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XXVIIe BIENNALE DE LA LANGUE FRANÇAISE

PARIS 14-16 SEPTEMBRE 2017

Le dialogue entre cultures francogéorgienne, d’après la traduction française du poème de Chota Roustavéli: «Le Chevalier à la peau de panthère».

Ekaterine GACHECHILADZE (PhD in philology, Associate professor) - Nino PKHAKADZE (PhD in philology, Associate professor) - Université d'Etat Akaki Tsérétéli de Koutaїssi, Géorgie.


La langue maternelle est étroitement liée à une «vision du monde» spécifique pour une communauté linguistique donnée. L’individu entre en rapport avec le monde à l’aide de la langue, plus concrètement à l’aide de la signification. «L’individu n’est l’individu que grâce à une langue et afin qu’il crée la langue il faut qu’il soit déjà l’individu» (Ouznadzé 1940 : 314). Il faut prendre en considération que grâce à une langue l’individu acquiert le double aspect: individuel et collectif. La langue sert de marqueur identitaire quant aux caractéristiques de l’individu et de ses appartenances sociales. «C’est en effet dans et par la langue qu’individu et société se déterminent mutuellement. L’homme a toujours senti – et les poètes ont souvent chanté – le pouvoir fondateur du langage, qui instaure une réalité imaginaire, anime les choses inertes, fait voir ce qui n’est pas encore, ramène ici ce qui a disparu» (Benveniste 1966 : 18-31).

Un individu ne peut exister en dehors de la société, sans la langue. Les qualités sociales de l’homme n’ont pu se développer qu’au sein de la société. «Chaque langue se caractérise par son expérience sociale. Il est logique que chaque langue ait les traits communs avec les autres langues ce qui «restent les mêmes» pour toutes les langues» (Ramichvili 1984 : 57). Chaque langue est la manifestation de l’esprit national, le produit collectif de la société. «C’est la langue qui est une véritable manifestation de l’esprit national, en plus, toutes les manifestations de cet esprit, tel que le caractère national, la culture nationale etc. se forment au sein de la langue» (Bérékachvili 2010). Il est très important de montrer l’influence de l’espace sociolinguistique sur la structure et la sémantique de la langue et de souligner l’importance de la langue pour la société.

La langue c’est la manifestation des points de vue, de la mentalité, de la conscience de la société à laquelle elle appartient. A l’aide de la langue s’effectue l’interprétation des caractères universels et nationaux des cultures.

Il faut mettre en évidence l’aspect culturologique de la mentalité nationale. La langue est étroitement liée à la culture. La culture peut être définie comme toute manifestation objective et auto-émancipatoire de l’humanité. La civilisation de l’universel consiste dans le dialogue entre cultures, la reconnaissance mutuellement promotrice, entre les diverses particularisations individuelles ou collectives de l’universel ou de l’humanité. Le dialogue permanent entre la langue et la culture est le facteur supplémentaire de rapprochement des peuples. La langue est capable de montrer la mentalité culturelle et nationale d’un individu. La mentalité nationale exprime les particularités profondes de la nation du point de vue culturologique, elle est formée historiquement et génétiquement. C’est l’état social et psychologique très généralisé d’une personne qui est créé sous l’influence de divers facteurs culturels.

Il faut toujours mettre en relief une représentation mentale ou représentation cognitive de l’analyse du texte cohérent et du discours. La compréhension du texte s’effectue à l’aide des compétences culturelles, sociales, psychologiques et linguistiques. La rencontre des cultures différentes est surtout visible lors de la traduction des textes artistiques. De ce point de vue nous pouvons analyser la traduction du poème de Chota Roustavéli «Le Chevalier à la peau de panthère» faite par Gaston Bouatchidzé.

Le présent article est consacré à l’étude du maintien de l’identité nationale et des relations culturelles lors de la traduction. Chaque société a sa propre culture, mais elle admet au sein de sa culture l’existence d’autres cultures aussi. L’importance de la coexistence des cultures est obligatoire pour l’évolution des cultures. Il s’agît de même de l’étude du phénomène de la traduction et de la communication interculturelle. Il est à noter les difficultés qui surviennent dans une rencontre interculturelle des groupes, par ex. des difficultés de compréhension linguistique, comment apprécier l’importance respective des variations individuelles, culturelles, linguistiques, nationales etc. Le processus de traduction présuppose tout un complexe d’opérations et fait intervenir diverses compétences: la connaissance de la langue source et de la langue cible, le style de traduction etc. Pour des raisons linguistiques (la structure spécifique de la langue, la lexicalisation différente des zones conceptuelles, les registres de la langue, etc.) et extralinguistiques (les éléments spécifiques du contexte culturel), le traducteur n’aboutit pas toujours à rendre le texte traduit tel que la conception idéale de la traduction. Il y a souvent des pertes inévitables, mais il y a aussi des techniques de récupération. Grâce à l’expérience, au talent, à la compétence, le traducteur parvient à balancer les pertes et à les rendre d’une autre façon, les compensant à un certain endroit, par certaines techniques.

