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Quels gestes professionnels pour gérer le plurilinguisme à l’école en France ?


Karima GOUAICH, Muriel ZOUGS & Fatima CHNANE-DAVIN

Introduction


Notre contribution concerne la gestion du plurilinguisme à l’école primaire en France.À l’instar du marché linguistique (Bourdieu, 2001), l’institution scolaire considère les élèves plurilingues ou non, selon le statut de leur langue maternelle. Ainsi, les langues minoritaires liées à la migration comme l’arabe ou le turc sont plutôt dévalorisées, alors que les langues majoritaires comme l’anglais ou l’espagnol sont au contraire valorisées (Nante & Trimaille, 2013). Les différents contextes d’enseignement semblent accentuer cette hiérarchisation des langues. Aussi, nous avons choisi d’étudier trois profils d’élèves plurilingues : les allophones nouvellement arrivés en France scolarisés dans les UPE2A (Unités pédagogiques pour élèves allophones arrivants), les alloglottes nés en France (Gouaïch, 2018) scolarisés en classe ordinaire dans les Réseaux d’éducation prioritaire (REP) et les élèves allophones des sections internationales.

Notre objectif est de comprendre comment les enseignants gèrent l’hétérogénéité linguistique de leurs élèves dans ces trois situations de plurilinguisme. Pour cela, nous utilisons la typologie des Gestes professionnels d’adaptation linguistique (GPAL ; Zougs, 2016) afin d’analyser les pratiques des professeurs des UPE2A, des classes ordinaires en REP et des sections internationales. En guise de conclusion, nous comparons les GPAL mobilisés par ces enseignants. L’approche comparative (Chnane-Davin & Groux, 2009) permet de dégager les spécificités et généricités de ces trois contextes d’enseignement.

1.Contexte de la recherche


1.1. Les politiques linguistiques éducatives en France

Le plurilinguisme se réfère à la conception d’un locuteur plurilingue qui fait usage au quotidien de deux langues/variétés de langue (Grosjean, 2015) et développe des compétences partielles dans chacune des langues de son répertoire langagier (Coste, Moore & Zarate, 2009). Il concerne autant les individus qui acquièrent une nouvelle langue en milieu naturel (famille, quartiers, amis…) qu’apprise en milieu scolaire ou professionnel.En France métropolitaine, il existe diverses situations linguistiques :

a. Des enfants de couples bi-nationaux/bilingues qui parlent deux langues à la maison ou des enfants de parents monolingues qui souhaitent scolariser leurs enfants dans des écoles bilingues.

b. Des enfants de milieux de langues régionales (catalan, occitan, basque, breton…) ;

c. Des enfants issus de l’immigration récente dont les langues ne font pas toujours l’objet de valorisation ;

d. Des enfants qui apprennent à l’école une langue vivante étrangère (Verdelhan-Bourgade, 2007).

L’institution propose divers types d’enseignement des langues vivantes étrangères aux élèves plurilingues de l’école primaire. Nous les mettons en relation de façon schématique :

a. Des sections internationales sont proposées dès l’école élémentaire (à partir de 6 ans). Il s’agit d’un enseignement bilingue destiné en premier lieu à des enfants d’expatriés et sont ouvertes à des élèves français sous réserve d’avoir un niveau suffisant dans la langue vivante étrangère. Les élèves étrangers doivent également attester d’un niveau suffisant en français et en langue vivante étrangère. Il faut souligner que souvent ce sont des écoles privées, donc payantes ou sont des écoles étrangères.

b. Un enseignement des langues et des cultures régionales est proposé dès le CP (6 ans) et se décline de deux façons : un enseignement facultatif de la langue et de la culture régionale à raison d’une heure et demi voire 3 heures par semaine, en dehors des horaires scolaires 1. Ou bien un enseignement bilingue à parité horaire en langue française et en langue régionale, dans le cadre des horaires scolaires.

c. Des enseignements internationaux de langues étrangères (EILE) sont proposés en arabe, croate, italien, espagnol, portugais et serbe dès le Cours élémentaire 1re année (CE1 ; 7 ans) à raison d’une heure et demi par semaine, de façon facultative et en dehors des horaires scolaires. Les EILE remplacent les Enseignements de Langue et Culture d’Origine (ELCO) mis en place dans les années 70 pour les enfants de travailleurs migrants.

d. L’enseignement d’une langue vivante étrangère débute à l’école maternelle et devient obligatoire dès le CP à raison d’une heure et demie par semaine. Les langues proposées sont l’allemand, l’anglais, l’arabe, le chinois, l’espagnol, l’italien, le portugais et le russe.

Les allophones nouvellement arrivés et les alloglottes nés en France peuvent bénéficier à la fois des enseignements internationaux de langue étrangère 2 (cas b) et de l’enseignement d’une langue vivante étrangère (cas d). Toutefois, sur le terrain la réalité est autre. Bien que l’institution souhaite diversifier l’offre linguistique, les mairies et les écoles choisissent plutôt l’anglais que d’autres langues.Ainsi, les possibilités d'apprendre des langues comme l'arabe, le portugais sont assez limitées. Peu d'académies proposent ces choix alors qu’elles sont les langues d’origine de nombreuses familles issues de l’immigration. Ces langues sont très peu enseignées face aux langues comme l’anglais, l’espagnol et l’allemand (Krüger, 2016). Par ailleurs, elles sont intégrées dans un dispositif facultatif d’enseignement des langues, à la marge de l’enseignement obligatoire d’une langue vivante étrangère. En effet, seuls les EILE sont proposés hors temps scolaire. Les enseignements de langues et cultures régionales se déclinent aussi sous le format hors temps scolaire mais sont également prévus comme enseignement bilingue, dans le temps scolaire. Vient s’ajouter à cela, pour les EILE, le fait que les familles ne choisissent pas toujours leurs langues d’origine. Au final, les propositions d’enseignement des langues pour les élèves allophones nouvellement arrivés et les élèves alloglottes nés en France sont limitées.

