie et la mort,

la parole...

Le poème va pieds nus

et le chemin n’est plus là.