Il est à noter que les compétences langagières ne sont pas suffisantes pour le dialogue entre les cultures différentes ce qui souligne le rôle des caractéristiques culturels lors de la communication. Les compétences communicatives sous-entendent en même temps les compétences langagières, les compétences discursives et les compétences culturelles. La proposition : «C’est la culture qui se traduit et non pas la langue» (Naїda 1970: 18) montre la nécessité de la compréhension adéquate d’un texte dans la langue cible.

«Le Chevalier à la peau de panthère» est un poème génial géorgien écrit par Chota Roustavéli à la fin du XII siècle. Ce poème est considéré comme le sommet de la littérature géorgienne. Il est connu de même dans le monde entier grâce à sa valeur artistique et idéologique. Le ton original de Chota Roustavéli, l’ampleur et la qualité de son style et ses propos en avance sur son temps justifient amplement son statut de chef d’œuvre national. La traduction française de ce poème faite par Gaston Bouatchidzé est très importante du point de vue du dialogue interculturel, de la compréhension adéquate du plan de l’expression, pour opposer des systèmes linguistiques et culturels différents afin de repérer les ressemblances et les différences entre ces langues.

Notre intention est de montrer les aspects discursifs de la traduction française du poème géorgien «Le Chevalier à la peau de panthère» ce qui souligne les caractéristiques universels ou spécifiques des langues et des cultures tout à fait différents. Lors de la représentation des caractéristiques culturelles des langues, les unités lexicales jouent le rôle important. Nous analysons le fonctionnement des unités lexicales dans les constructions linguistiques différentes: les unités phraséologiques, les aphorismes, les images métaphoriques. Analysons chacun d’eux à partir de quelques exemples:

  1. Les unités phraséologiques. Dans la culture de chaque peuple on peut constater l’existence des locutions lexicales propres à une communauté des gens. Dans la langue géorgienne il est particulièrement intéressant d’examiner les locutions phraséologiques exprimant la peur, la crainte. Des situations de peur physique ou psychologique nous mettent dans un état émotionnel spécifique, souvent accompagné des réactions physiologiques: tremblement, sueur, maux de ventre ou d’estomac, accélération du pouls; on devient subitement pâle. L’émotion de la peur est exprimée lexicalement. Dans la langue géorgienne l’expression de la peur est souvent liée à «devenir pâle», par ex. dans le poème de Chota Roustavéli la peur est exprimée de manière suivante:


«ats' ambavi skhva davits'q'o, q'masa ts'avhq've ts'amavalsa.

Ar sheekmna darbazoba mas dghe rost'ans gul-gamts'q'ralsa;

ra gatenda, kushi adga, hgavs, tu adens p'irit alsa,

khmoba brdzana vazirisa, miiq'vandes shishit mk'rtalsa.» (devenir pâle)


«J’entreprends un autre récit, suivant le preux en son trajet.

Le roi ne recevait ce jour, d’humeur maussade, il enrageait,

Dès l’aube sa bouche lançait de feu et de flammes des jets.

Il manda son vizir, on vit paraître le tremblant sujet.» (804)


Dans la traduction française de cet extrait l’émotion de peur est exprimée avec le verbe «trembler». Donc, dans ce cas, les deux langues emploient deux possibilités de l’expression d’une valeur sémantique. (Mais il est à noter que la langue géorgienne, elle aussi, a recours à l’emploi de «trembler de peur», surtout dans les œuvres littéraires, par ex. «Nounou tremblait de peur et se sentait perdue, Mariné, elle aussi, pâle, ne bougeait pas» (Kazbégui).)