Les sections internationales quant à elles, (cas a) représentent une des trois formes d’EMILE (Enseignement d’une matière par l’intégration d’une langue étrangère) existant en France. Le décret de 1981 précise que ses objectifs sont de « faciliter l’intégration d’élèves étrangers dans le système éducatif français et de former des élèves français à la pratique approfondie d’une langue étrangère, en particulier par l’utilisation de cette langue dans certaines disciplines »(Duverger et Maillard, 1996, p. 145). Cependant, nous constatons que la mise en œuvre d’un tel enseignement est peu détaillée dans les textes officiels qui s’y rapportent, alors qu'elles sont présentes dans l’enseignement public depuis presque quarante ans (1981). D’autres questions restent en suspens concernant la formation des enseignants qui exercent dans l’enseignement bilingue, la continuité de cet enseignement tout au long de la scolarité des élèves et l’encadrement réglementaire du dispositif.

1.2. Problématisation de l’objet de recherche

Les différents types de plurilinguismes posent divers problèmes à l’école, et divers questionnements à la recherche en éducation et à la formation des enseignants. Comment les enseignants peuvent gérer les difficultés en français des élèves plurilingues lorsqu’ils n’ont pas reçu de formation sur le plurilinguisme ? Au début de la scolarité, il arrive que des élèves allophones ou alloglottes ressentent de l’insécurité linguistique (Labov, 1976 ; Coste, 2001) et s’enferment dans un mutisme tout au long de l’école maternelle. Le « bain linguistique » fonctionne dans l’acquisition d’une langue en milieu familial, mais pas dans l’apprentissage d’une langue en milieu scolaire (Young & Mary, 2016).

Il faut souligner que la prise en charge des élèves allophones en UPE2A ne se fait qu’à partir du CP et qu’elle n’existe pas dans toutes les écoles. En dehors de ces difficultés, comment l’enseignant peut-il gérer l’enseignement du français lorsqu’il a dans sa classe plusieurs élèves allophones nouvellement arrivés, ou dans une classe majoritairement alloglotte ? Surtout, dans l’éducation prioritaire où les allophones et les alloglottes sont plus nombreux ? Lorsqu’il existe une UPE2A dans l’école, l’enseignant doit aussi intégrer les élèves allophones en classe ordinaire et leur enseigner le français, comme aux élèves francophones. Lorsqu’un élève alloglotte a des difficultés en français, celles-ci sont souvent renvoyées à la langue familiale. Or, plusieurs facteurs peuvent être à l’origine de ces difficultés, en lien ou non avec le plurilinguisme (fracture et absence de passerelle entre la langue de l’école et de la famille ; milieu familial ou social non aidant ; difficultés cognitives…). Il existe souvent une confusion entre milieu social et milieu linguistique. Il n’est pas rare que les enseignants dirigent les élèves alloglottes nés en France vers les UPE2A (Davin-Chnane, 2005).

Comment l’enseignant peut-il agir face à ces problèmes sans formation ? En effet, hormis la certification Français Langue Seconde (FLS) pour les futurs professeurs de lettres, il n’existe pas de formation spécifique pour enseigner aux élèves allophones nouvellement arrivés. La formation sur le plurilinguisme est quasi-absente des maquettes de formation des futurs enseignants dans les Instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation (Inspé). Quelques heures allouées à la didactique des langues vivantes étrangères permettent d’éveiller les futurs enseignants à la diversité linguistique de leurs élèves mais pas de les former à la gestion du plurilinguisme. Ces constats conduisent à s’interroger sur la manière dont les enseignants gèrent l’hétérogénéité linguistique de leurs élèves plurilingues.

Nous pensons que la typologie des Gestes professionnels d’adaptation linguistique (GPAL) établie par Zougs (2017) pour les enseignants exerçant dans le contexte multilingue des sections internationales est transférable à d’autres contextes d’enseignement. En effet, les GPAL permettent également d’analyser les pratiques enseignantes dans les UPE2A ainsi que dans les classes ordinaires scolarisant des élèves alloglottes en REP.

2.Cadre théorique

2.1. La langue de scolarisation

Le concept de langue de scolarisation (LSco) est issu de la réflexion sur le Français langue seconde (FLS), elle-même issue de celle sur le Français langue étrangère (FLE). Il a été introduit par Vigner en 1989, à propos du « français en Afrique [qui] est d'abord la langue de l'écolier, langue apprise et utilisée en situation scolaire » (cité par Verdelhan-Bourgade, 2002, p.27). Cependant, la LSco ne peut être restreinte aux cas du FLS hors de France. Elle concerne également les situations d'immigration en France, dans lesquelles le français représente une langue seconde pour les élèves immigrés. Néanmoins, le concept de LSco concerne aussi les locuteurs natifs, même si pour eux le français n’est pas une langue seconde mais une langue maternelle. Pour bien comprendre ce dernier cas, il convient de faire la distinction entre langue et langage. Le langage désigne la capacité humaine à pratiquer une ou des langues. Il se manifeste par l’activité d’une personne qui parle, lit, écrit, réfléchit… dans une langue. Lorsque nous communiquons en français par exemple, nous utilisons le langage et la langue française. Cependant, nous ne faisons pas tous le même usage du langage et du français. Il existe différentes pratiques langagières selon le milieu social, le contexte et la situation : « les pratiques langagières sont construites dans les milieux sociaux dont l’individu se reconnaît membre et dans le contexte de l’interaction sociale où elles se déploient » (Reuter, CohenAzria, Daunay, Delcambre et Lahanier-Reuter, 2007, p. 169). Dans le cas de la LSco, le langage est utilisé en contexte scolaire qui correspond à une pratique langagière différente de celle relevant d’un usage quotidien du langage. Ainsi, même pour les locuteurs natifs, le langage utilisé en classe est différent du langage utilisé à la maison ou dans la cour de récréation. C’est pourquoi le concept de LSco concerne aussi les locuteurs natifs : « les apprentissages véhiculés par le français de scolarisation concernent aussi bien les apprenants en langue maternelle qu'en langue dite seconde » (Verdelhan-Bourgade, 2002, p.27).

