Imprimer


XXVIIe BIENNALE DE LA LANGUE FRANÇAISE

PARIS 14-16 SEPTEMBRE 2017

Le statut de la langue française dans la littérature gabonaise

Bellarmin MOUTSINGA



Il s’agit davantage, dans cette brève intervention, d’observer la manière avec laquelle les auteurs gabonais, auteurs dits de la périphérie, tentent de nommer le monde, leur réalité, ainsi que leurs rapports à leur langue de travail, le Français. Ils l’utilisent au quotidien, pour inscrire leur pratique artistique dans le champ de l’Histoire. Si pour les uns, la langue française a toujours été un outil de promotion et d’apparat, la simple possibilité d’être nommé, appelé pompeusement écrivain, pour les autres, pour ceux qui ont avec la langue, une relation artistique et un rapport de création, elle est le lieu et l’exigence d’une transformation, d’une prise de distance, la possibilité d’un faire qui interroge, la géographie spectaculaire d’une jouissance. C’est la contrée de la modification, la souveraineté d’un faire libératoire.


La poésie, très riche, est restée pendant longtemps le genre de prédilection des auteurs gabonais. Le théâtre quant à lui, reste encore le parent pauvre de cette littérature, assez curieusement, dans un pays qui a pourtant une forte tradition d’oralité. Nous savons tous que le théâtre, grâce notamment à la double énonciation, est par essence un genre dont l’oralité peut être portée, par suite, à l’écriture.

Dans une perspective diachronique donc, nous ferons un rapide aperçu historique du fait littéraire au Gabon dans le but de faire ressortir, tant soit peu, l’approche générale de la langue française par les écrivains gabonais. Le Français est la langue de travail et de l’administration au Gabon. C’est aussi la langue de la promotion sociale. C’est encore dans cette langue que rêvent les poètes, dans laquelle les romanciers travaillent diverses narratologies.

Ce qui m’intéresse ce matin, c’est de voir et de montrer comment les auteurs travaillent cette langue qui au départ n’est pas la leur. Elle l’est juste historiquement devenue.

Comment travaille-t-on au Gabon en tant qu’écrivain, dans une langue qui n’est pas la sienne ? Se contente-t-on de répéter les canons du français appris où y inscrit-on sa propre mesure, plie-t-on cet idiome à ses propres caprices, le retravaille-t-on ?

Nous ne parlerons, compte-tenu des dimensions étroites de cette communication, que de quelques écrivains, non pas que les autres n’aient aucun talent mais nous ne signalerons que les ruptures essentielles dans la perspective qui est la nôtre.


C’est le poète Pierre Edgar Moundjegou Magangue qui ouvre le feu sur l’univers de la langue française, lui qui inscrit ouvertement le champ théorique de sa pratique dans la logique de la lutte. Lutte à cause d’une rencontre de la civilisation de l’oralité avec celle de l’écriture qui semble la déconstruire. J’ai résumé cette problématique qui s’est imposée durablement aux auteurs gabonais mais aussi au-delà, dans un livre déjà paru, que j’ai intitulé Les orthographes de l’oralité. Mais lutte aussi pour d’autres raisons. Ecoutons-le plutôt :

« Puisqu’il faut que je raconte ma première aventure avec les hommes, et les choses je ferme dit-il, ma main en forme de poing pour écrire. Ainsi commenceront mes balbutiements avant que ne continue ma servitude. »


Les coups de poing qu’il distribue généreusement vont contre cet univers de la mort et de la désespérance qui brutalise les peuples soumis à la condition de l’esclavage moderne, des guerres qui n’en finissent plus au misérabilisme et contre les horizons bouchés qui finissent désormais par noyer des milliers d’individus dans le gigantesque cimetière marin qu’est devenue aujourd’hui par exemple, la Méditerranée. Sa révolte éructe des colères froides, là où son regard bienveillant et désenchanté embrasse nécessairement la force des souffrances planétaires. Dans un monde devenu si démesurément fou, quotidiennement maltraitant, où le risque de l’épuisement est terriblement perceptible, le rêve reste désormais l’unique richesse que le poète étreint fébrilement, dans une langue qu’il façonne et pétrit avec patience et pertinence, dans l’ombre et la Nuit générale, dans la permanence du totalitarisme, puisqu’il partage lui, la condition postcoloniale de l’Africain, de celui dont il est dit qu’il n’a pas d’histoire, comme si cela était tant soit peu envisageable. Un peuple sans histoire, pensez-y…