Dans la langue géorgienne parmi les unités lexicales liées à une peur on peut rencontrer le mot «cœur». Tédo Sakhokia remarque: «lorsque on est en colère, furieux, effrayé ou gai, cette émotion produit avant tout un effet sur le cœur, l’excite, viole son équilibre» (Sakhokia 1979: 113). Dans la langue géorgienne le mot «cœur» en combinaison avec certains verbes exprime l’état émotionnel conditionné par une peur, par ex. «Koussa était un véritable bourreau, dès sa naissance, lorsque Pharnaoz le tenait par les mains, il avait peur (le cœur lui battait) d’être tombé» (Tchiladzé). Il est à noter que dans le poème «Le Chevalier à la peau de panthère» on rencontre le mot «gulmochichi» (peureux [avoir peur au cœur]):


„zed ts'aadga, sheektsevis, drota, dgheta angarishobs;

tveni eskhnes oranigha, amad sultkvams, amad ishobs;

«va tu sakme gamimzhghavndes - k'vla amistvis gul-moshishobs, -

avsa k'argad vervin shestsvlis, tavsa akhlad vervin ishobs!”


«Comptant les jours près de l’abime, il voit d’un œil distrait les vaux,

Deux mois le séparent du terme, en son cœur l’angoisse prévaut:

«Hélas, manquerai-je au devoir ? – se répercute en son cerveau.

On ne change le Mal en Bien, on ne peut naître de nouveau». (183)


Dans la traduction française la sémantique (le sens, le contenu) du mot «gulmoshishi» (peureux [avoir peur au cœur]) est conservée, en exprimant le doute, la pensée, la supposition, mais il est à noter que son expression lexicale est un peu différente: dans la traduction française la notion de peur est liée au cerveau – organe principal qui contrôle la pensée, le jugement; ici la graduation de peur est réduite.

  1. Les aphorismes. Ce sont les énoncés autosuffisants qui montrent la sagesse de la nation et qui ont le caractère universel à analyser. D’une part, les aphorismes sont basés sur le modèle logico-sémantique commun dans toute langue naturelle et sont conçus donc comme universels. D’autre part, ils sont étroitement liés à une «vision du monde» spécifique pour une communauté linguistique donnée. Le but de l’ouvrage est avant tout de montrer que sauf les différences liées aux structures lexicales des langues, il y a également la différence au niveau des «aphorismes» qui ne se coïncident pas toujours dans les langues différentes. Le sens des «aphorismes» se situe à la surface mais les accents de plan culturel qui sont distribués dans la structure profonde des aphorismes et qui y jouent un certain rôle s’échappent souvent aux traducteurs.

Du point de vue de la mentalité culturelle géorgienne, il est très important de démontrer le mérite, la qualité, la beauté de la vie humaine ce qui est lexicalement lié avec les mots «Sakheliani» et «Sakhelovani» (avoir une bonne renommée). Ces conceptions sont ainsi formulées dans les aphorismes de «Chevalier à la peau de panthère»:

«sjobs sitsotskhlesa nadzrakhsa sik'vdili sakhelovan

«Plutôt que vivre dans l’opprobre, il vaut mieux mourir dans la gloire (791)


«sjobs sakhelisa mokhvech'a q'ovelsa mosakhvech'elsa»

«Il vaut mieux illustrer son nom, forger la gloire sans relâche!» (790)

Dans ces deux langues le sens de «sakheli» (nom), «Sakheliani» (illustrer son nom)” est le même tout en exprimant le mérite, les traces qu’on laisse après la mort. Cependant dans la langue géorgienne cette signification est exprimée à l’aide des moyens synthétiques, à partir des modèles -kona, - q'ola (par les suffixes -iani, -ovani), tandis que le français a recours à des moyens analytiques pour exprimer «Sakheliani» (mourir dans la gloire; forger la gloire).

  1. Les images métaphoriques. Dans ce poème on voit l’esthétisation de la vision mythopoïétique de l’auteur. Les moyens linguistiques de l’expression des métaphores sont très différents. Les métaphores sont très intéressantes du point de vue des traditions et de l’expérience culturelle de la société. Le mélange des moyens linguistiques et de l’œuvre littéraire crée la vision poétique.

La métaphore de «lion» de Roustavéli tout en prenant les racines de l’antiquité, est chargé des différentes fonctions artistiques. Cette métaphore a plutôt une valeur esthétique mais en même temps à l’aide de métaphore-allusion de lion on peut relever les points de vue politico-sociaux de l’époque. La métaphore de lion nous sert de modèle de mélange des anciennes mœurs, traditions, des savoirs astrologiques, des pensées artistiques. L’image métaphorique du lion à l’aide des symboles nous montre le point de vue chrétiens et le phénomène esthétique. Par ex.:

a. „nakhes, utskho moq'me vinme jda mt'irali ts'q'lisa p'irsa,

shavi tskheni sadavita hq'va lomsa da vita gmirsa“


«On vit un chevalier étrange assis pleurant au bord de l’eau.