La LSco permet de définir et de comprendre le monde et également de communiquer avec les autres. Elle est à la fois « langue enseignée et langue d'enseignement [...] langue d'information mais aussi de communication spécifique en milieu scolaire » (Verdelhan-Bourgade, 2002, p. 28). La LSco véhicule toute la communication scolaire (consignes, information aux parents…) et représente l’outil grâce auquel les disciplines sont enseignées. Par exemple à l’école en France, la LSco est le français. Toutes les disciplines non linguistiques (comme les mathématiques) sont enseignées en français. C’est l’outil qui permet les enseignements. Mais le français est aussi un objet d’étude. Cette langue est à la fois langue d’enseignement et langue enseignée. Selon Verdelhan-Bourgade (2002), la LSco a un rôle de médiation. Le langage scolaire est utilisé pour « permettre à l'élève de mener des apprentissages fondamentaux et d'apprendre d'autres disciplines » (Verdelhan-Bourgade, 2002, p. 30). Or la langue dans laquelle cette pratique langagière a lieu correspond à une matière d'enseignement dont l'apprentissage spécifique est prévu dans les instructions officielles. Coste (2007) partage ce point de vue. Il définit le français comme « à la fois matière au programme (langue comme matière) et instrument transversal du curriculum (la langue des matières) » (Coste, 2007, p. 2). Le français a cette particularité que n’ont pas les autres disciplines d’être à la fois objet et outil d’enseignement. Cela le distingue du FLE qui n'est qu'une matière parmi d'autres, au même titre que les autres langues ou les mathématiques. Comme le souligne Verdelhan-Bourgade concernant les apprentissages visés par le français LSco : « le fossé est net avec les apprentissages visés par le français langue étrangère » (Verdelhan-Bourgade, 2002, p.27). La LSco, autrement dit, l’usage scolaire du langage, n’est pas une matière que l’on enseigne. C’est la langue à laquelle elle correspond qui est enseignée.


2.2. Le plurilinguisme

2.2.1. Qu’est-ce que le plurilinguisme ?

La LSco peut donc être une langue maternelle, une langue étrangère ou une langue seconde pour les élèves d'une même classe. Néanmoins, Vigner (2003) avance qu'il existe un tronc commun aux didactiques des langues maternelles, des langues étrangères et des langues secondes :

En regroupant les catégories qui circulent d'un domaine à l'autre, on peut de la sorte définir un socle commun aux trois domaines, ce qui pourrait constituer les bases d'une didactique générale du français qui se différencierait par la suite en pédagogies spécifiques, selon les publics destinataires : pédagogie des langues maternelles, des langues étrangères et des langues secondes (Vigner, 2003, p. 59).

Ainsi, la LSco, qu’elle soit une langue maternelle, étrangère ou seconde selon les élèves, repose sur les mêmes bases didactiques du français dans le cas de notre recherche. Cela dit, Coste (2007, p. 5) souligne que « toute langue de scolarisation est plurielle, la langue commune n'est pas une. Ou encore, formulé autrement et de manière plus provocatrice : on peut être plurilingue à l'intérieur et à partir d'une seule langue ». Concernant notre étude, non seulement les élèves peuvent, comme l’indique Coste (2007), être ‘plurilingue’ au niveau de la LSco s’ils en maîtrisent les différents aspects, mais ils le sont également dans le sens plus commun consacré au plurilinguisme. Selon Candelier et Castellotti (2013, p. 180) le concept de plurilinguisme se généralise dans les écrits francophones, sous l’influence du Conseil de l’Europe : « il ne s’agit pas de prendre en compte l’addition de capacités dans des langues séparées, mais bien une compétence plurielle intégrée ». Ces auteurs précisent également la distinction faite avec le multilinguisme que le Guide pour l’élaboration des politiques linguistiques éducatives en Europe exprime clairement lorsqu’il appelle « à distinguer le plurilinguisme comme compétence des locuteurs (capables d’employer plus d’une langue) du multilinguisme comme présence des langues sur un territoire donné » (Beacco et Byram, 2007, p. 10 ; cités par Candelier et Castellotti, 2013, p. 180).

2.2.2. Le plurilinguisme en France

Dans la plupart des pays du monde, le plurilinguisme est de rigueur, notamment en Afrique, en Asie, en Océanie et dans certaines villes d'Europe occidentale, où beaucoup de personnes utilisent deux ou plusieurs langues au quotidien. Cependant, comme le soulignent Bertucci et Corblin (2004, p. 5) à propos du système éducatif français, « le monolinguisme, solidement ancré dans la tradition de l'enseignement républicain constitue la base idéologique, explicite ou non, de l'approche de la langue dans les programmes scolaires ». Chnane-Davin, Félix et Roubaud, (2011, p. 175) précisent que « la langue d'origine de l'élève n'a pas sa place dans ce système monolingue, on peut dire que l'école joue un rôle d'instrument de construction d'une nouvelle identité linguistique ». Alors que, comme le souligne Barbier (2013, p. 19), « les compétences linguistiques dans l’une et l’autre langue ne sont jamais séparées stricto sensu ». Cette auteure poursuit en référence aux travaux de Bialystok, Craik et Luk (2012) : « les deux langues d’un individu bilingue sont activées de façon conjointe, et restent en interaction, même dans des contextes qui sont entièrement animés par une seule des langues » (cités par Barbier, 2013, p. 19). Redonner sa place à la langue maternelle des élèves allophones à l’école serait bénéfique pour l’apprentissage de la LS :

Une maîtrise insuffisante de la L1 empêche une bonne acquisition de la L2. Ce phénomène se comprend facilement si l’on admet que les systèmes ne sont pas entièrement séparés et que la L2 se développe sur une base construite dans l’acquisition de la L1. Si cette structure de base est défaillante ou dysfonctionne, l’acquisition de la L2 est nécessairement menacée. (Barbier, 2013, p. 19)

