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La question du bilinguisme scolaire en Afrique francophone

Yves MONTENAY

Vice-président «Avenir de la langue française»

En Afrique « francophone » le français est en général langue d’enseignement alors que l’élève est réputé ne pas le connaître encore (idée reçue à nuancer fortement). D’où l’idée de faciliter sa scolarité en utilisant au début sa langue maternelle.

Cette idée simple fait l’unanimité. Du moins tant qu’on reste au niveau des principes. Si l’on va plus loin, on s’aperçoit d’une part qu’elle cache des arrière-pensées très diverses et surtout qu’il faut s’attendre à d’immenses difficultés en cas de généralisation.


Un consensus pédagogique qui cache parfois des arrière-pensées politiques

Tout le monde s’accorde sur le fait qu’il vaut mieux accueillir un enfant dans sa langue maternelle au début de sa scolarité que de s’adresser à lui donc dans une langue étrangère. Des expérimentations ont été menées introduisant l’apprentissage du français en passant par la langue maternelle. Elles sont positives.

Mais des arrière-pensées politiques compliquent la discussion : cherche-t-on vraiment un meilleur apprentissage du français ou à donner un meilleur statut à la langue locale pour l’utiliser à l’écrit dans la vie courante, administrative ou médiatique ?

Première difficulté dès que l’on veut être concret : de quelle « langue locale » parle-t-on ? Certains souhaitent favoriser une « grande » langue considérée comme « nationale » et ayant vocation à devenir dominante. Mais cette dernière n’est pas partout langue maternelle. C’est le cas du wolof au Sénégal et du bambara au Mali. Il ne s’agit alors plus de faciliter l’apprentissage du français, mais de « bâtir une nation » éventuellement contre lui. On retombe alors dans ce un accueil scolaire dans une langue non maternelle, objection levée plus ou moins sincèrement en disant que la compréhension de ladite langue « nationale » est générale dans le pays. Ce qui n’est souvent que très partiellement vrai, surtout s’agissant d’enfants de 6 ans.

Mais surtout, on confond expérimental et généralisation nationale

Passons maintenant à la différence entre expérimentations et généralisation. Les expérimentations sont menées soigneusement, et notamment la langue maternelle choisie est celle effectivement pratiquée.

Par ailleurs les moyens humains nécessaires sont rassemblés, tant sur le plan pédagogique que pour obtenir la coopération des parents, notamment vaincre leurs réticences (« pourquoi apprendre aux enfants une langue qu’ils savent déjà, alors que c’est le français qui est utile »). Les expérimentations ne peuvent être que satisfaisantes du fait de l’attention qu’on leur porte et des moyens mis en œuvre.

La situation serait totalement différente à l’échelle nationale, où apparaîtraient des difficultés aujourd’hui insurmontables. Il faut en effet bien se souvenir de l’état concret de l’éducation nationale dans la plupart des écoles publiques : enseignants malformés, mal payés, donc parfois sensibles aux tentations et absentéistes, souvent des classes uniques et surchargées.

Dans ce contexte, imaginez la difficulté de mise en place de l’utilisation de dizaines de nouvelles langues: changer les méthodes, les programmes, les manuels… sans parler du manque de moyens humains pour convaincre les parents. Pour ce dernier point, remarquons que les écoles « communautaires » du Mali (c’est-à-dire financés par une communauté locale) choisissent l’enseignement en français.

A tout cela s’ajoutera la variété des langues à un endroit donné. Même à la campagne, il y a souvent plusieurs ethnies dans un même village. En ville le cas est général. De plus une partie des élèves y sont maintenant de langue maternelle ou familiale française et devront être accueillis en français.

Il faudrait donc spécialiser les écoles par langue. Dans le meilleur des cas serait une réforme longue et difficile, et dans le pire une nouvelle source de chaos. Pensez par exemple à la gestion des instituteurs qu’il faudrait aussi trier par langue locale, puis former autrement. Préparer un accueil de trois mois en langue locale est une chose, prolonger la scolarité dans cette langue est un problème gigantesque.

Un exemple burkinabé

J’ai eu l’occasion de faire le point de cette question du bilinguisme du primaire au Burkina, où le principe en est adopté. Mais le département universitaire concerné en est seulement au recensement des langues à retenir. Il y en a une soixantaine voire davantage si on tient compte de certaines variantes. Faudra-t-il respecter ces dernières, ou choisir un « standard », qui ne serait donc plus vraiment maternel?