Ce héros au noir palefroi, ce lion déplore son lot». (83)


b. „mitsnia martlad ambavi p'irisa mzed sakhulisa,

damarcheneli lomisa mis, kvesk'nels damarkhulisa “.


«J’appris l’histoire tourmentée de la belle au soleil nimbe,

Ressuscitant notre lion tombé naguère dans les limbes.» (1306)


c. „moets'era mzisa shuksa: „nu daimchnev, lomo, ts'q'lulsa,

me sheni var, nu mohk'vdebi, magra bneda tsudi mdzulsa “.


«L’éclat du soleil m’écrivait: «Lion, dérobe ta brisure,

Je suis à toi. Ah, ne meurs pas, je hais la malfaisante usure!» (369)


d. „mzeman lomsa vard-gisheri baghi baghchad ushenosa;

shenman mzeman, tavi chemi arvis mihkhvdes ushenosa “.


«Le jais reluit et, au verger, la rose pour son lion croît;

Je jure de n’être qu’à toi sur ton soleil et sur ma foi !» (487)


Dans ce contexte un chevalier étrange est un héros qui est comparé à un lion et qui est hérissé d’une pièce en peau de panthère, la même peau lui couvre la tête. Ces deux symboles (lion et panthère) représentent les particularités physiques ou spirituelles de ce héros: son apparence physique, son état de l’âme, son audace, sa noblesse liée à sa famille royale, sa fierté. Les qualités associées à l’animal (puissance, intelligence, ardeur) ajoutent l’impression que ses sentiments, son dévouement et son courage, comme son état tragique, sa haine sont incontrôlables.

«Le lion» est un des symboles esthétiques très importants, c’est un symbole mythique, folklorique, religieux, littéraire, il est porteur du commencement masculin et exprime la beauté, la puissance, l’audace, l’ardeur masculines. Il est à noter que «le lion» est un symbole binaire puisque outre les qualités, il rassemble les défauts (l’orgueil, l’autoritarisme, la violence). C’est pourquoi «le lion» est porteur de double fonction (esthétique/artistique) dans le système mythopoïétique.

Donc, dans la traduction française du poème génial géorgien de Chota Roustavéli «Le Chevalier à la peau de panthère» la motivation de la métaphore et la sémantique symbolique sont conçues adéquatement.

En conclusion, la traduction française du poème de Chota Roustavéli «Le Chevalier à la peau de panthère» repère les ressemblances et les différences entre les cultures différentes, montre les particularités des moyens linguistiques de leurs réalisations. Le rôle du traducteur est important lors de la mondialisation où les différences culturelles font partie du quotidien et la traduction remplit une fonction importante: elle assure le dialogue entre des espaces culturels, déterminant les rapports entre l’interculturalité et la mondialisation.


Bibliographie:

  1. Benveniste E. 1966: «Coup d’œil sur le développement de la linguistique», Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard.

  2. Bérékachvili T. «La langue nationale, la culture nationale, l’esprit national», http://semioticsjournal.wordpress.com/2010/08/.

  3. Demanuelli J., Demanuelli C. 1995: «La traduction: mode d'emploi, glossaire analytique», Paris, Masson.

  4. Naїda U. 1970: «La science de la traduction», les questions de la linguistique, Moscou.

  5. Ouznadzé D. 1940: «La psychologie générale», Tbilissi.

  6. Ramichvili D. 1980: «Le mécanisme psychologique des procédés langagiers et la théorie de la cognition», Tbilissi.

  7. Roustavéli Chota 1988: «Le Chevalier à la peau de panthère», Tbilissi.

  8. Roustavéli Chota 1989: «Le Chevalier à la peau de panthère», traduction faite par Gaston Bouatchidzé, Tbilissi.

  9. Sakhokia 1979: «Les expressions métaphoriques géorgiennes», Tbilissi.

  10. Sapiro G. 2008: «Situation du français sur le marché mondial de la traduction», Le marché de la traduction en France à l'heure de la mondialisation, Paris, CNRS Éditions.

  11. Wilson A. 2009: “Translators on Translating: Inside the Invisible Art”, Vancouver, CCSP Press.