Cependant, le système éducatif français ne semble pas prêt à prendre en compte les langues maternelles des élèves allophones, ni à envisager l’enseignement / apprentissage dans une langue autre que le français :

Depuis presque deux siècles, le français a été la langue unique de l'école symbolisant l'identité nationale. Ceci a façonné et instrumentalisé les mentalités et les représentations au point qu'il est très difficile d'imaginer enseigner ou apprendre dans une autre langue que le français. (Chnane-Davin, Félix et Roubaud, 2011, p. 175)

Cette habitude française est difficilement compatible avec l’enseignement bilingue, qui se retrouve cantonné aux écoles internationales et aux classes bilingues alors qu'il serait intéressant d'y avoir recours dans les classes ordinaires. D'autant qu'un des buts de tous les systèmes éducatifs modernes, d’autant plus dans le cadre européen, est de former les élèves aux langues afin d'en faire des citoyens plurilingues.

2.2.3. La compétence plurilingue

D'après le CECRL (Cadre européen commun de référence pour les langues), la compétence plurilingue et pluriculturelle consiste à communiquer langagièrement et à interagir culturellement pour un «acteur social qui possède, à des degrés divers, la maîtrise de plusieurs langues et l'expérience de plusieurs cultures, tout en étant à même de gérer l'ensemble de ce capital langagier culturel » (CECRL, 2001, p. 129). Ce cadre de référence considère qu’il ne s’agit pas de superposition ni de juxtaposition de compétences distinctes mais bien de « l'existence d'une compétence complexe, voire composite, dans laquelle l'acteur peut puiser » (CECRL, 2001, p. 129).

La notion de compétence plurilingue et pluriculturelle tend à :

- sortir de la dichotomie d'apparence équilibrée qu'instaure le couple habituel L1/L2 en insistant sur un plurilinguisme dont le bilinguisme n'est qu'un cas particulier;

- poser qu'un même individu ne dispose pas d'une collection de compétences à communiquer distinctes et séparées suivant les langues dont il a quelque maîtrise, mais bien d'une compétence plurilingue et pluriculturelle qui englobe l'ensemble du répertoire langagier à disposition;

- insister sur les dimensions pluriculturelles de cette compétence plurielle, sans pour autant postuler des relations d'implication entre développement des capacités de relation culturelle et développement des capacités de communications linguistiques. (CECRL, 2001, p. 129)

L’enseignement des DNL (Discipline non linguistique) permet de travailler la compétence plurilingue. Selon Gajo (2007), plusieurs raisons font que l’enseignement des DNL est adapté au plurilinguisme :

Le travail bi - plurilingue trouve ainsi un terrain très favorable en DNL, pour au moins quatre raisons. Premièrement, la verbalisation se présente comme une condition centrale pour le processus d’enseignement / apprentissage […]. Deuxièmement, […] la communication à l’école trouve sa cible la plus immédiate et donc authentique dans les savoirs scolaires eux - mêmes […]. Troisièmement, la L2 - et le plurilinguisme de manière générale - constitue un outil naturel d’élaboration et d’accès aux savoirs. […]. Quatrièmement, la L2 constitue un outil supplémentaire pour la verbalisation (y compris en L1) et le travail sur les savoirs disciplinaires. (Gajo, 2007, pp. 3-4)

Cuq (2003) parle de biographie langagière d’une personne plurilingue. Cet auteur aborde également la notion de ‘répertoire verbal’ introduite par Gumperz (cité par Cuq, 2003).

2.3. Les gestes professionnels d’adaptation linguistique

Zougs (2017) définit les Gestes professionnels d’adaptation linguistique (GPAL) comme les moyens verbaux et non verbaux mobilisés par les professeurs pour favoriser la compréhension, l’expression et l’acculturation à la LSco, prévenir et corriger différents types d'erreurs (de prononciation, lexicales, orthographiques, syntaxiques), gérer l’utilisation d’une autre langue par les élèves, pointer les différences interculturelles et coordonner les enseignements.

Lorsque nous parlons de ‘gestes professionnels’, il ne s'agit pas seulement de gestuelle, telle qu’elle est étudiée à travers la communication non verbale qui représente ce que nous observons directement. Il s'agit aussi des actions d'adaptation des programmes faites en amont par les enseignants tels qu’ils peuvent le faire consciemment en fonction de l'hétérogénéité linguistique de leur classe, des moyens qu'ils utilisent pour s'assurer de la bonne compréhension des consignes, et des stratégies qu'ils mettent en place pour prévenir et gérer les différents types d'erreurs liés à la LSco.

C’est pourquoi nous avons choisi d’utiliser le terme de ‘gestes professionnels’ défini par Bucheton, Brunet et Liria (2005, p. 2) :

Les arts de faire et de dire qui permettent la conduite spécifique de la classe [...] C'est un agir essentiellement langagier mais aussi non langagier [...] Le regard, le ton de la voix appuient, nuancent ou démentent tel ou tel propos; la baguette magistrale découpe, anticipe ou accompagne la lecture d'un texte au tableau.

Il faut donc comprendre les gestes professionnels selon Bucheton, comme des gestes d'‘ajustement dans l'action’. C’est pourquoi nous parlons de gestes professionnels d’adaptation, puisque nous cherchons à comprendre comment les enseignants s’adaptent à l’hétérogénéité linguistique de leurs élèves.

Nous adoptons la notion plus spécifique de ‘Gestes professionnels d'adaptation linguistique’ de Zougs (2016), qui considère uniquement les gestes professionnels mobilisés par les enseignants en réponse aux obstacles à la compréhension et à l’expression que peuvent rencontrer les élèves, à l’oral comme à l’écrit. L'objet de notre recherche est d'analyser ce que disent et font les enseignants pour prévenir ou gérer les obstacles linguistiques aux apprentissages, comme par exemple le fait de répéter, de mimer, de reformuler, de traduire, etc.

