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Le plurilinguisme littéraire de Copi, auteur «francophone»


Anne-Laure Rigeade (Sciences po - CNRS/ITEM)

Une version modifiée, plus développée, de ce texte sera disponible dans un volume publié prochainement aux Presses Universitaires de Montréal.

Raul Damonte Botana, dit Copi, découvre la France en 1952, où sa famille s’installe pour fuir l’Argentine de Perón. Après un retour à Montevideo puis à Buenos Aires, Copi quitte de nouveau l’Amérique latine pour Paris dix ans plus tard, seul cette fois. Il y reste jusqu’à sa mort, en 1987, et y écrit la quasi-totalité de son œuvre (pièces, romans, bande dessinée) en français. Cette vie et cette œuvre sont donc en apparence complètement francophones. Pourtant, sa langue maternelle court sous le français, mais aussi à côté du français, dans les quelques textes écrits directement en espagnol, comme l’opéra Cachafaz, par exemple. Copi vivait d’ailleurs dans une communauté littéraire d’exilés, sur laquelle il «régnait», selon l’écrivain et traducteur René de Ceccatty, «revêt[ant] une importance considérable dans le lien entre l’Argentine et la France»i. Cette œuvre de Copi, comme celle de chacune de ces «singularités francophones»ii qui, de Kundera à Cioran, d’Agota Kristof à Mizubayashi, ont fait le choix du français, ne peut donc être simplement dite «de langue française». En effet traversées par deux langues au moins, la langue maternelle et la langue d’adoption, souvent habitées par de multiples autres, ces œuvres se révèlent en réalité plurilingues. En quoi consiste ce plurilinguisme dans le cas de Copi? Et comment le processus d’écriture en français s’en trouve-t-il affecté?


L’étude des brouillons du fond Copi, conservé à la bibliothèque de l’IMECiii, comme la lecture des œuvres publiées permettent d’affirmer que Copi pratique, dans les uns comme dans les autres, le code switching: passant d’une langue à l’autre, il mêle au français de l’espagnol, de l’anglais ou de l’italien. Isabelle Barbéris affirme, dans l’essai qu’elle consacre à Copi, que cette œuvre passe par-dessus toutes les frontières, celle de la censure morale, celle de la nation, celle de l’identité: dans ses pièces en particulier, «entrée et sorties, intrusions et rejets, fécondations et accouchements métaphorisent la position paradoxale, dehors-dedans, de l’exilé pour qui les clivages et les conflits ne sont plus objectifs mais intériorisés»iv. Cette position «dedans-dehors» de l’exilé détermine un goût de la transgression depuis la marge, et autorise toutes les sorties, tant au sens de saillies qu’au sens d’échappées. L’épisode Libérett’ en est la parfaite illustration. Durant l’été 1979, Libération invite Copi à intervenir dans ses colonnes; c’est ainsi que naît Libérett’, personnage de transexuel doté d’une forte poitrine et d’un phallus particulièrement exubérant, qui commente l’actualité dans ses marges. Certains de ces dessins font scandale comme celui de la libération d’Ahmed Ben Bella (grande figure politique de la reconstruction politique de l’Algérie après l’indépendance); selon la légende de Copi, Ahmed Ben Bella«bande toujours», ce que Libérett’ vérifie en goûtant à son organe défraichi:«Ça sent le moisi!», dit-elle. L’élan transgressif de Copi se joue à tous les niveaux de la création, et par conséquent dans son rapport à la langue française: multipliant les sorties hors des règles de la correction grammaticale, Copi multiplie aussi les sorties hors du monolinguisme, l’une comme l’autre constituant des formes de transgression linguistique. Les incorrections syntaxiques ou orthographiques sont légions dans les textes publiés: on relève, par exemple, dans Eva Peron des fautes de syntaxe («tu veux m’hériter») des hispanismes ou encore l’emploi d’expressions idiomatiques déformées («Tu t’en fous comme d’une cerise»)v. Les fautes ne sont pas corrigées par l’éditeur à la demande expresse de Copi. Le plurilinguisme d’écriture, en revanche, est plus ponctuel, dans les brouillons comme dans les textes publiés. De manière générale, on constate peu d’écarts entre le premier jet et la version publiée, y compris sur cet aspect.