Rajoutons que, dans les villes, les langues locales se francisent en se chargeant de mots ou d’expressions françaises ou de tournures adaptées du français. Du coup, là où la langue «nationale» est codifiée, comme le wolof « standard », elle s’écarte de la langue effectivement parlée.

Bref, pour en revenir au Burkina, on est encore très loin d’une généralisation du bilinguisme. D’ailleurs une universitaire de l’équipe chargée du recensement des langues pour un futur enseignement bilingue, me disait qu’elle avait fondé une école primaire privée où l’enseignement était exclusivement en français.

Une bonne idée, mais inapplicable ?

En conclusion, il faut se méfier des vues trop générales: il faut d’abord aller sur le terrain pour le choix de la langue locale, donc de l’instituteur. Ne pas oublier que cette langue locale sera de plus en plus souvent le français, surtout dans les grandes villes, et qu’il a souvent la préférence des parents. Et enfin se méfier des arrière-pensées politiques : s’il s’agit de faciliter l’apprentissage du français, c’est bien, mais il s’agit d’en faire une langue seconde derrière une langue « nationale », on verra vite poindre derrière l’anglais ou l’arabe. D’où, dans le meilleur des cas, une nouvelle transition linguistique qui déclassera les générations en place, et générera un retard corrélatif du développement. Et en cas d’échec, une régression profonde pire que celui généré au Maghreb par l’arabisation.

C’est en effet un exemple intéressant : on a proclamé langue officielle l’arabe standard qui n’était parlé par personne, au détriment non seulement du français, mais aussi des langues maternelles dialectales ou berbères. Le développement n’a pas touché la masse de la population qui glisse de plus en plus vers le djihadisme. Voyez ce qui se passe au Sahel avec l’élimination de l’école laïque en français et son remplacement par des écoles coraniques pour les garçons, dans un arabe qui n’est parlé ou compris par personne. Et bien sûr les filles restent à la maison

En conclusion utiliser la langue locale pour faciliter l’accueil des élèves et faciliter avec leur alphabétisation, oui, mais ce sera très difficile. Et il faudra vite passer au français, car la société s’est structurée autour de lui. Sinon ce sera l’anglais avec trois générations déclassées, ou plus vraisemblablement l’arabe et la catastrophe amorcée au Sahel.

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Réponse à une éventuelle question : « au Rwanda le français a été remplacé par l’anglais et le pays se développe bien »

« Il y a eu un grand gâchis dans l’école rwandaise, les enseignants ont dû passer à l’anglais alors qu’il ne connaissait pratiquement pas cette langue et les nouvelles générations sont mal formées. Mais cela ne concerne pour l’instant que les jeunes et on n’en ressent pas tous les effets. Les adultes qualifiés ont été élevés en français et sont toujours francophones. L’impact est donc à venir.

Par ailleurs le Rwanda a une langue nationale que parle effectivement l’ensemble population, le kirwanda, ce qui rend cette question des rapports entre anglais et français beaucoup moins importante que dans les pays multilingues. Il est probable que cela a atténué le choc pour les enseignants qui ont pu parler dans cette langue avec les élèves.

Enfin le développement rapide du Rwanda est d’une part est exagéré, les statistiques semblant extrêmement gonflées et enfin il dépend de bien d’autres facteurs, notamment du retour à un ordre public, sévère certes, mais efficace et très utile pour la sécurité physique économique et juridique. »


A propos de l'auteur

Yves Montenay est diplômé de l'École Centrale de Paris, de Sciences-po Paris, d’économétrie à Paris VI et docteur en démographie politique (Paris IV).

Il a eu une double carrière en entreprises internationales (gestion de l’énergie) et dans l'enseignement supérieur (Sciences-po puis ESCP: économie, géographie humaine, monde musulman, francophonie… )

Actuellement retraité, il anime une O.N.G. d’information Nord-Sud. Il édite une infolettre abordant ces sujets. Il est notamment Vice président de l’association «Avenir de la langue française ».

Vous trouverez son CV détaillé, ainsi que ses ouvrages et publications sur yvesmontenay.fr