Zougs (2017) a établi une première typologie des catégories de GPAL utilisés par les professeurs des écoles exerçant en contexte multilingue. Pour arriver à cette typologie, les GPAL mobilisés par les enseignants ont été regroupés par types, eux-mêmes rassemblés en catégories. Le type de GPAL représente l’action réalisée par l’enseignant pour prévenir ou gérer une difficulté liée à la LSco et la catégorie de GPAL témoigne de l’intention de l’enseignant à l’origine de cette action.

Par exemple, lors d’une séance de mathématiques en CM2, quand la professeure francophone (PF) dit :

PF : c'est le contraire en fait + d'accord c'est le contraire

elle utilise comme type de GPAL le fait de répéter, dans l’intention de favoriser la compréhension de l’oral.

Le type de GPAL qui consiste à ‘répéter’ peut aussi être utilisé dans d’autres intentions. D’où l’intérêt des catégories qui permettent d’affiner l’analyse du geste professionnel utilisé. Par exemple, un enseignant peut répéter pour capter l’attention d’un élève, corriger une erreur de lexique, corriger une erreur de prononciation ou corriger une erreur de syntaxe à l’oral.

La première typologie des GPAL compte vingt catégories, présentées dans le tableau suivant :

Tableau 1. Typologie des catégories de GPAL

Tableau GPAL

Le tableau 1 montre la prédominance des catégories relatives à l’oral par rapport à celles concernant l’écrit (10 vs 4) dans cette première typologie des catégories de GPAL.

Par rapport aux activités langagières définies par le CECRL (Cadre européen commun de référence pour les langues, 2001), la plupart de ces catégories de GPAL concerne l’expression orale en interaction : encourager l’expression orale en LSco, gérer l’utilisation d’une autre langue corriger une erreur de lexique, de syntaxe, de prononciation et prévenir une erreur de syntaxe. Concernant la compréhension de l’orale, les GPAL ont pour but de favoriser la compréhension, capter l’attention d’un élève, définir un mot inconnu et distinguer deux mots proches phonologiquement. Notons l’absence de catégories liées à la compréhension de l’écrit et à l’expression orale en continue. Cette typologie permet également de constater la présence de catégories de GPAL relatives aux aspects culturels (favoriser l’acculturation à la LSco et gérer les différences interculturelles), ainsi qu’à la coordination des enseignements (harmoniser les programmes, assurer une continuité pédagogique, harmoniser les enseignements entre classe ordinaire et classe spécialisée type FLE et faire des liens entre les apprentissages). Enfin deux catégories de GPAL sont préventives (prévenir une erreur de syntaxe à l’oral et prévenir une mauvaise orthographe).

Zougs a dégagé quatre catégories de GPAL systématiques : favoriser la compréhension de l’oral, gérer l’utilisation d’une langue autre que la LSco, encourager l’expression orale en LSco, et définir un mot inconnu. Parmi elles, ‘favoriser la compréhension de l’oral’ représente la catégorie majoritaire. Voici un exemple de plusieurs GPAL visant à favoriser la compréhension orale, utilisés par une enseignante anglophone lors d’une séance de mathématiques en CE1 :

PA: just one +++ what's the next + favourite hobby (emphasising ‘next’) +++ not the best (putting her hand up high) + not the top one + what's the next + favourite hobby (emphasising ‘next’)

Rien que dans cet extrait, nous pouvons relever cinq types de GPAL différents visant tous à favoriser la compréhension : parler lentement, insister sur les mots clés, répéter, utiliser la gestuelle et reformuler.

Zougs (2017) a établi des listes non exhaustives de types de GPAL pour chacune des vingt catégories qu’elle a identifiées, ce qui a représenté un total de 76 types. Dans cette recherche nous nous limitons à la catégorie majoritaire ‘favoriser la compréhension de l’oral’ dont le tableau 2 dresse la liste des types de GPAL identifiés par Zougs :

Tableau 2. Types de GPAL visant à favoriser la compréhension de l’oral

Types de GPAL


Le tableau 2 liste 18 types de GPAL visant à favoriser la compréhension de l’oral.



3. Méthodologie

3.1. Présentation des populations étudiées

Premièrement, nous nous sommes intéressés aux élèves allophones nouvellement arrivés en France (EANA), scolarisés en UPE2A. Ces apprenants relèvent d’une situation de français langue seconde (Cuq, 1991 ; Chnane-Davin, 2008) et langue de scolarisation (Verdelhan, 2002 ; Vigner 2005).

Nous avons fait le choix d’analyser une séance de français au collège. Il s’agit d’une séance où l’enseignante travaille avec les élèves sur l’interculturel à partir de textes particuliers, la Bible, le Coran et la Thora.

Deuxièmement, nous avons considéré les élèves alloglottes scolarisés en classe ordinaire. Par rapport aux élèves allophones, les alloglottes ont la particularité d’être nés en France et d’avoir accès à une ou plusieurs langues dans leur contexte familial, dans lequel le français peut être présent. Ces élèves sont également en situation de français langue seconde (Cuq, 1991 ; Chnane-Davin, 2008) et langue de scolarisation (Verdelhan, 2002 ; Vigner 2005).

Nous avons choisi le cas d’élèves scolarisés dans une école REP de Marseille, en classe de CP (Cours préparatoire), qui correspond à l’entrée dans la lecture (première année de l’école élémentaire en France). Dans cette classe, la majorité des élèves alloglottes parle arabe et français en famille. La séance choisie est une séance de français qui porte sur le décodage de mots. Les élèves ont pour tâche de lire des mots écrits au tableau. L’enseignante interroge certains élèves sur le sens du mot lu ou le définit elle-même si besoin. Nous présentons dans cette recherche les GPAL utilisés par cette enseignante lorsqu’elle prend en charge la définition des mots.