Ainsi, au Gabon, depuis Pierre Edgar Moundjegou, la poésie est le lieu par excellence où la langue française est bousculée, reformulée, redistribuée. Une nouvelle grammaire des formes et des énoncés déconstruit vigoureusement la langue pour aboutir à ce que Roland Barthes nomme l’écriture, qui elle, commence en France au milieu du XIXè siècle pour se condenser avec Mallarmé et Lautréamont, quand Rimbaud aura été lui, le poète délicieux des Illuminations. Au Gabon, avec Vitriol Bantou (titre d’un recueil de poèmes) Ferdinand Allogho Oké amène l’écriture du poème dans les abysses de la transgression, où le détritus le dispute au fécal, ou encore Lucie Mba avec Patrimoine dans lequel la folie des hommes et des gouvernants inscrit la langue dans une écriture de l’interrogation infinie et sans réponse, dans la schizophrénie et le rythme régulier de l’incantation.

Comment, et dans quelle langue parler des systèmes dictatoriaux qui enferrent si durablement les pays africains ? Des élections truquées, une démocratie niée, des cultures piétinées, des vies détruites, le silence imposé. Comment en parler ? Quelle langue utiliser ? Quelle langue construire ou déconstruire dans cet univers de folie permanente qui a souvent poussé l’écrivain à l’autocensure ? La responsabilité de celui-ci est aigüe, dans ces pays et également au Gabon. Le Français au Gabon est donc la langue de la révolte et du dépassement de soi, le creuset d’un verbe rigoureux, en construction. Que dire de Grégoire Biyogo, dont le poème révolté moque les stridences du Mal, ou de la somptueuse et prometteuse écriture de Wilfrid Idiatha qui lui, s’inscrit dans la magnificence de l’écume ? Le travail de la langue est devenu l’univers stellaire des poètes et ils sont de plus en plus nombreux. Bref, au Gabon, la poésie demeure le grand genre qui énonce la liberté au cœur des violences socio-politiques et le français y re-ponctue la théorie d’une écriture de la vie.



  1. Les auteurs de l’Anthologie



Historiquement, le premier groupe d’écrivains au Gabon, que j’ai choisi d’appeler les auteurs de l’anthologie, ont souvent choisi, admirablement, en épigones de la Négritude senghorienne, de rendre un état presque parfait de la langue académique qu’ils avaient bien docilement assimilée.

Toute littérature me semble-t-il commence avec un désir parfois violent de mimétisme. Roland Barthes Le degré zéro de la littérature dit qu’il a fallu attendre le milieu du XIXè siècle pour qu’il y ait enfin le frémissement d’une écriture, le travail d’une langue qui lui permet d’affirmer que l’établissement d’une histoire de l’écriture est tout à fait possible. Il nous suffira ce matin de poser que la littérature au Gabon commence avec ceux que j’ai appelé les auteurs de l’Anthologie, celle de 1978, qui nous livre des extraits, (puisque c’est le principe même d’une anthologie). Ces extraits offrent un état de la langue qui indique dans cet espace jeune et à peine politiquement indépendant, si cela veut dire quelque chose, une pratique littéraire qui se confine à la simple pratique du mimétisme langagier. On se soucie de parler et d’écrire un français correct et même soutenu. Deux choses sont rapidement orthographiées : le mime de l’oralité et celui de la Négritude. On puise dans l’ethno-texte abondant dont la littérarité se déploie dans la performance des contes, des proverbes, les légendes et la mythologie, l’épopée et le chant. Jusqu’à parvenir à la rencontre des civilisations de l’écrit et de l’oral que la poésie interroge vigoureusement en premier.