Si le mélange des langues reste discret, à l’exception de quelques pages isolées, dans Le Bal des folles notamment, le plurilinguisme de Copi s’exprime de façon plus systématique dans une réflexivité qui prend principalement deux formes: la surconscience linguistique et la conscience métalinguistique. La surconscience linguistique se définit comme le sentiment d’insécurité que ressent locuteur non natif et qui le rend plus sensible à la problématique identitaire des langues. Dans de nombreux entretiens, Copi insiste sur un sentiment de manque face au français, qui se traduit, dans l’exemple suivant, par l’emploi de la négation, et l’impossibilité de se reconnaître dans l’adjectif «français»: «Je ne suis pas un romancier à la façon française ou toute autre. Je ne suis pas non plus un écrivain d’Apostrophes et, si j’ai participé à cette émission une fois, c’est parce que je suis latino-américain»vi. Certes le sentiment de manque résulte pour partie de l’absence de reconnaissance: de fait, lorsqu’il est invité sur le plateau d’Apostrophes le 7 septembre 1979, dans le cadre de l’émission consacrée aux Amériques, «Amériques, Amériques», il ne l’est pas en tant qu’écrivain de langue française mais en tant qu’Argentin, convié à débattre avec d’autres auteurs sud-américains, non francophones d’écriture, comme Carlos Fuentes. Mais Copi retourne cette absence de reconnaissance, et le sentiment d’illégitimité qui en résulte, en principe d’écriture: ne pas savoir, ou choisir la posture de ne pas savoir, c’est pouvoir écrire sur ce non savoir. C’est pourquoi ses textes sont traversés par une conscience métalinguistique aiguë: prononciation, orthographe, recherche du mot juste, ces embûches pour le locuteur et écrivain étranger sont autant d’aventures, matière d’écriture.


Cette conscience métalinguistique devient donc un moteur de créativité. D’une part, en effet, le rapport d’étrangeté à la langue éloigne du sens et du message pour rapprocher de l’écorce sensible des mots. Les brouillons de Copi témoignent d’expérimentations formelles sur les sons ou les syllabes, parfois entre les langues. Ainsi dans un brouillon de La Sombra de Wenceslao, Copi écrit, dans la marge d’un texte, et sans lien direct avec celui-ci cette liste de «pourquoi/ pour quoi » en italien et en espagnol, comme pour explorer la palette de sons et de possibles renfermés dans ce mot:

Perché

Pourquoi

Perché

Por/qué

Porquevii


D’autre part, cette manière de faire jouer la langue et les langues atteint les textes de la tradition littéraire notamment française, mais plus généralement internationale. Copi érige même cette imitation en principe de création: «Quand on est très loin, on imite, on prend les influences sans problèmes», explique Copi dans un entretien avec Michelle Cressole, publié en postface du Frigo, «Le Théatre exaltant». La multiplication allusive et contradictoire des sources dans ce même entretien de Anouilh à Wilde ou Tchékhov, montre que l’essentiel n’est pas tant dans la recherche de ressemblance que dans la pulsion transgressive qui permet d’expérimenter une vie, une voix autres. Mais la pulsion parodique de Copi, sa pulsion de copiste que le surnom inscrit dans le nom, se révèle aussi manière de dégonfler le sérieux. Ainsi, les parodies des Bonnes de Genet dans Le Frigo ou des Chemins de la liberté de Sartreviii témoignent d’une prise de distance à l’égard des registres sérieux du lyrisme ou de la philosophie existentialiste. La création de Copi prend ainsi les couleurs de ses lectures successives tout en éclairant celles-ci de son humeur et de son humour. A défaut d’être pris au sérieux comme auteur francophone, reste la possibilité de faire un pied de nez à une langue et une tradition convoquées pour être mieux retournées.


Le plurilinguisme littéraire de Copi ramène donc à la racine de la création pour l’Argentin: une pulsion vers l’ailleurs, et vers l’autre, une exploration des possibles identitaires, qui s’échangent et se succèdent sans fin. Le français de Copi est donc lui-même pluriel, habité qu’il est non seulement par un pluriel de normes, faisant exploser l’unicité du code, mais aussi par un pluriel de voix, de genres, de styles. Copi raconte que lorsque son père a rejoint la France, au fond de la cale d’un bateau de contrebandiers, il changeait de passeport «selon le personnage qu’il voulait se composer devant les douaniers»ix. Le lecteur ne peut que lire cette œuvre comme la réimagination de ce voyage en fond de cale, où l’auteur dissimulé derrière les masques de ses passeports multiples ne cesse de muter dans sa langue et dans son être.


iRené de Ceccatty, Mes Argentins de Paris, Paris, Séguier, 2014, 335).

iiRobert Jouanny, Singularités francophones ou Choisir d’écrire en français, Paris, PUF, 2000.

iiiLe fond Copi disponible à l’IMEC est décrit avec précision sur le site de cette bibliothèque: https://portail-collections.imec-archives.com/ark:/29414/a011456854698Xn28OB (page consultée le 21 mai 2020).

ivIsabelle Barbéris, Les Mondes de Copi. Machines folles et chimères, Paris, Orizons, 2014, p.25-26.

vCopi, Eva Peron, Paris, Bourgois, 1969, p.34 et p.10.

viCopi, La Quinzaine littéraire, 16 janvier 1988.

viiCopi, mss «La Sombra de Wenceslao/ L’ombre de Wenceslao», fond Copi/ IMEC, boîte COP 1.2.

viiiVoir Anne-Laure Rigeade, «Le français travesti de Copi», in Anokhina, Olga ; Ausoni, Alain (dir.),Vivre entre les langues, écrire en français.., Paris, Editions des archives contemporaines, Coll. «Multilinguisme, traduction, création», 2019, pp. 65-79 - https://archivescontemporaines.com/books/9782813003249

ixJorge Damonte, Copi, Paris, Christian Bourgois, 1990, p.85.