Troisièmement, nous nous sommes penchés sur le cas des allophones des sections internationales. Ces dernières rassemblent des élèves ayant des langues maternelles très variées et la langue vernaculaire, ici le français, n’est pas forcément la langue maternelle de la majorité d’entre eux. Ces élèves sont également en situation de français langue seconde (Cuq, 1991 ; Chnane-Davin, 2008) et langue de scolarisation (Verdelhan, 2002 ; Vigner 2005).

Notre choix s’est porté sur une école internationale du Sud de la France. Celle-ci propose au primaire cinq sections linguistiques : allemande, anglaise, chinoise, italienne et japonaise. La séance analysée se déroule en classe principale, dans laquelle l’enseignement se fait en français et où sont regroupés les élèves des différentes sections linguistiques. Il s’agit d’une séance de mathématiques en CM2 (Cours moyen 2e année – 5e et dernière année de l’école primaire en France).

3.2. Constitution du corpus et traitement des données

Tout d’abord, les trois séances d’enseignement ont été filmées puis transcrites : la première en UPE2A auprès d’élèves allophones nouvellement arrivés en France, la deuxième en classe ordinaire REP scolarisant des élèves alloglottes nés en France et la troisième en section internationale scolarisant des élèves allophones.

En plus des éléments auditifs, les transcriptions comprennent également les éléments visuels tels que les observables comportementaux décrits par Vermersch (1994) comme les déplacements, les gestes et les expressions du visage de l'enseignant ou des élèves, ainsi que la description de ce qui est écrit ou projeté au tableau.

Puis, ces transcriptions ont permis l’élaboration de tableaux synoptiques présentant les gestes professionnels d'adaptation linguistiques produits par les enseignants. Ces GPAL ont été répertoriés en fonction de leur type (action de l’enseignant, par exemple : répéter) et de la catégorie à laquelle ces types de GPAL appartiennent (intention de l’enseignant, par exemple : favoriser la compréhension de l’oral). Ces tableaux synoptiques ont permis d’analyser chaque séance en fonction des GPAL mobilisés par les enseignants.

Enfin, pour dégager les spécificités et les généricités de chacun des trois contextes d’enseignement sur lesquels porte notre recherche, nous avons comparé les résultats obtenus pour chacune des trois séances analysées.

3.3. L’approche comparative

L'approche comparative renvoie à la didactique comparée. Les premières didactiques (des mathématiques, du français - langue étrangère et langue maternelle - et des sciences) sont récentes puisqu’elles datent des années 1970. Depuis, les didactiques des autres disciplines se sont également constituées. Si au départ, l'isolement était nécessaire pour que les didactiques se consolident, il s'agit de ne pas le prolonger une fois la phase d'émergence passée, pour éviter l'enfermement disciplinaire. La didactique comparée va dans ce sens. D’après le dictionnaire des concepts fondamentaux des didactiques, la didactique comparée « vise à mettre en dialogue les didactiques disciplinaires » (Reuter, Cohen-Azria, Daunay, Delcambre et Lahanier-Reuter, 2007, p. 75). Elle décrit à la fois les spécificités de chaque didactique qui dépend notamment des objets d'enseignement/apprentissage, mais aussi les invariants de l’ensemble des didactiques :

« Les enjeux de similitudes/dissemblances, particularités/généralités propres au travail comparatiste, sont caractérisés, dans les travaux actuels de la didactique comparée, par une nécessaire distinction entre caractère spécifique et caractère générique des phénomènes didactiques. » (Leutenegger, 2004, p. 3)

Mercier, Schubauer-Leoni et Sensevy résument en posant la question suivante :

« Dans le travail du professeur et dans celui des élèves, qu'est-ce qui est générique et peut être rapporté à un processus d'enseignement (ou d'apprentissage), qu'est-ce qui est spécifique et doit être rapporté à tel ou tel savoir enseigné-appris ? » (Mercier, Schubauer-Leoni et Sensevy, 2002, p. 9)

Dans le cas de notre recherche, il s’agit de comparer les gestes professionnels d’adaptation linguistique mobilisés par des enseignants exerçant auprès d’élèves plurilingues, dans trois contextes différents : UPE2A, REP et section internationale.

4.Résultats

Dans cette partie nous présentons les résultats de l’analyse des trois séances en illustrant nos propos d’extraits de leurs transcriptions. Les enseignants sont dénommés P, les élèves sont
désignés par E ou par l’initiale de leur prénom et par EE lorsqu’il s’agit de plusieurs élèves qui s’expriment en même temps. Enfin, les + marquent un silence et les +++ une pause plus longue.

4.1. Analyse de la séance en UPE2A

Lors de l’analyse des GPAL qui favorisent la compréhension de l’oral, autour de plusieurs supports écrits, on constate que l’enseignante utilise une fiche de lecture classique sans anticiper sur le fait que ce sont des ouvrages relevant du sacré. Lors de la séance de français observée et filmée, les élèves devaient comprendre et répondre à des questions pour compléter une fiche de lecture (titre, auteur, date d’édition, éditeur, résumé). Or, les ouvrages proposés sont très particuliers puisqu’il s’agit de la Bible, de la Thora et du Coran. Par conséquent, elle n’utilise de GPAL que rarement. Elle procède comme lors d’un cours de français langue maternelle sans pour autant tenir compte de la situation des difficultés linguistiques et culturelle des élèves.

Parmi les types de GPAL que nous avons repéré mais qui n’ont pas beaucoup aidé les élèves on retrouve le fait de s’appuyer sur un document écrit, les ouvrages. Mais comme les élèves ne sont pas encore vraiment lecteurs, ce type de GPAL n’a permis aux élèves que de répondre à la question concernant le titre. L’absence d’un support visuel pour effectuer un travail collectif oral sur la description des supports proposés a entravé la compréhension chez plusieurs élèves.