Le Français a quelquefois porté des valeurs étrangères voire étranges et brutalisantes pour les auteurs de la première génération, ceux que j’appelle les auteurs de l’anthologie de 1978 éditée au Canada. Il est vécu chez Tsira Ndong Ndoutoume comme une langue incapable d’exprimer toutes les possibilités épiques des langues bantous. Le Mvett qu’il chantait et pratiquait auparavant en maître ne rend pas selon lui, toute sa richesse en Français. Car il est chant, art musical complet, philosophie, légende, mythe, vision du monde, ontologie. Le Mvett est rythme et présence au monde, mimiques et suggestions, cris et geste, la geste d’une histoire apparemment séculaire, comme l’épopée Mulombi des peuples Punus ou l’Olendé des altogovéens. Mais les épopées et les mythes des peuples de cette partie du monde sont riches et nombreux. Cependant la langue française qui s’impose à l’écrivain, d’après Tsira Ndong et Moundjegou, pose la problématique d’une rigidité qui oblige l’écrivain à trouver d’autres voies, d’autres souplesses à inventer au cœur même de cette langue française. Au Congo, à titre de comparaison, Sony Labou Tansi a pratiqué ce que Yves Mbama appelle la Transgression. En Côte d’ivoire tout le monde connait le travail transgressif de Kourouma avec sa fameuse malinkisation du Français. Au Gabon cette conscience de la langue dans le roman chemine vigoureusement, s’affirme et atteint son paroxysme dans le roman policier par exemple, avec Janys Otsiemi dont on dit qu’il fait des bébés à la langue française, à cause des nombreuses tournures inattendues, de ce qui est perçu pour ainsi dire comme un exotisme contemporain, une déconstruction assumée de la langue française. Toute la critique médiatique s’en fait désormais l’écho car nous rentrons dans l’univers d’un écrivain par la langue qu’il nous sert. La danse des mots, pour reprendre l’expression de Mallarmé, est pour moi le but ultime de la pratique littéraire. Une histoire, un récit qui manque de plaisir comme dirait Barthes, me semble asséchante ! Ecrire c’est aussi jouer des phrases et des mots. Senghor disait après Molière qu’il faut plaire et instruire en même temps. C’est tout de même plus agréable, ce me semble. C’est pour cette raison que la langue doit atteindre à un procès, à un statut de phosphorescence, bref à la Littérature. En quoi il me plait avantageusement de relire le plus souvent possible Rimbaud ou Mallarmé, Moundjegou Magangue ou Victor Hugo, Sony Labou Tansi ou Tchicaya U’Tamsi.


Au Gabon, Laurent Owondo, qui est l’un de ceux qui inscrivent le procès de la langue au cœur de l’écriture, a une pratique presque occlusive de celle-ci, avec son théâtre, La folle du gouverneur. Au bout du silence, son roman, est une écriture intransitive dans laquelle la langue me semble apparaitre comme le sujet principal de son texte. Pour La Folle du gouverneur, son théâtre, la critique littéraire est à ce jour dans l’indécidable du sens ou plutôt dans une pluralité de celui-ci, dans ce feuilleté de la signifiance dont nous parle encore Barthes.

Le rire rabelaisien et le regard ironique et moqueur sont consacrés par Bessora, dans ses Tâches d’encre, dans 53 cm ou encore Si Dieu me demande, dites-lui que je dors. En quoi, la langue des écrivains, au Gabon, engage-t-elle la pratique littéraire dans l’évidence d’un statut, d’une transgression et dans l’urgence de la dénonciation, du risque d’être soi-même dans un monde au visage désormais difforme.

Les peuples sans voix écrivent les dramaturgies de l’écrasement, racontent les totalitarismes dictatoriaux dont on parle souvent aux actualités avec moins de sérieux que d’autres crises en cours dans le monde. L’écrivain gabonais doit souvent ruser avec ses mots pour nommer sa réalité faite de désespérance, de description d’un cul-de-basse-fosse comme dirait Césaire et l’inscrire, la greffer, l’introduire au cœur d’une langue dont il a hérité là aussi dans la douleur et le mimétisme esclavagisant, dans l’écrasement, pour fuir le silence défigurant dans un espace où parler, c’est-à-dire écrire, peut encore coûter la vie à ceux qui osent ouvrir leur gueule.


L’autocensure offre des pistes dans lesquelles la beauté de la contestation, la révolte du dire permet de construire une littérature du sursis. En quoi nombre d’entre eux caporalisent leur pratique dans une soumission allant du simple acte d’écrire pour ne rien dire à la soumission au diktat permanent des combines politiciennes. Si la vie n’est pas un ours qui danse ni un proscenium comme nous dit le grand homme, c’est que la langue qu’utilisent ces auteurs, de plus en plus nombreux, est celle de la compromission, celle de l’écriture inutilement blanche où la seule vantardise de faire paraitre un texte signifie à leurs yeux qu’ils seraient devenus écrivains.