Dans une situation de plurilinguisme, la traduction aurait pu être un GPAL facilitateur de la compréhension mais comme l’enseignante ne parle pas la langue des élèves, il était très difficile de l’utiliser comme GPAL médiateur. Pour arriver à trouver le mot « paradis » l’enseignante va tout essayer mais sans que l’élève interrogé y arrive :

E : Adam est musulman +++ et chrétien
P : Tout à fait on retrouve Adam
E : Eden + Eden madame
P : Ah l’Eden ?
E : Oui l’Eden
P : Tout à fait + C’est quoi l’Eden ? Quel est l’autre nom de l’Eden ?
E : Euh
E : (inaudible)
P : Ah ça c’est en arabe mais en français ? +++ Ça commence par p
E : C’est quoi le mot ?
E : Prière ?
P : Le mot l’Eden +++ on avait dit que l’Eden on le trouvait chez les Juifs les musulmans et
E : Les Chrétiens
P : et les Chrétiens
E : L’aïd ?
P : Là tu changes de sujet +++ non non le pa ra
E : Le paradis
P : Le paradis très bien


En revanche, l’enseignante utilise le type de GPAL qui consiste à demander à un pair de traduire, lorsqu’elle autorise un élève arabophone (M) à expliquer à son camarade yéménite (A) non francophone ce qu’elle demande :

P : Ça veut dire quoi le titre du livre ?
E(M) : En arabe ?
P : En français
E(M) : En français madame
P : Alors dis-le en arabe si tu veux
E(M) : (M explique à A en arabe)

Quant aux types de GPAL qui consistent à reformuler, parler lentement en séparant les mots ou les syllabes et insister sur les mots clé, on constate que l’enseignante les utilise pour faciliter la compréhension du sujet de la séance :

P : Et pourquoi est-ce qu’on travaille sur la Bible et le Coran ? +++ pourquoi est-ce qu’on travaille sur la Bible et le Coran ? Est-ce qu’il y a que moi qui vous ai fait travailler sur la Bible et le Coran ? Sur la religion est-ce qu’il n’y a que moi professeur de français qui vous ai fait travailler là-dessus ?
E : Non
E : Histoire géo aussi
P : En histoire géographie aussi tout à fait + Tu veux dire quelque chose ?
E : Non, c’est bon.
P : C’est bon + Effectivement on travaille sur les grandes religions monothéistes en français en histoire géographie peut-être un peu en dessin si votre prof de dessin est là +++ parce que c’est au programme de 6ème et toutes les 6ème de France travaillent sur les textes fondateurs + ces textes sacrés dans les religions dans les trois grandes religions du livre

Notons, qu’en plus d’utiliser des GPAL pour favoriser la compréhension de l’oral, l’enseignante en mobilise également pour gérer une différence interculturelle : lorsque l’élève dit « l’aid » et qu’elle lui répond « tu changes de sujet ». Répondant ainsi, l’enseignante témoigne de ses connaissances interculturelles.

4.2. Analyse de la séance en REP

Dans la séance de français en CP (classe ordinaire REP), l’enseignante utilise uniquement des GPAL au moment de l’institutionnalisation (Sensevy & Mercier, 2007), c’est-à-dire au moment où elle fixe le savoir, la connaissance lexicale à retenir. Les GPAL observés sont uniquement destinés à favoriser la compréhension orale des mots lus.

L’enseignante (P) a recours à la gestuelle, avec la parole ou sans la parole, comme dans l’extrait suivant :

P : Une moufle + Vous savez ce que c'est les moufles ? Ce sont les gants qui n'ont pas de doigts là où ça fait tout comme ça (l’enseignante montre ses doigts)
P : Le front + front donc c'est ça hein (l’enseignante désigne son front) vous le savez

Dans le 1er exemple, le geste intervient après l’explication verbale (une moufle est un gant qui n’a pas de doigt). Dans le 2nd exemple, le geste remplace l’explication verbale. On peut supposer que dans ce dernier cas, l’enseignante n’a pas recours au verbal car le mot front est censé être connu des élèves de cet âge. D’ailleurs, l’enseignante dit « vous le savez ». Ainsi, le geste peut servir à renforcer une explication verbale ou à rappeler une connaissance. L’enseignante insiste surtout sur l’emploi du déictique « ça » afin de concrétiser le sens de la définition.

L’extrait ci-après illustre le recours au mime :

P : Faucher c'est quand on coupe le blé comme ça avec une faux d’accord (l’enseignante mime l’action de couper) +++ Filer c'est faire des fils, filer la laine par exemple ou alors filer à la vitesse de l'éclair c'est-à-dire partir très vite d'accord (l’enseignante mime, accélération de la voix)

Comme pour la gestuelle, le mime vient en appui de l’explication orale. Encore ici, l’enseignante concrétise la définition à travers l’utilisation du déictique ça et de l’accélération dans la voix. Dans d’autres extraits, le mime est accompagné de l’utilisation d’un son pour accompagner une action ou désigner une chose.

P : Très bien un frisson c'est quand vous savez on a la chair de poule tout ça qu’on fait brrr comme ça (l’enseignante mime) d'accord ? ça c'est un frisson (elle mime de nouveau)
P : Se faufiler c'est par exemple si y a plein de monde hop on se faufile entre pour passer devant les autres (l’enseignante mime)

Les onomatopées « brrr » et « hop » accompagnent les actions mimées par l’enseignante. Il arrive aussi que l’onomatopée remplace l’explication verbale, comme dans l’extrait qui suit :

P : Un souffle c'est fououou (l’enseignante souffle) d'accord ?

Lorsque l’enseignante ne peut pas mimer une action, elle utilise d’autres moyens. Comme par exemple dans l’extrait suivant, elle joue avec différentes intonations de sa voix :

P : Un défi c’est par exemple ‘ouais t'es même pas cap de courir le plus vite jusque là-bas’ (changement d’intonation) + D'accord ?
P : Flatter c'est par exemple ‘oh comme vous êtes beau (changement d’intonation, les élèves rient) + oh comme vous êtes fort, oh comme vous êtes intelligent’ ça c’est flatter

Le changement d’intonation dans la voix de l’enseignante sert à rendre concret l’exemple donné. Par rapport à la typologie de Zougs (2017), nous avons repéré ce type de GPAL comme moyen favorisant la compréhension de l’oral.

En conclusion de ces résultats, nous pouvons dire que les GPAL observés interviennent le plus souvent après une explication verbale du mot. Ils sont utilisés pour favoriser la compréhension du vocabulaire chez les élèves. Tel que le déclare l’enseignante lors de l’entretien sur la séance observée :

P : Si nécessaire je prévois une image + photo + ou dessine lorsqu’il s’agit d’un nom d’animal + d’objet +++ Si possible + je mime de manière assez ‘théâtrale’ les attitudes + gestes + etc. (extrait de l’entretien avec l’enseignante)

L’enseignante aide les élèves de deux manières : si, en amont, elle imagine que le mot va être compliqué pour les élèves, elle prévoit un support visuel. Lors de l’action didactique, elle mime de façon « théâtrale » si elle en a la possibilité. Les GPAL comme le mime, le geste, le son accompagnant une action, et le changement d’intonation dans la voix, repérés au cours de l’analyse, participent de cette théâtralisation pour faire comprendre les mots aux élèves.

4.3. Élèves allophones des sections internationales

Pendant la séance de mathématiques en CM2 à l’école internationale, nous avons relevé huit types de GPAL ayant pour but de favoriser la compréhension de l’oral. Afin de les présenter nous donnons un exemple issu de la transcription de la séance. Les types de GPAL les plus fréquents pour favoriser la compréhension de l’oral sont les suivants :

- parler lentement en séparant les mots ou les syllabes :

PF : Là tu peux additionner + car tu as mis ça + sur le même + dénominateur +++ on appelle ça + dénominateur + commun

- répéter :

PF : Exactement c'est le contraire en fait + d'accord c'est le contraire alors vas-y

- reformuler :

E : Heu + j'ai fait + heu + heu + moi j'ai fait 4 fois quelque chose pour aller presque heu + vers 10
PF : Donc tu vas + chercher + donc en fait tu vas essayer de faire la division + 10 divisé par 4
E : Oui

L’enseignante utilise ces trois types de GPAL dans les mêmes proportions.

Elle en utilise d’autres de façon moins fréquente :

- demander à un pair de reformuler :

PF : (PF lit la consigne) Écris chacune des fractions suivantes sous forme d'un nombre entier et d'une fraction inférieure à 1 +++ alors + qu'est-ce qu'il faut faire là ? +++ qui est-ce qui peut expliquer ?

- demander à un pair de traduire :

PF : Explique à + à
E : (un élève explique en anglais à son voisin)
PF : Ça va R tu as compris ? Sinon tes camarades font un premier exemple et tu vas comprendre tout de suite

- insister sur les mots clé :

PF : On appelle ça + dénominateur + commun

- demander à l’élève s'il a compris :

PF : Là tu peux additionner + car tu as mis ça + sur le même + dénominateur +++ on appelle ça + dénominateur + commun + sinon tu peux pas additionner si c'est pas la même la même fraction tu ne pourras pas additionner tu comprends ?

- associer un son à une action ou à une chose :

PF : Ardoise (en tapant dans ses mains)

Notons que l’enseignante utilise également des GPAL pour gérer une incompréhension liée à une différence culturelle, comme le type de GPAL qui consiste à expliquer les différentes significations selon le contexte culturel. Voici un exemple :

EE : (les élèves lèvent leurs ardoises, certains élèves ont écrit 0.03)
PF : Et on ne me fait pas de point + on fait des virgules + nous ne sommes pas en classe anglaise


Conclusion

Pour conclure, la comparaison des résultats précédents fait apparaitre des éléments génériques et spécifiques dans l’utilisation des GPAL par les enseignantes, dans les trois contextes étudiés. Nous constatons davantage de similitudes entre l’UPE2A et la section internationale, qu’avec la classe ordinaire en REP. En effet, si la catégorie de GPAL visant à favoriser la compréhension de l’oral est présente dans les trois contextes, il se décline de façon convergente en UPE2A et en classe internationale. Les enseignantes de ces deux contextes utilisent les types de GPAL qui consistent à parler lentement et à scander les syllabes, ainsi qu’à insister sur les mots-clés. À l’inverse, l’enseignante de la classe ordinaire en REP insiste sur le déictique « ça » car elle souhaite attirer l’attention des élèves sur les mimes qu’elle produit. De plus, elle ne parle pas lentement mais au contraire accélère son débit de parole pour illustrer sa gestuelle, ou son mime. À ce propos, un type de GPAL non repéré par Zougs (2017) est apparu : celui de changer d’intonation afin de théâtraliser la situation décrite. La gestuelle et le mime sont utilisés pour illustrer des situations concrètes.

Les enseignantes de l’UPE2A et de la section internationale convoquent des situations abstraites – faits religieux et notions mathématiques – tandis que l’enseignante de la classe ordinaire en REP fait appel à des situations concrètes qu’elle théatralise (avoir un frisson par exemple). À la différence des autres enseignantes, lorsque la situation est abstraite (flatter par exemple), l’enseignante utilise un type de GPAL qui consiste à jouer avec sa voix pour théâtraliser la situation. Les enseignantes de l’UPE2A et de la section internationale ont recours à la traduction par un pair. Elles autorisent un élève à utiliser une autre langue que le français et à traduire pour débloquer une incompréhension d’ordre linguistique chez un pair. Ce type de GPAL n’a pas été utilisé par l’enseignante de la classe ordinaire en REP qui prend en charge elle-même la responsabilité de définir les mots. De plus, l’enseignante de la section internationale utilise un type de GPAL qui consiste à expliquer les différentes significations selon le contexte culturel.


NOTES

1 À l’exception de la langue corse qui est enseignée dans le cadre normal des horaires scolaires.

2 Il faut souligner que ce sont plutôt les alloglottes qui choisissent les EILE. Les allophones préfèrent le plus souvent apprendre le français.