  1. Le récit poétique


Moussirou Mouyama. On peut d’entrée de jeu regretter que l’auteur, qui nous livre ici la beauté et la fulgurance d’un beau récit poétique ne nous ait offert à ce jour qu’un unique récit romanesque, Parole de vivant, quoiqu’au terme de celui-ci, le narrateur nous promette un texte qui tarde encore à venir. Ici les maux de l’Afrique et du Gabon prennent violemment la trajectoire d’une tragédie, avec des coupures ciselées et de nombreuses césures matérialisées dans la notion éclatée de demi-pays. La langue circule entre gravité et dérision, humour et créativité, construisant la puissance d’un récit poétique. Il faut tout de suite dire que l’auteur est lui-même sociolinguiste, essayiste et universitaire. La langue est donc son domaine de prédilection.

L’éclatement de la langue


Nous pouvons pour aller vite, périodiser schématiquement la littérature gabonaise en trois temps, le recueil plus ou moins fidèle de l’ethno-texte (légendes, contes, mythes, récits divers d’oralité tels que le chant, le proverbe ou le panégyrique), l’institution du récit classique et la conscience de l’éclatement. Ce dernier temps est très intéressant puisqu’il constitue ce que Barthes appelle la littérature. Ce terme renvoie à une prise de conscience de l’acte d’écrire où le verbe écrire se penche sur lui-même, sur sa propre réflexivité. Il ne s’agit plus que de raconter, au Gabon, on sait le faire depuis la nuit des temps. Il est désormais question de transformer une violence de l’Histoire qu’on nomme le Français. Tout en écrivant se déploie donc toute une narratologie qui réfléchit sur elle-même. Le texte de Moussirou Mouyama par exemple, reste à cet égard emblématique. C’est d’ailleurs pour cette raison que cet éminent récit poétique se nomme Parole de vivant. Il me suffira d’indiquer que le déchirement thématique de cette terre de Lemb en plusieurs mini territoires a également éclaté la poétique en un récit particulièrement dense en ceci que l’idiome usité magnifie la fonction poétique du langage en un croisement fécond. C’est un universitaire, sociolinguiste, qui fait se croiser sur le réceptacle de la langue diverses élocutions.


Au Gabon, le français est la langue administrative, véhiculaire et de travail. Cette langue de promotion sociale, ainsi que l’a voulu l’histoire dans cette partie du monde, est saisie suivant différentes conjonctures. La littérature, devenue de plus en plus le champ des tensions sociales, utilise aussi la langue française pour travailler cette réalité complexe. De Zotoumbat à Otsiemi, de Ntuygwetondo Rawiri à Merey Apinda, la pratique littéraire forge de cette réalité, une conscience artistique variée. Si on ne peut en sortir pour forger une autre matérialité du discours, du fait de cette prescription excédentaire de l’Histoire, un procès de la langue française apparait résolument, une approche différente s’est construite. La pratique poétique, le travail théâtral ou l’écriture du roman thématisent différemment ce procès ainsi que la conscience de ce faire artistique. Le genre policier, qui n’est qu’un prétexte énonciatif, est en réalité le dernier avatar connu du procès d’une langue qui expérimente désormais diverses projections.

Cette hypothèse de lecture s’est construite au départ, au regard du travail des poètes de la Négritude. Je dis cela pour une meilleure intelligibilité de la diachronie de cette littérature. Notre lecture historiographique problématise cette question épineuse du rapport à la langue de l’autre, dans un pays où la littérature est somme toute jeune mais prometteuse. Nous avons voulu saisir à partir de quelques textes emblématiques, comment le Gabon construit ce rapport à la langue, en littérature, ce qu’est, dans sa réalité, le fait littéraire. Tout ceci définit sensiblement notre relation au monde à partir d’une langue qui est une réalité à bâtir au quotidien, dans cette violence de l’Histoire que représente la langue de l’autre (qui au départ est l’objet d’autrui), une étrangeté qu’on adopte et qu’on étreint, ou qu’on rejette, mais qui dans tous les cas s’impose.


C’est ce statut pluriel d’une langue française héritée d’un contact violent avec l’histoire, que nous avons voulu interroger. Des pratiques d’écriture brisée, déconstruites, qui mettent en lumière toute une sociologie déconstructionniste du langage, aboutissant finalement à une définition variable et mouvante de la francophonie. Ce faire artistique-là s’illustre dans la diversité des pratiques d’écriture, d’un texte à l’autre, et crée finalement ce qu’on appelle une littérature, ou pour le dire avec Roland Barthes, une écriture.


Bellarmin MOUTSINGA

Dr ès Lettres

Poète et critique littéraire

Paris